Cinéma

Joker : folie pour tous – sur Folie à deux de Todd Phillips

Philosophe

Pourquoi diable la comédie musicale Folie à deux a-t-elle déçu après le succès phénoménal de Joker ? Une piste : le premier volet perçu comme un « film social » réaliste cachait une réflexion sur l’image et ses pouvoirs. En brisant cette illusion réaliste, le film déçoit les attentes spectaculaires du public, le confrontant sans ménagement au miroir de l’écran. Réussite logique et artistique plutôt qu’échec commercial ?

Pourquoi diable Joker : Folie à deux (2024) de Todd Phillips est-il un tel échec commercial comparé au succès massif de Joker (2019) ?

Selon une première hypothèse facile, on peut tout simplement répondre : parce que le second volet de ce diptyque est raté, scénaristiquement vide, sans inspiration, ennuyeux. Mais je voudrais émettre une seconde hypothèse : le succès du premier volet a reposé sur une erreur d’interprétation largement partagée par le public et par la critique ; le second volet, dans une cohérence rigoureuse avec l’idée latente de son prédécesseur, vient confirmer cette erreur. L’échec commercial serait ainsi la contrepartie d’une réussite logique et artistique.

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On avait aimé Joker sans bien le comprendre[1]. Pire, l’appréciation avait même reposé sur un contresens : on avait été pris au jeu de ce que le film dénonçait. On avait en effet cru y voir un « film social » réaliste, le récit d’un basculement criminel. Comment le précaire Arthur Fleck est-il devenu le Joker ? Le film semblait épouser la pente fatale qui, de traumas familiaux en humiliations, conduit nécessairement un dominé à retourner la violence qu’il subit contre les dominants arrogants, – traders, politiciens, personnalités publiques, – au lieu de se suicider.

La ville fictive de Gotham semblait être l’archétype de toutes les villes modernes, froides et anonymes, indifférentes à leurs exclus qui y errent comme des rats invisibles. On avait ainsi cru que le film dénonçait frontalement l’hypocrisie d’une société qui produit elle-même les délinquants et meurtriers qu’elle stigmatise.

Mais ce réalisme apparent était un leurre. Il cachait autre chose : une réflexion sur l’image, sur ses pouvoirs et ses pièges. Dans le film de 2019, le Joker n’était pas seulement la conversion d’un déclassé en leader insurrectionnel, il était avant tout un produit iconographique des médias. Ce dont Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) était en manque, ce n’était pas seulement de santé mentale, de richesse o


[1] Voir Frédéric Bisson, Logique du Joker, Paris, éditions MF, 2023.

[2] Alan Moore a initié cette approche nouvelle du personnage, génésique et empathique, dans The Killing Joke (1988), dont s’inspirait directement Tim Burton dans son premier Batman et dont, à sa manière renouvelée, s’est inspiré à son tour Phillips. L’engouement pour le Joker de 2019 s’explique d’abord par un renversement de perspective. De X-Men à Avengers, les films contemporains de superhéros reposent sur une vision morale manichéenne, l’opposition presque étanche entre héros et vilains. Au contraire, Joker déstabilise cette vision morale. Le vilain officiel échappe tout à coup à cette étiquette, en suscitant notre empathie. Et réciproquement, le père du héros, Thomas Wayne, déchoit de son rang de bienfaiteur public et de philanthrope, pour apparaître au contraire comme un suppôt de la violence sociale et de la domination la plus décomplexée. Ce renversement de perspective invite d’une part à une compréhension morale complexe, qui ne se satisfait pas du manichéisme infantilisant. D’autre part, il correspond à l’air du temps. L’époque est à la revanche des parias et aux antihéros.

Frédéric Bisson

Philosophe

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Cinéma Culture

Notes

[1] Voir Frédéric Bisson, Logique du Joker, Paris, éditions MF, 2023.

[2] Alan Moore a initié cette approche nouvelle du personnage, génésique et empathique, dans The Killing Joke (1988), dont s’inspirait directement Tim Burton dans son premier Batman et dont, à sa manière renouvelée, s’est inspiré à son tour Phillips. L’engouement pour le Joker de 2019 s’explique d’abord par un renversement de perspective. De X-Men à Avengers, les films contemporains de superhéros reposent sur une vision morale manichéenne, l’opposition presque étanche entre héros et vilains. Au contraire, Joker déstabilise cette vision morale. Le vilain officiel échappe tout à coup à cette étiquette, en suscitant notre empathie. Et réciproquement, le père du héros, Thomas Wayne, déchoit de son rang de bienfaiteur public et de philanthrope, pour apparaître au contraire comme un suppôt de la violence sociale et de la domination la plus décomplexée. Ce renversement de perspective invite d’une part à une compréhension morale complexe, qui ne se satisfait pas du manichéisme infantilisant. D’autre part, il correspond à l’air du temps. L’époque est à la revanche des parias et aux antihéros.