Des cathédrales – sur Night Palace de Mount Eerie
Night Palace est un retour au « Mont Eerie » : son titre, le nombre de morceaux, la distorsion puissante qui ouvre la chanson inaugurale et éponyme, tout cela semble appartenir à l’œuvre, si je puis dire, « habituelle » de Phil Elverum. Le musicien, qui a d’abord œuvré sous le pseudonyme de The Microphones puis de Mount Eerie, constituait jusqu’en 2017 une œuvre faite de collages musicaux lo-fi réunissant chansons folk, expériences bruitistes et enregistrements de nature ; cette année-là cependant, tout change.
Sa compagne, l’autrice, dessinatrice et musicienne Geneviève Castrée, accouche d’une fille ; quelques mois plus tard, elle meurt d’un cancer. Les albums suivants de Mount Eerie feront le récit de ce deuil et de cette paternité vécue solitairement, la production complexe laissant place à des chansons dénudées, construites tout au plus sur quelques accords de guitare ou de piano, quelques discrètes percussions.
Les paroles, également, n’auront plus la valeur poétique un peu vague et abstraite qu’elles avaient par le passé : exit les descriptions envolées de plages et de forêts, les introspections brumeuses de sentiments emmêlés, place à une certaine objectivité descriptive, plate, littérale. Rien n’en témoigne mieux que la phrase inaugurale de A Crow Looked at Me, qui sera répétée tout au long de l’album : « Death is real » (« La mort est réelle »).
Un retour, on pourrait presque dire une reconquête – une reconquête du monde, mais surtout de soi-même. Elverum a toujours eu l’habitude de l’auto-citation et de l’auto-reprise. « Mount Eerie » est à la fois le nom d’un album de The Microphones, son premier grand projet musical, et celui par lequel il signe ses albums depuis 2005 ; son album culte de 2001, The Glow Pt. 2, porte dès son titre l’idée d’un projet qui s’étend entre les œuvres ; et Elverum s’est parfois amusé à reprendre ses propres motifs musicaux (une phrase, un arpège), les tirant de ses albums précédents pour les « coller » au milieu d’une chanson nouvelle.
Cette dimension autocitationnelle était cependant parvenue à son paroxysme en 2020, avec l’album Microphones in 2020 ; Elverum y reprenait le nom de ce vieux projet dans une seule piste de 44 minutes, construite sur quelques accords de guitare très simple qui progressaient vers une composition plus complexe harmoniquement ; les paroles de l’album, quant à elles, étaient plus autobiographiques que jamais, puisqu’Elverum y racontait la quasi-intégralité de sa vie jusqu’à l’enregistrement même de l’album – il y racontait même, « en musique », le processus de composition de ses chansons passées, dans un exercice d’auto-reprise devenant parfois vertigineux. Microphones in 2020 fermait une porte sur la musique, la poésie et la nature ; dans Night Palace, la reconquête est achevée, l’auto-citation peut reprendre, mais depuis un autre point de départ.
S’il fallait reconquérir ce qui auparavant allait de soi, c’est probablement que la vérité qui l’a heurté en 2017 lui a interdit de refaire la même musique. Difficile de reprendre l’introspection poétique, les descriptions lyriques, quand il est déjà difficile de sortir les poubelles ; il a fallu réapprendre, d’abord et justement, à sortir les poubelles, comme il le racontait dans A Crow Looked at Me (« When I take out the garbage at night… »). Ou plutôt il a fallu décrire comment l’un mène à l’autre, comment c’était, désormais, en sortant les poubelles qu’il pouvait capter la nature, dans toute son étendue autant que dans le détail (« …I’m not with you, then, exactly, I’m with the universe »).
C’est le mythe propre de la connaissance, qu’elle empêche le retour en arrière : « Le Paradis est verrouillé, et le Chérubin derrière nous ; il nous faut faire le tour du monde et voir si, peut-être, il n’y a pas quelque part derrière une autre ouverture », écrit Kleist à ce sujet. Et la fragilité de la vie, la menace obscure de la mort, ça ne peut pas s’expliquer, ça ne peut que se vivre frontalement, et une fois connu on ne peut pas le dé-connaître, le dé-savoir, on ne peut faire marche arrière qu’en la traversant dans toute sa cruauté muette.
Les vingt-six chansons de Night Palace sont comme les vingt-six pièces d’un palais, des rêves, des explorations, des délires nocturnes, variés et complémentaires
« Faire le tour du monde », c’est-à-dire arriver au même endroit mais alors tout a changé. Les premiers mots de Night Palace, s’ils reviennent aux descriptions de nature qui émaillaient l’écriture d’Elverum, étonnent d’abord par leur simplicité : « I saw lighting last night, but heard nothing » (« J’ai vu des éclairs la nuit dernière, mais rien entendu »). Mais surtout Elverum fait de cette chanson une simple « pièce » d’un palais nocturne que l’album agrandit morceau après morceau.
Il retourne ainsi la perspective qu’on lui connaît : son geste n’est plus de sortir dans le dehors sauvage et d’en rapporter des bribes et des bruits en se réfugiant rapidement dans le studio pour enregistrer les idées que la nature lui a fourni ; ce n’est plus non plus, comme dans les albums de deuil, de tout rapporter à l’espace intérieur et intime (il était allé jusqu’à enregistrer les albums dans la chambre de Castrée, sur les lieux mêmes où elle était morte).
Comme Elverum l’explique bien dans les documents qui entourent l’album (comme toujours accompagné d’un très beau travail iconographique, d’un livret explicatif très précis, etc.), le sujet de Night Palace est la sortie de la maison, le retour au voyage, à la randonnée, à la nature mais tout cela raconté depuis un lieu plus intérieur ; il ne documente plus ce qu’il voit mais, disons, ce que ce voir veut dire. Dans « I Spoke With a Fish », Elverum résume magnifiquement ce travail de cristallisation : « Recorded music is a statue of a waterfall » (« La musique enregistrée est une statue d’une chute d’eau »).
Il n’a plus l’ambition de la rapporter comme des carnets de notes, mais plutôt de la réécrire ; à la fin du morceau inaugural, il expose laconiquement, comme une confession, « So what if no one ever finds this notebook » (« Et alors si personne ne trouve jamais ce carnet » ; dans le livret de l’album, la phrase est écrite en lettres minuscules, et entre parenthèses – Phil Elverum fait toujours grand usage des parenthèses). La première partie de son œuvre était un regard puissant, violent, naïf sur cette nature qui lui échappait et dont il cherchait à rendre compte brutalement, par des traits volontiers sombres et violents ; désormais tous les signes ne sont pas bons à prendre, et les mauvais augures font seulement partie du quotidien (« So what? I saw another raven / I actually see them all the time »).
Lui qui aime tant la peinture (un morceau de son album Now Only est intitulé « Two Paintings by Nikolai Astrup », « Deux tableaux de Nikolaï Astrup ») ne serait plus, comme on aime le dire des impressionnistes, sorti de chez lui pour transcrire directement la nature vers la toile ; il prend tout au plus quelques croquis, des notes ou des brefs enregistrements audios sur son téléphone, mais les rapporte dans le foyer où il les reconstruira intégralement. Il raconte, dans le livret, lors d’un voyage à pied, avoir « vu » le « Palais Nocturne » éponyme, au crépuscule, en haut d’une montagne ; mais c’est quelques mois plus tard qu’il composera le morceau, dans un moment d’improvisation contrôlée, à travers des microphones hyper-saturés (« afin que même l’air dans la pièce rugisse et craque », écrit-il ; « so even the air in the room roared and crackled »).
Le livret de l’album documente très précisément le processus créatif de l’artiste, la plupart des morceaux étant doublement datés, puisqu’on peut généralement lire la date de « l’idée » et celle de l’enregistrement – parfois assez proches, mais d’autres fois espacées de plusieurs mois. Il ne faut, certes, pas prendre les commentaires d’Elverum comme des explications objectives concernant une œuvre que, en tant qu’auteur, il dominerait suprêmement, mais ses « explications » sont bien souvent des prolongements de ses paroles, des suites, des restes poétiques que l’on peut analyser au même titre – ces notes complètement l’album magnifiquement.
Elles ne sauraient le résumer cependant : la richesse de la musique de Mount Eerie fut toujours dans un certain rapport au collage musical, à la manière d’utiliser le microphone comme un instrument de musique ; retenir les leçons des musiques bruitistes et électro-acoustiques tout en les utilisant comme le fond d’une œuvre d’auteur-compositeur, voire de poète, marqué par le nature writing américain.
Il s’agit toujours, au fond, de créer un espace musical qui mimerait une certaine profondeur du monde, d’utiliser les distorsions des guitares et la férocité des percussions rock pour nourrir un imaginaire qui ferait ressortir les puissances cachées d’une nature qui ne se laisse saisir ni par l’enregistreur, ni par l’écriture poétique. C’est, disons-le, à cela qu’Elverum revient tout de même – une musique rock complexe et abrasive, qu’il lie désormais, cependant, à la poésie plus triviale des derniers albums (sans hésiter à aller jusqu’à une certaine autodérision, en appelant un morceau « Empty Paper Towel Roll », « Rouleau de papier toilette vide »). On redécouvre, aussi, sa voix, qui se fait parfois étonnamment grave (sur « Wind & Fog Pt. 2 » par exemple), qui tend vers un ton déclaratif et même théâtral dans d’autres morceaux (il affirme, dans le livret, s’être inspiré du haibun japonais, forme qui mélange prose et versification).
Phil Elverum lui-même affirme que les vingt-six chansons de Night Palace sont comme les vingt-six pièces d’un palais, des rêves, des explorations, des délires nocturnes, variés et complémentaires (Elverum y multiplie les surprises et les sorties de pistes : vocoder, samples de films, enregistrements magnétiques abimés par le temps, synthétiseurs kitschs…). La variété des morceaux est aussi une variété dans l’achèvement, dans la précision ; certaines chansons semblent être le résultat de compositions brèves et presque spontanées, d’autres le résultat de longues constructions harmoniques ; on visite une maison dont certaines pièces sont en travaux, la peinture encore humide, alors que d’autres sont déjà meublées, habitées, meublées (et peut-être déjà un peu patinées par le temps – certains enregistrements sont datés de 2020).
Il faut aussi rappeler que Phil Elverum est devenu père : la nuit, il y a un enfant à coucher, et il est plus difficile de partir dans le grand Nord pour aller y faire l’expérience du monde sauvage (dont Elverum n’a jamais caché qu’il était aussi un fantasme), en tournée à travers le monde, ou, tout simplement, de développer les instrumentations proches du black metal ou de la musique noise qu’il travailla par le passé. D’où la nécessité de ce palais, vu dans le ciel mais retrouvé dans le foyer ; on se plait à imaginer le musicien, la nuit, comme un inventeur, jouer joyeusement (l’album est plein de légèreté, d’humour) de la guitare électrique qu’il écoute avec un casque branché à l’amplificateur, esquissant des « idées pré-humaines » (du nom d’un de ses anciens albums, généralement peu appréciés des fans, principalement composé sur ordinateur) numériques qu’il intensifiera dans son studio, afin de ne pas réveiller sa fille.
C’est donc un palais, on pourrait dire un recueil d’essais ou de nouvelles, on pourrait aussi dire un terrain de jeu où Elverum peut aller d’une idée à l’autre, replongeant dans toutes les directions empruntées par ses albums des vingt dernières années avec d’autant plus de liberté qu’il a déjà réalisé une grande synthèse rétrospective avec Microphones in 2020. Tous les albums de Mount Eerie sont d’une remarquable unité formelle, et celui-ci ne fait pas exception, mais son unité est ailleurs.
Ce n’est plus le ressassement d’une thématique ou d’une ambiance vague des premiers albums, ni l’obsession sépulcrale des derniers, où il s’agissait à la fois de conjurer le deuil et de célébrer la vie de la défunte. Night Palace, sans être un récit, a une construction très linéaire : il s’agit de raconter, dans sa progression lente, un nouveau rapport au monde – une vitalité nouvelle, riche, très auto-interrogatrice, une étonnante quête de clarté. Plus surprenant, venant d’Elverum : ce nouveau rapport au monde s’est aussi enrichi de politique.
Night Palace est le monde vu à travers ces nouveaux yeux – ceux d’un sujet qui a traversé le deuil et la parentalité, d’un américain qui a vécu sous un régime qu’il qualifiait lui-même, en 2017, de fasciste.
L’expression « Mount Eerie » est un jeu de mot , formé à partir du nom d’une montagne, le mont « Erie », situé sur la côte ouest de l’état de Washington, et du mot « eerie », si difficilement traduisible, qui décrit une frange particulière du « bizarre » ou de « l’étrange ». Un essai de Mark Fisher, The Weird and the Eerie, traduit en avril par les éditions Sans Soleil sous le titre « Par-delà étrange et familier », porte ce mot dans son titre. Le traducteur français, Julien Guazzini, consacre une note inaugurale à la traduction de ces deux termes : il explique avoir traduit, d’une manière assez courante, le premier par « bizarre », mais cherché à rendre la spécificité du second par « omineux » (choix plutôt ingénieux, même si « omineux » a, malheureusement, un quasi-équivalent en anglais, ominous, plus courant que eerie).
J’ai été surpris de découvrir que personne ne semble avoir interrogé Phil Elverum sur Mark Fisher ; peut-être est-ce lié à l’apparent fossé théorique et esthétique entre l’Angleterre urbaine et l’Amérique du Nord rurale. Ils partagent d’ailleurs un intérêt commun pour l’œuvre de David Lynch, bien que, sans surprise, Fisher s’intéresse plus volontiers aux derniers films du cinéaste (qu’il place, certes, du côté du bizarre, mais comme un pont vers l’omineux), et Elverum aux forêts et aux mystères de Twin Peaks. Ils ont également un rapport similaire à une certaine angoisse métaphysique : du côté de Fisher, c’est la description du sujet dépressif, et de l’autre, c’est une impression de petitesse infinie (les premières chansons de The Microphones), un deuil indépassable (les derniers albums de Mount Eerie).
J’ai cependant été ravi de découvrir que cet album se dirigeait vers le sens que l’essayiste anglais donnait à l’omineux : il s’agirait d’un sentiment esthétique que Fisher décrit comme un « manque d’absence » ou un « échec de présence ». Voilà qui décrit fort bien les descriptions champêtres d’Elverum, où se mêlent présences fantomatiques ancestrales et permanence du paysage, dualité qui se recoupe bien dans les cris d’oiseaux, que Fisher décrit comme l’illustration parfaite de l’impression omineuse (en anglais, on emploie souvent le mot eerie cry pour décrire un cri d’oiseau), qui ont toujours fasciné Elverum (comme toutes les voix que la forêt semble contenir – celles du vent, des branches qui craquent).
Dans la deuxième moitié de l’album et particulièrement dans Demolition, morceau de bravoure introspective d’une durée de douze minutes, Elverum se décrit lui-même comme perdu lors d’une retraite méditative, alourdi par le deuil, l’inquiétude de la création, l’impasse métaphysique (« Why to make a song ? How to open the underworld ? Who is thinking this even? ») ; ces angoisses métaphysiques sont comme le revers, le retour sous un autre visage des angoisses métaphysiques des morceaux cultes de The Microphones, où par un ressassement poétique, le sujet-Elverum se cherchait une place, une existence, une réalité (« I felt my size », « J’ai ressenti ma taille », chantait-il à l’époque).
L’omineux cependant n’est pas vraiment une angoisse, mais plutôt une inquiétude, une inquiétude qui peut être vivifiante ; s’il est lié à une certaine idée de la dépression et de la dépersonnalisation (sujet fisherien et sujet de nombre de chansons de Mount Eerie), c’est une dépersonnalisation où subsiste, dans toute sa puissance, une forme active. Dans sa préface à Par-delà étrange et familier, Ray Brassier suggère que l’originalité de Fisher est d’avoir compris que dans la critique de la métaphysique, il pouvait subsister une recherche de celle-ci, en prenant la métaphysique comme « recherche à tâtons de la transcendance » ; on pourrait décrire avec les mêmes mots l’opération de recherche pseudo-spirituelle à l’œuvre dans Night Palace, où une subjectivité renouvelée, sortie de la dépression paralysante, peut chercher la transcendance, mais par son autre face – notamment, c’est la grande surprise de l’album, en décolonisant son propre regard.
Ces affects (à ce stade, peut-on parler de réflexions ?) plus politiques, Elverum les place fermement sous la bannière de l’omineux : « the weird, alienating, looming, eerie blindspot of colonization ». Il ajoute, dans une note de bas de page du livret, « This is exactly the “eerie” that my band name intends. » Il est intéressant qu’Elverum utilise le terme de « blindspot », le « point aveugle », car il évoque le célèbre Unheimlich freudien, sur lequel, justement, se base Mark Fisher (c’est aussi ce concept qui donne son titre à la traduction française). Car l’Unheimlich, pour Freud, est lié à la crainte de la perte des yeux (« Ce bref résumé ne laissera sans doute pas de doutes sur le point de savoir que le sentiment d’inquiétant est directement lié à la figure du marchand de sable, c’est-à-dire à l’idée de se faire voler ses yeux ») – le dernier morceau de l’album s’intitule d’ailleurs « I Need New Eyes » (« J’ai besoin de nouveaux yeux »).
Il y a une inquiétude, une inquiétude omineuse, dans ce qui est manifestement sous nos yeux mais auquel nous sommes aveugles, dans quelque chose que nous ne reconnaissons pas alors que sa forme est claire. La colonisation elle-même provoque l’omineux, à la fois par son processus d’enfouissement, mais aussi, et plus justement, par ce que ce processus échoue à enfermer (ces « restes » ou ces « subsistances » contradictoires au cœur du capitalisme sont précisément les objets de choix de Fisher) : « The place I live has a name / But there’s another one, older ». Freud écrit encore : « Est inquiétant tout ce qui devait rester un secret, tout ce qui devait continuer à être dissimulé et qui est sorti au grand jour. »
Pour Mark Fisher, le bizarre et l’omineux sont des puissances produites et même nourries par le capitalisme et qui, pourtant, sont telles qu’elles lui échappent, lui résistent, et ont même la capacité de l’empoisonner de l’intérieur. L’opération de dévoilement de ces secrets est une opération de désaliénation. Et si Night Palace est le premier album de Mount Eerie à aborder frontalement l’histoire coloniale américaine, on peut dire que Phil Elverum n’a jamais parlé d’autre chose, en décrivant les outre-mondes cachés dans les forêts, les lacs et les montagnes de l’Amérique du Nord.
Il l’a toujours décrit par ce mot qu’il dit maintenant être « exactement » le bon, « eerie » – la colonisation aura été le point aveugle de son œuvre, mais un point aveugle, justement, est un point déjà dans la vision, déjà-là dans sa netteté et pourtant non-perçu. Le plus fameux exemple d’Unheimlich freudien est à cet égard exemplaire : c’est son propre reflet qui se présente en face de lui, mais qu’il ne reconnaît pas. Elverum clôt l’album en parlant symboliquement de « nouveaux yeux », mais son regard a, en fait, déjà changé (le livret rend précisément compte des dates de composition et d’enregistrement des morceaux, et celui-ci est loin d’être le dernier !). Night Palace est, justement, le monde vu à travers ces nouveaux yeux – ceux d’un sujet qui a traversé le deuil et la parentalité, ceux d’un américain qui a vécu sous un régime qu’il qualifiait lui-même, en 2017, de fasciste.
Le rapport qu’entretient Elverum à la mythologie américaine est paradoxal : ces forêts vierges, ces voix venues du fond des âges, cette Terre mythifiée, tout cela peut évoquer un imaginaire américain très conservateur, disons d’un certain anarcho-primitivisme. Un compte X comptant plus de 70 000 abonnés, intitulé « MythoAmerica », résume bien cet esprit : non sans une pointe occasionnelle d’humour, il célèbre la grandeur de l’Amérique rurale, triste, banale, à la fois celle des maisons préfabriquées et de la culture country, celle des grands espaces, des forêts, mais aussi des McDonalds et des centres commerciaux vintage, replaçant la totalité de l’imaginaire vernaculaire américain sous une appellation générique, « l’American Mythos ».
Le terme de « Mythos », nous semble particulièrement approprié à cet esprit fétichiste et anachronique : il est une sorte de sur-mythologie ou de pseudo-mythologie, qui tente de regrouper dans la même ligne directrice des éléments incompatibles et qui n’ont en commun qu’une certaine grandeur passée – souvent capitaliste, prédatrice, possédante. Ce sont seulement des slogans trumpistes appliqués à une certaine histoire culturelle, conservatrice voire réactionnaire.
L’omineux fisherien, quant à lui, ne peut avoir affaire avec ce Mythos américain, car il décrit des objets qui, précisément, n’ont pas disparus, et ne peuvent pas disparaître (c’est cet « manque d’absence », cet « échec de présence »). Phil Elverum, dans le morceau bien nommé « Non-Metaphorical Decolonization » (« Décolonisation Non-Métaphorique »), est très clair : « This “America”, the old idea, I want it to die » (« Cette “Amérique”, la vieille idée, je veux qu’elle meure »).
L’écriture d’Elverum est, par ailleurs, véritablement étrangère à l’idée nationale. Celle-ci apparaît toujours comme un repoussoir, une extériorité – il y préfère volontiers l’idée d’une communauté plus réduite, ou bien de l’univers, de l’infini (reliant souvent l’un à l’autre, trouvant l’autre dans l’un, esquivant ainsi le risque d’une naïve universalité citoyenne qui ne regrouperait des individus sous la bannière de « l’Amérique » qu’en en excluant d’autres).
Dans Night Palace, Elverum décrit certes une fois de plus les voix de la nature, mais ajoute, comme apaisé, que leur profondeur métaphysique ne doit pas nous ébranler. Il ne s’étonne plus d’être observé par les corbeaux, il parle aux poissons comme à ses voisins (« I spoke with a fish »), et si les mythes se révèlent être vrais (« Myths Come True »), c’est dans la banalité de la vie quotidienne. Ce qu’il nomme sa « mythologie lumineuse » (« a glow mythology ») n’est plus une totalité dont il faudrait faire l’exégèse, mais plutôt un « symbole insistant et brutal » (« insistent blunt symbols » ; à moins qu’il ne faille plutôt entendre « blunt » au sens d’émoussé, d’abimé ? Les deux, peut-être ?) qui se suffit à lui-même.
Ulysse rentrant chez lui a autant de réalité qu’un camion FedEx rouillé ; la communication avec un Dieu-poisson (ou bien un poisson comme les autres ? Toujours est-il qu’il parle) peut être racontée avec un vocoder. Elverum, dans le livret de l’album, va jusqu’à écrire : « The gods come and talk at me every day. It’s no big deal . » L’auteur se retient d’ailleurs de nommer une communauté à laquelle il appartiendrait, ou à laquelle il se référerait : cette Amérique ancienne n’est évidemment pas celle des colons, mais ce n’est pas non plus celle d’Indiens fantasmés, pas même celle des animaux sauvages (dont on a dit que leurs paroles ancestrales étaient faisaient au fond partie du décor).
Ce passé qui ne peut pas passer, qui ne peut pas ne pas avoir été là et qui, pour cette raison même, ne peut être circonscrit, historicisé, sinon comme un « avant » (inquiétant parce que potentiellement immense voire infini), est précisément ce qui permet, ce qui fait ressortir, brillant de sa lumière noire, le sentiment de l’omineux.
Deux albums de Mount Eerie ont beau être nommés « Lost Wisdom » (« Sagesse Perdue »), l’idée n’est pas qu’il faudrait, par une force excavatrice, ressortir quelque sagesse du fond de la terre, mais que la sagesse est déjà là, imperceptible, dans le brouillard qui, dit-on, sort de la Terre tous les matins – mais cette sagesse précisément n’est rien, elle est insignifiante, inexploitable. Elle trouve sa source dans une terre que nul ne possède car nul ne peut la posséder, malgré les apparences, les contrats et les clôtures en aluminium – plusieurs paroles relèvent, comme une sorte d’évidence triste et poétique, l’absurdité des concepts de propriétés capitaliste (« Dreaming of co-ownership of everything / beneath the trees that I share with the infinite »).
Cette prise de conscience doit plutôt être comprise comme un Satori que comme un Eurêka ; c’est un bonheur radieux qui irradie par la lumière crue qu’il pose sur les possessions triviales. & Sun, le morceau le plus grandiloquent de l’album, s’ouvre sur un riff de guitare presque triomphal, et sur les mots « I see everything » (« Je vois tout ») ; il se clôt aussi sur les mots « the sun that shined on the ancients / is back up and binds me / for all time / to all of everything ».
Une fois de plus revient le paradoxe de la connaissance, mais par l’angle du bouddhisme zen, qu’Elverum cite régulièrement ; pour paraphraser une célèbre histoire zen, on pourrait dire que le Mont E(e)rie fut une montagne, puis il ne fut plus une montagne, et maintenant il est à nouveau une montagne. Il n’y a cependant nul appauvrissement ou concrétisation banale d’une poésie qui fut plus lyrique ; la force poétique de Phil Elverum, au contraire, s’est multipliée.
Sa musique est moins naïve, plus réflexive ; la complexité n’est plus dans une profondeur sonore et dans le mélange confus des strates analogiques ; elle est dans une certaine horizontalité rappelée par le regard traumatique porté vers la mort (« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », la chose est connue).
Dans « Demolition » toujours, Elverum cite un morceau de The Glow Pt. 2 (son premier grand album) en concédant sa propre naïveté : « I used to dream that my roots were strong and deep… ». Ce qu’il a découvert, cependant, est une profondeur plus grande, une nature plus implacable mais plus profonde, tout un nouveau monde à écrire, à chanter : « …then I dug down just barely and found cathedrals. » Des cathédrales ; des palais.
Mount Eerie, Night Palace, 1er novembre 2024.