Spectacle vivant

Transmettre quand la mémoire manque – sur « Memory of Mankind » de Lindeen et Ségol

Philosophe et écrivain

Deux ans après la Trilogie des identités, Marcus Lindeen présente au Théâtre de Gennevilliers, à l’invitation du Festival d’automne, Memory of Mankind. Construit autour de la figure de Martin Kunze, un archiviste autrichien qui entend préserver la mémoire de l’humanité de sa disparition programmée, le spectacle s’intéresse finalement moins à la mémoire qu’aux modes singuliers de sa transmission.

Il est des spectacles qui se poursuivent une fois la lumière revenue et les applaudissements épuisés, dans la rue qu’on longe pour rejoindre le métro, le soir juste avant de s’endormir, le matin suivant au hasard d’une conversation. Memory of Mankind est de ceux-là.

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Les histoires qu’il raconte et les questions qu’il soulève insistent, reviennent. Non seulement parce que les histoires sont passionnantes et les questions importantes, mais surtout parce qu’elles demeurent ouvertes, non tranchées, objets de récits inachevés et de discussions en cours, que l’on continue malgré nous à réfléchir et à débrouiller.

Quatre personnes sont assises aux bords d’une petite fosse. Chacune occupe un côté. Elles se racontent leurs histoires, posent des questions, réfléchissent à haute voix, se lèvent parfois quand une émotion les traverse. Les spectateurs sont tout autour sur des gradins de bois, témoins de cette conversation à quatre voix. Le principe est simple : chaque personne raconte un chapitre de son histoire puis on change de place et les histoires se poursuivent. Plus on entre dans l’intimité de chacune et plus les questions fusent. Le dispositif, en diluant l’opposition entre scène et salle – ce que Marcus Lindeen et Marianne Ségol appellent une « scénographie sans plateau » –, construit un espace partagé, où les spectateurs sont vis-à-vis de ceux qui racontent dans la même position que ceux qui les écoutent et les questionnent. Nous aussi nous avons des questions et des objections. Il arrive que nous les formulions avant qu’elles ne se posent. Il arrive même que personne ne les pose. Alors nous attendons la fin du spectacle pour les poser à l’acteur concerné qui répond comme il peut. Nous savons qu’il n’est pas le personnage. Mais nous savons aussi qu’il n’est pas un acteur professionnel, qu’il a été choisi pour sa proximité avec celui qu’il incarne et qu’il est donc plus susceptible de répondre à nos questions qu’un comédien qui se serait contenté d’apprendre son texte par cœur.

Trois hommes et une femme. Ils ne jouent pas ou pas vraiment. Ils répètent ce qu’ils entendent dans l’oreillette qu’ils portent tout au long du spectacle. Ils n’entendent pas les voix des personnes qui ont témoigné mais celles de comédiens professionnels à qui on a demandé de les incarner et dont les voix ont été montées et mixées de manière à obtenir un flux des paroles qui épouse le plus précisément possible leurs parcours de pensée, avec leurs fulgurances et leurs hésitations. En jouant cette « partition sonore », qui est une véritable reconstruction, ils ne jouent pas à être les personnes interrogées mais ils sont au plus proche du rythme vivant de leur parole. Ce qui confère à leur performance un étrange naturel. Ils ne cherchent pas à être quelqu’un d’autre, seulement à reproduire un flux intermittent comme un musicien pourrait le faire avec une partition écrite (qui est pour lui une autre sorte de flux). Ce qui explique aussi pourquoi nous n’avons aucun mal à les identifier à leur personnage.

Ce sont, et le protocole théâtral que Marcus Lindeen et Marianne Ségol ont mis en place, et le dispositif scénique que Mathieu Lorry-Dupuy a conçu à leur demande, qui produisent cet effet singulier qu’on pourrait dire d’inclusion du spectateur dans la conversation mise en scène, qui fait qu’elle se poursuit en nous une fois le spectacle terminé, s’insère subrepticement dans d’autres conversations portant sur d’autres sujets, mais surtout nous laisse avec des questions qu’il est difficile de ne pas continuer à se poser.

Au milieu de la fosse trônent six caisses en bois contenant des tablettes de céramique dont on découvrira quelques-unes au cours du spectacle. Elles ont été fabriquées par Martin Kunze, un archiviste et céramiste autrichien qui s’est donné pour mission d’archiver la mémoire de l’espèce humaine. Depuis un peu plus de dix ans, il imprime sur des supports capables de résister au passage du temps les documents et les témoignages qu’il reçoit ou sollicite, d’où qu’ils viennent et quel que soit leur contenu, personnel, artistique ou scientifique, avec pour seule contrainte le format des tablettes, un carré de vingt centimètres de côté. Il les dépose au fond d’une mine de sel creusée quelque part dans les montages autrichiennes où elles seront censément préservées des transformations et des catastrophes qui affecteront la planète au cours des millénaires à venir, créant ainsi une capsule temporelle destinée à celles et ceux qui, dans un futur plus ou moins lointain, seront capables de les déchiffrer et de connaître ainsi notre histoire (ou plutôt l’état de nos connaissances de nous-mêmes et de ce qui nous entoure au début du XXIe siècle). Par l’intermédiaire de Jean-Philippe Uzan, cosmologiste et acteur amateur, nous entendons le témoignage de Martin Kunze (à peu près) tel qu’il a été recueilli par Marcus Lindeen.

Les trois autres témoins sont Jeff Ingram, un homme atteint de fugue dissociative – une pathologie mentale dont le principal symptôme est d’effacer régulièrement (une fois par an en moyenne) l’intégralité de sa mémoire –, sa femme journaliste et un doctorant en archéologie fictif dont la parole tisse les témoignages de plusieurs archéologues. Ils sont interprétés par Driver, rappeur et animateur radio, Sofia Aouine, autrice et documentariste sonore et Axel Ravier, qui fait une thèse à la croisée des études de genre et de la sociologie urbaine. Le sujet fictif de la thèse du doctorant est l’archéologie queer et son objet, qui lui est réel, est une tombe de l’Égypte ancienne qui abrite les corps de deux hommes (Khnoumhotep et Niânkhkhnoum) dont tout laisse à penser qu’ils étaient amants, hypothèse qui fut longtemps récusée par les égyptologues pour des raisons qui en disent plus sur leurs préjugés de genre que sur les mœurs des Égyptiens anciens.

N’est-ce pas ce que raconte Memory of Mankind ? Non pas comment se souvenir de ce qui a été oublié, la mémoire est précisément ce qui manque, mais comment trouver le bon média pour transmettre ce dont on ne peut plus se souvenir.

Le titre du spectacle est Mémoire de l’humanité et c’est bien de cela dont il semble être question au premier abord, de la mémoire des temps anciens, de la mémoire individuelle, de la mémoire collective, des manières de la préserver, de la reconstituer et de lui rendre justice, mais, plus le spectacle avance, plus ces grandes questions deviennent abstraites et flottantes, détachées des histoires racontées et des problèmes rencontrés. Comment conserver la mémoire de l’humanité alors même qu’on est incapable de s’entendre sur ce qu’elle est, quand elle a commencé, ce qu’elle deviendra ? Que faire quand on ne se souvient de rien et qu’il faut, tous les ans, réapprendre qui on est et qui l’on aime ? À quel moment la question de l’homosexualité de deux Égyptiens anciens enterrés ensemble s’est-elle posée et surtout à qui ?

Martin Kunze finit par reconnaître qu’aucun critère durable n’est venu ne serait-ce que guider la sélection de ce qui figure sur ses tablettes. Il prend ce qu’on lui envoie – à l’exception, je cite, « de la pédopornographie et de la propagande nazie » –, corrige les fautes d’orthographe, coupe quand le texte est trop long et imprime. Ce qui l’intéresse est moins le contenu au fond arbitraire de sa bibliothèque néo-sumérienne que le média de sa transmission aux générations ou aux espèces futures. Il a été jusqu’à fabriquer des jetons en céramique qui permettront à des « civilisations avancées » de retrouver l’emplacement de la mine une fois qu’elle aura disparu dans la montagne.

Le plus frappant dans le témoignage de Jeff Ingram est qu’il ne semble jamais s’inquiéter de la préservation de son identité personnelle, dont on pourrait penser qu’elle est gravement mise en péril par les crises qu’il traverse. Qui suis-je si je ne suis plus capable de me relier à mes souvenirs ? Ce qui lui importe est de revenir chez lui et de conserver l’amour de celle qu’il oublie chaque fois à nouveau. Il décrit le plaisir qu’il y a à redécouvrir le goût des aliments et à réapprendre à faire l’amour. Une vie de premières fois. Mais le plus fascinant est d’écouter sa femme décrire comment elle a profité de cette situation pour orienter à chaque fois ce qu’il devient. En sélectionnant ce qu’elle dit et ce qu’elle cache, en accentuant un trait contre un autre, elle a appris à façonner son caractère, à l’approcher de son désir à elle. Ce qu’il sait et accepte.

On apprend que l’égyptologue qui, en 1983, formula l’hypothèse des deux amants égyptiens, était gay et que ses recherches étaient en partie motivées par la situation des minorités sexuelles aux États-Unis dans les années 1970 et 1980. Il vivait à San Francisco avec un peintre qui mourra du SIDA, comme beaucoup de ses amis. Montrer qu’une vie familiale dans l’Égypte ancienne était compatible avec des relations amoureuses entre personnes du même sexe (les deux hommes avaient par ailleurs épouses et enfants) permettait de relativiser les normes de genre qui prévalaient à l’époque (et qui prévalent encore aujourd’hui dans un grand nombre de pays). Greg Reeder, c’est son nom, a trouvé dans le passé quelque chose qui servait le présent mais ça ne rend pas ses recherches moins objectives[1]. Être conscient de ce qui nous intéresse dans un fait historique a tendance à renforcer sa factualité (qui ne saurait être complètement désintéressée).

Comment trouver le bon média pour transmettre ce dont on ne peut plus se souvenir.

La question que ce spectacle pose avec insistance n’est pas celle, bien trop générale, de la mémoire mais bien celle, beaucoup plus spécifique (et intéressante à mon avis), de la transmission : quel média pour conserver la mémoire de l’humanité (qui devra s’adapter au format d’un carreau de salle de bain) ? que transmettre à l’homme qu’on aime après qu’il nous a complètement oublié (mais qu’il est prêt à aimer pour la première fois) ? que retenir de l’Égypte ancienne sinon ce qui pourrait être utile à la vie présente (tout en faisant progresser les études égyptologiques) ?

Éric Méchoulan a publié l’an dernier un petit livre qui raconte l’histoire d’un récit hassidique, depuis sa première occurrence écrite, en 1906, dans un recueil de Reuben Zak publié à Varsovie jusqu’à un film de Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, sorti en 1993, en passant par Gershom Scholem, Martin Buber, Elie Wiesel et Chantal Akerman. D’une occurrence à l’autre, le récit change, des détails s’effacent, les noms encore présents chez Wiesel disparaissent dans le film d’Akerman, mais la structure demeure. Le récit court sur quatre générations. Il raconte l’effacement progressif d’une mémoire et la naissance possible d’une autre. Voici la version que Scholem rapporta en 1938 dans une conférence à New York[2] :

« Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand, une génération plus tard, le Maggid de Meseritz se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière » ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisa. Une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire » ; et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et que Rabbi Israël de Rishin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son fauteuil, et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous avons encore raconter l’histoire » ; et l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs. »

Le livre d’Éric Méchoulan s’intitule Mères de lecture en référence aux matres lectionis des grammairiens hébreux, ces consonnes qui avaient le pouvoir de fonctionner comme des voyelles et qui permirent de continuer à lire les textes sacrés bien avant l’invention des signes diacritiques. Pour Éric Méchoulan, les mères de lecture sont aussi les récits qu’on transmet et dont on se souvient. C’est ainsi qu’il lit celui que rapporta Gershom Scholem. Une mémoire s’efface, celle des gestes et des paroles rituels. Une autre nait, celle des récits. Mais il s’agit, encore une fois, moins de mémoire que de transmission et, plus précisément, du passage d’un média à un autre. L’oubli des prières et des rites serait une perte irrémédiable s’ils n’étaient pas remplacés par un autre mode de transmission, le récit, qui est moins un texte (ce n’est que la forme dominante qu’il a prise au XXe siècle) qu’une performance qu’il faut sans cesse réactiver. C’est le rôle que joue dans cette histoire Israël de Rishin, qui naquit en Ukraine à la fin du XVIIIe siècle et dont on dit qu’il fut illettré. Il est celui qui aurait opéré la « transmutation » des rituels que l’on accomplit en histoires que l’on raconte. Le récit est donc à la fois ce qui est transmis et le média qui permet de transmettre ce qui autrement serait perdu.

N’est-ce pas ce que, à sa manière, raconte Memory of Mankind ? Non pas comment se souvenir de ce qui a été oublié, la mémoire est précisément ce qui manque, mais comment trouver le bon média pour transmettre ce dont on ne peut plus se souvenir. Ce peuvent être des tablettes de céramique qui seront encore là quand l’espèce qui les a conçues sera éteinte. C’est la femme qui, parce qu’elle aime, rappelle à celui qui l’a effacée qui il était et lui réapprend à vivre. C’est le regard qu’un archéologue impliqué dans les luttes présentes porte sur une sépulture antique et le nouveau récit qu’il en tire. C’est enfin le spectacle lui-même comme média de ces récits entremêlés. Ce que Marcus Lindeen et Marianne Ségol travaillent avec leurs protocoles de jeu et leur dispositif scénique est le théâtre comme mode de transmission de ce qui serait intransmissible autrement. En l’occurrence, trois récits racontant trois expériences qui deviennent un peu les nôtres, et qu’on racontera à notre tour en y ajoutant un peu de nous.

Memory of Mankind, Théâtre de Gennevilliers, Festival d’automne, jusqu’au 25 novembre 2024.


[1] Vous pouvez lire de lui « Queer Egyptologies of Niânkhkhnoum and Khnoumhotep », un article paru dans Sex and Gender in Ancient Egypt, C. Graves-Brown (dir.), The Classical Press of Wales, 2008. Il y résume très clairement ses recherches sur la tombe des deux amants.

[2] Repris dans Les grands courants de la mystique juive (Payot, 1950), citée par Éric Méchoulan, Méres de lecture : histoire d’un récit hassidique, Nota Bene, 2023, p. 17.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] Vous pouvez lire de lui « Queer Egyptologies of Niânkhkhnoum and Khnoumhotep », un article paru dans Sex and Gender in Ancient Egypt, C. Graves-Brown (dir.), The Classical Press of Wales, 2008. Il y résume très clairement ses recherches sur la tombe des deux amants.

[2] Repris dans Les grands courants de la mystique juive (Payot, 1950), citée par Éric Méchoulan, Méres de lecture : histoire d’un récit hassidique, Nota Bene, 2023, p. 17.