Plan de bataille – sur Direct action de Ben Russell et Guillaume Cailleau
Faut-il percevoir Direct action, dernier opus de Ben Russell et Guillaume Cailleau, comme l’avatar d’un formalisme d’avant-garde qui dépolitise et aliène le sujet qu’il est censé représenter ? La forme contemplative du film correspond en effet à une conception très précise du cinéma documentaire : les deux cinéastes revendiquent une esthétique de la durée par le prisme de très longs plans séquence.
En s’immergeant dans la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame des Landes (44), Russell et Cailleau affirment pourtant une démarche qui reconfigure le rapport éthique et esthétique aux luttes politiques.
Au sein du cinéma mondial, Ben Russell et Guillaume Cailleau participeraient manifestement d’une certaine aristocratie. Par aristocratie, nous n’entendons aucunement ces quelques noms qui monopolisent sans partage les sélections officielles des festivals internationaux. Certes, Cailleau et Russell ont emporté, en 2024, le prix Encounters, celui d’une sélection subalterne du Festival de Berlin, mais leur cinéma se satisfait d’une marginalité, bien cultivée au fil du temps.
Si Cailleau et Russell se situent à part, c’est que leur conception du cinéma et leur méthode de travail ont quelque chose d’inactuel en ce qu’ils continuent de cultiver la durée et le support argentique. Aussi pourrait-on s’étonner de voir ces prétendus aristocrates consacrer leur dernier ouvrage à l’espace anarchiste de la ZAD de Notre-Dame des Landes (44) où leurs préceptes que l’on pourrait qualifier de posture formaliste, reposant sur des moyens techniques lourds (caméra 16mm posée sur pied), définissent en fait une démarche que Direct Action permet d’éclaircir.
Quand ils tournent ensemble, Cailleau et Russell prennent pour sujet des collectifs. Ils se sont rencontrés dans le quartier anarchiste d’Exarchia, à Athènes où ils réalisent ensemble le court-métrage Austerity Measures en 2012 portant sur la lutte des Grecs contre la politique de rigueur au moment de la crise de la dette publique. En 2022, c’est à la ZAD de Notre-Dame des Landes qu’ils posent leur caméra. Par l’intermédiaire de Guillaume Cailleau, issu d’une famille d’agriculteurs de l’Ouest de la France, ils entrent en contact avec les habitant.e.s qui les autorisent à y planter leur tournage. Initié à la fin de l’année 2022, le tournage s’étale par intermittence sur l’année 2023, chaque session de dix jours était espacée de deux mois.
La présence active de l’équipe de tournage dans la ZAD de Notre-Dame des Landes va de pair avec une participation à la vie de ce territoire. Concentrés en grande partie sur les gestes et le labeur des zadistes, la quarantaine de plans séquences du film décrivent des tâches qui n’ont rien d’inconnu pour Guillaume Cailleau et Ben Russell. Au contraire, cette durée des plans – près d’une dizaine de minutes chacun – s’assimile à un processus de connaissance, à la fois pratique, par le prisme de la collaboration de l’équipe aux travaux collectifs, et puis herméneutique, la durée donnant à voir in extenso le déroulement des tâches et les nouveaux gestes qu’elles engagent.
Ces gestes mêlent par ailleurs un certain archaïsme – plutôt que des tracteurs, les zadistes utilisent des chevaux de trait – ou une certaine modernité à l’instar de l’enregistrement moderne de musique ou de l’usage de machines pour fendre du bois. Ces anachronismes sont eux-mêmes guidés par des questions très pratiques : les moyens employés dépendent des dons que reçoivent les habitant.e.s de la ZAD.
En quelque sorte, Direct action, en observant le travail, jette un regard nouveau sur la technique. Le geste (la technique du corps), la machine (l’objet technique) ou le dispositif de mise en scène (la technique cinématographique) se trouvent reconfigurés par l’environnement de la ZAD, par la promotion de nouveaux modes d’existence. Alors que la machine marque, selon la conception marxiste, la confiscation du travail accumulé par le prolétariat et, en cela, son aliénation, la production, dans le cas de Direct action, par le biais du geste ou de la mécanique, participe d’un objectif commun dicté par l’organisation de la ZAD.
S’il y a quelque chose de l’ordre de la survivance dans Direct Action, c’est dans la façon dont les gestes de lutte recompose le quotidien, la façon dont les travaux et les jours des êtres se voient transformés dans la lutte.
Gilbert Simondon définit l’objet technique comme un objet philosophique, régi par un rapport à la pensée et à la culture. Ainsi, selon le philosophe, l’homme et la machine entretiennent un rapport éthique qu’il convient de renouer. La réappropriation de méthodes diverses, au cours du film, vise une autonomie, c’est-à-dire une désaliénation, mais cette reconfiguration s’opère, pour les zadistes comme pour les cinéastes, selon un rapport idéologique qui redéfinit la relation des habitant.e.s à leurs instruments.
En scène d’ouverture, un habitant de la ZAD présente à la caméra les archives vidéos des mobilisations passées : de la création de la ZAD en 2009 à son expulsion en 2018, en passant par l’Opération César en 2012-2013. C’est donc après la bataille qu’arrivent Cailleau et Russell. Ce moment rétrospectif ravive l’histoire du lieu comme un exergue, une mention pour justifier son exclusion. En ce sens, on pourrait penser que ces cinéastes s’intéressent davantage à l’ « utopie concrète » qu’à sa mise en place. Si l’utopie est concrète, c’est moins en ce qu’elle formalise et concrétise des idéaux abstraits que par la façon dont l’autonomie de la ZAD produit des nouveaux gestes.
Chaque plan séquence du film est fixe, cadré uniquement de manière à saisir l’action en cours. Très long, le film documentaire a d’ailleurs peu de déchets : pour douze heures de rushes, on arrive à trois heures trente de film. En cause, le tournage sur format argentique a obligé les réalisateurs à réfléchir et discuter chaque plan. Ainsi le projet documentaire de Guillaume Cailleau et Ben Russell saisit-il dans la façon dont il assume un parti-pris laconique, éparpillant des plans comme des parcelles pas tout à fait délimitées.
Parce que cette scène d’ouverture oppose les images d’archives numériques, compilées sur l’ordinateur, et l’appareil de prise de vue du film, une lourde caméra 16mm, elle permet de saisir la manière dont Cailleau et Russell vont raconter la ZAD. À l’image tremblante du camescope ou du téléphone portés à la main s’oppose le cadre composé et stable de l’image argentique. L’image numérique, dans le film, renvoie à un contexte historique, au début du film, et géographique, à son milieu. C’est en prenant les yeux d’un drone, plus particulièrement de l’habitant qui le conduit et qui commente en direct les images, que l’on finit par découvrir la topographie de la ZAD vue du ciel. Ces images, ramenant à un environnement plus large, restent sans cesse médiées par regard des habitant.e.s.
En négatif, l’image argentique ou analogique conçoit ses plans à hauteur d’homme, du moins à hauteur de geste, optant la plupart du temps pour des plans rapprochés ou des gros plans. Cailleau et Russell ne comptent pas faire l’histoire du lieu, prescrire un discours à son propos, et se font tributaires d’autres images et d’autres paroles, bien mieux informées. Puisque le tournage s’accompagne d’une immersion dans la ZAD, une mise à niveau avec les habitant.e.s, Cailleau et Russell ne documentent que ce dont ils sont témoins.
Si chaque plan constitue un bloc et développe une certaine écoute des images, la coupe, le passage d’un plan à un autre, n’a rien d’arbitraire. Celle-ci produit des liens, notamment lors du premier mouvement du film enchaînant la démolition d’un mur, la coupe du bois et son fendage où la destruction est suivie par le parcours des matériaux servant à la reconstruction du bâtiment. Ces liens symboliques cherchent une continuité et le montage par association crée une structure générale, liant chaque personnage. Cette conception du montage alimente l’idée, formulée par les réalisateurs, que le geste ne vaut pas en soi mais que tous les plans regroupent un geste collectif, déterminé idéologiquement.
Mais, soudainement, mars 2023 arrive. Alors qu’une réunion, assez obscure, présage d’une mobilisation à Sainte-Soline contre les mégabassines mises en place par l’agro-industrie, le film bascule dans un autre ordre. Le pastoralisme de ses deux premiers tiers cède la place à la lutte. Si les plans demeurent fixes et longs, ils obligent les cinéastes à s’éloigner de la bataille, la lourdeur du dispositif les empêchant d’échapper aux grenades[1]. Ainsi la violence des affrontements se passe-t-elle à distance, déjouant à la fois l’image télévisuelle qui appose un commentaire à tous ses plans et l’image militante ou de contre-information, souvent embarquée dans les échauffourées.
Là où la mise à distance des affrontements saisit, c’est qu’elle laisse enfin figurer un groupe à l’écran, un collectif en lutte quand nous suivions jusqu’alors des petites assemblées ou des individus travailler dans la ZAD. À ce titre, un plan, dans lequel la caméra est placée au-dessus d’une tranchée, suit les manifestant.e.s se replier, se soutenir et s’entraider. Au cœur de ce plan, les mains de ceux et celles qui restent pour accompagner les autres redessinent de nouveaux gestes : la vie dans la ZAD et la lutte ne sont pas choses antagoniques, elles se complètent.
Ainsi, lorsque l’on voit des manifestant.e.s déterrer des cailloux du champ pour s’en servir comme projectile, une coupe nous ramène-t-elle à la ZAD où deux hommes extraient les mauvaises herbes d’un potager collectif. La survivance du geste de lutte se retrouve dans celui du « temps de paix », un temps assez illusoire puisqu’après Sainte-Soline les perquisitions policières reprennent sur la ZAD. Mais ce geste, ce rapport renouvelé à la terre et au territoire, rappelle l’origine politique de la ZAD, qu’elle est le fruit d’une lutte. S’il y a quelque chose de l’ordre de la survivance dans Direct Action, c’est dans la façon dont les gestes de lutte recomposent les gestes quotidiens, la façon dont les travaux et les jours des êtres se voient transformés dans la lutte. Aussi la ZAD ne se manifeste-t-elle pas comme une utopie autarcique mais comme un espace de luttes, accueillant les uns et convergeant avec les autres.
En définitive, la pratique documentaire de Ben Russell et Guillaume Cailleau n’a rien du formalisme que leurs détracteurs souhaitent volontiers leur prêter : cette forme contemplative marque une éthique de représentation, celle de la mise à disposition du cinéma au service d’un collectif et de ses nouvelles normes. Le choix du support argentique et de la durée déjouent les attendus d’un film sur une lutte collective mais n’en excluent pas la portée politique. Comme la ZAD s’oppose à l’ordre capitaliste, la méthode de Cailleau et Russell veut contredire les formes visuelles dictées par l’économie.
Sur la ZAD, le collectif Les Scotcheuses avait déjà utilisé le support argentique (ici la caméra Super 8) pour tourner des films de fiction. La pellicule réemployée pour filmer était jugée conforme aux principes écologiques de la ZAD et à la clandestinité des personnes filmées, l’image numérique étant susceptible d’être subtilisée par la surveillance policière. Ce n’est pas tout à fait le parti pris de Cailleau et Russell qui cherchent, par le prisme du support analogique, à introduire le temps comme un espace commun. Aussi devine-t-on un rapport renouvelé entre les spectateurs.rices et l’écran mais aussi entre la caméra et la personne filmée qui aboutit à un partage du temps vécu.
Direct Action est au final un projet égalitariste qui, par la durée, sa captation et sa perception, rend sensible un territoire anachronique, plus tout à fait dans le passé, pas encore dans le futur, lieu d’une expérience politique nouvelle.
Direct action, Ben Russell et Guillaume Cailleau, 20 novembre 2024.