Littérature

Poupées roumaines – sur La Troisième vie de Fabrice Arfi

Écrivain et cinéaste

La disparition d’un soldat italien durant la Grande Guerre, l’exil de son fils roumain en banlieue lyonnaise… Mais qui est réellement cet immigré ? Après avoir porté cette histoire comme une « valise invisible » pendant quinze ans, Fabrice Arfi enchâsse élégamment le récit de cette obsession dans celui d’une incertitude : le secret n’est pas tant un code à forcer pour atteindre la vérité, que la vérité elle-même.

Un soldat italien disparaît dans les convulsions de la Grande Guerre. Plusieurs dizaines d’années plus tard, on apprend qu’il a refait sa vie en Roumanie, et qu’il y est mort. Son frère se lie d’affection avec le neveu qu’il découvre et l’invite à venir s’installer près de lui dans la banlieue lyonnaise. Dans cette histoire, tout n’est pas faux, tout n’est pas vrai.

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Quand un agent du contre-espionnage français évoque devant lui cette affaire, Fabrice Arfi ignore qu’il va la porter avec lui pendant quinze ans, « comme une valise invisible ». La Troisième vie enchâsse élégamment le récit de cette obsession dans celui d’une incertitude : qui est vraiment cet immigré roumain, que voulait-il et qu’a-t-il fait ? Dans le parcours de cet homme sans relief appelé au tribunal de la Guerre froide, l’auteur, connu jusqu’ici pour ses remarquables enquêtes sur plusieurs grandes affaires politiques des deux dernières décennies, a découvert une puissante source de romanesque : récit d’espionnage et intrigues politiques s’y entremêlent depuis le cataclysme de 14-18 jusqu’aux coulisses du Bloc Est, avant de basculer, au début des années Mitterrand, dans « les eaux noires de la raison d’État ».

Au départ il y a un homme, donc, l’Italien Benedetto Benedetto, englouti dans une bataille de la Première Guerre mondiale. Combattant sur le front autrichien, il a connu l’Isonzo, un « Verdun des montagnes » aujourd’hui oublié. Dans les premières pages de son livre, Fabrice Arfi raconte cette étrange guerre en altitude, les manœuvres dérisoires, le froid et les maladies ; il brosse les portraits du général sanguinaire qui y envoie mourir ses hommes et de ce roi déconcertant, Victor-Emmanuel, qui aime se tenir près du front et prendre des photos de tout ce qui l’entoure. Dès ce chapitre, La Troisième vie fait sentir ce que seront sa méthode et son dessein : inscrire les trajectoires particulières dans le tableau d’ensemble d’une époque, aimanter l’histoire collective à celle d’un individu, ciseler un texte concis mais fourmillant de personnages. Tout récit, souffle déjà le livre, est cousu de cent autres.

Benedetto Benedetto ne donne plus signe de vie après un bombardement autrichien. Un soldat qui a servi dans le même bataillon que lui obtient une permission et se présente devant sa famille pour annoncer la nouvelle redoutée. « Il est mort, c’est sûr. Personne n’a vu son cadavre, mais il y en avait tant. Benedetto, le béni, n’est plus désormais qu’un fantôme sans sépulture. »

Un demi-siècle plus tard, en 1968, apparaît un Vincenzo Benedetto qui vit à Cluj, en Roumanie, et dit être le fils du soldat disparu. Il a très peu connu son père, décédé en 1961. Si l’histoire semble extraordinaire, elle appartient encore à l’ordre du possible. Venu à sa rencontre en Roumanie, Jean, le frère de Benedetto, est « surpris par le peu d’informations dont son neveu semble disposer sur son père, mais il est de ceux qui acceptent les gens et les choses tels qu’ils sont. C’est comme ça. » C’est donc comme ça : Benedetto Benedetto a été capturé par les Roumains sur le front de l’Isonzo et, une fois libéré, n’est pas rentré en Italie par peur d’être considéré comme un déserteur ou parce qu’il avait trouvé du travail sur place et se plaisait dans ce pays.

C’est désolant peut-être, c’est égoïste sans doute, mais Benedetto ne serait pas le premier exilé à trancher ainsi tout lien avec sa vie passée. Jean peut et veut y croire. Il invite Vincenzo et sa femme à venir lui rendre visite en France. A-t-il été trompé ? Vincenzo est-il bien le fils de Benedetto ? Celui-ci a-t-il seulement survécu à l’enfer de l’Isonzo ? C’est avec ces questions que cheminent lecteurs et lectrices de La Troisième vie, sans que, pour l’heure, le narrateur ne paraisse douter des faits qu’il entreprend de rapporter. Vincenzo et sa femme peinent à obtenir les autorisations pour quitter la Roumanie. Enfin, ils y parviennent

« Reste maintenant à financer le coût exorbitant du voyage. Pour cela, ils sont obligés de vendre un magnétophone et un appareil photo. Les billets enfin en poche, ils peuvent annoncer à leurs employeurs respectifs qu’ils s’apprêtent à partir un mois en congé. » On se retrouve à Villeurbanne, où tout le monde est frappé par la ressemblance entre Vincenzo et son père. L’écriture est d’une clarté joueuse, retorse.

En annonçant sur le seuil de son livre que les premiers éléments de cette histoire lui ont été transmis par un homme travaillant à la DST (la Direction de la surveillance du territoire), l’auteur a par avance jeté le trouble sur tout ce qui va suivre. Car cette information crée un effet de prisme : on pressent, et même on sait qu’il y aura dans ce récit des faux-semblants, des signes trompeurs et des indices moins visibles annonçant la vérité. Mais quelle vérité cherche-t-on, en l’absence d’un meurtre ou d’une faute avérée ? S’il y a une imposture, à quoi sert-elle ?

En retraçant l’évolution de la Roumanie communiste — occasion de rappeler, en quelques détails saisissants, quel dictateur impitoyable, dérisoire et paranoïaque fut Nicolae Ceausescu —, La Troisième vie s’approche pas à pas du possible mobile d’une machination : « Au sein du pacte de Varsovie, le traité d’entraide conclu entre l’URSS et sept pays frères d’Europe de l’Est, la Roumanie s’est vu attribuer dès 1955 la France comme principal champ d’action de ses activités d’espionnage en Europe occidentale. » L’histoire que présente le dénommé Vincenzo Benedetto est-elle son passeport narratif pour infiltrer la société française et y dérober des secrets militaires ou technologiques ? À l’invitation de l’oncle Jean, sa femme et lui s’établissent à Villeurbanne. Vincenzo occupe un emploi de métreur-dessinateur. Dans l’entreprise, il fait figure d’employé-modèle. Le couple a deux enfants. « Des gens discrets et sans histoire, comme on dit. »

Tout bascule quand Ion Mihai Pacepa, le maître-espion de Ceausescu, trahit son tyran, passe à l’Ouest et dessine devant la CIA le profil d’un des plus importants agents roumains infiltrés en France, dont il ignore le nom. Mais les lecteurs de La Troisième vie le reconnaissent sans peine : c’est Vincenzo. La DST finit elle aussi par l’identifier. L’un de ses agents se souvient de ses investigations devant Fabrice Arfi : « Nous constatons que le couple ne reçoit personne, ne fréquente aucun ressortissant français ou roumain, effectue toujours le même trajet. La vie calme. Métro, boulot, dodo. Mais on perçoit une certaine méfiance car le sujet se retourne souvent au cours de son trajet à pied pour aller à son travail. » Est-ce suffisant ?

Le procès en espionnage de Vincenzo Benedetto va bientôt commencer. Il réservera des coups de théâtre et connaîtra de brusques inflexions, qui entraîneront l’enquête de l’auteur vers des territoires inattendus : sa propre histoire familiale, mais aussi le parcours d’un puissant ministre de Mitterrand qui avait pour l’URSS des « sympathies actives ».

Dans La Troisième vie, le secret n’est pas un code à forcer pour atteindre la vérité, c’est la vérité elle-même.

Ces pages se lisent, cela va sans dire, comme un roman. Un roman d’un éclat singulier, où l’espionnage apparaît débarrassé du romanesque brillant, mais factice, qui enveloppe les représentations usuelles de ce monde secret. Vincenzo campe un personnage effacé, les indices de son activité sont peu concluants, on se demande quel rôle un employé de Villeurbanne a bien pu jouer sur le grand échiquier de la Guerre froide. Mais cette surface trop plane, trop mate, est précisément ce qui interroge et captive. Plus Vincenzo est banal, plus il paraît redoutable. « En physique quantique, rappelle Fabrice Arfi, l’observation modifie l’objet regardé. »

Dans ce vertigineux jeu de déductions où l’enquête nous plonge, l’absence de traces devient la trace possible d’un pouvoir plus grand. Et c’est d’ailleurs lorsque Vincenzo apparaît, au mieux, comme un médiocre et improductif espion qu’une pièce du puzzle vient remplir le vide central : plutôt que les couloirs des ministères et les beaux quartiers parisiens, un espion d’importance devait-il être positionné à Villeurbanne, vraiment ? À Villeurbanne, évidemment.

« Tout le monde a trois vies : une vie publique, une vie privée et une vie secrète », a écrit Gabriel García Márquez. Placée en exergue du livre de Fabrice Arfi, cette pensée fait davantage que lui donner son titre : elle désigne la fraction de mystère que l’auteur s’emploie, dans un même mouvement, à réduire et à préserver. Si Vincenzo ment sans doute sur certains aspects de sa biographie, savoir jusqu’où s’étend le périmètre de la tromperie est impossible. On peut essayer, bien sûr : les quinze années d’enquête de l’auteur témoignent du désir lancinant de dissiper le simulacre. Mais La Troisième vie est aussi la chronique d’un désir inassouvi. L’accepter n’est pas se résigner : c’est accéder à une compréhension plus fine de la réalité. Ce qui a fasciné le journaliste-enquêteur est aussi ce qu’il entend respecter, un espace irréductiblement ténébreux, qui ne peut être restitué qu’à condition de saisir sans la dénaturer sa matière nébuleuse, tourbillonnante et chaotique.

C’est ce à quoi s’attache l’écriture de Fabrice Arfi, exposant ses ignorances et ses incertitudes, son goût d’inachevé. « Je voulais y voir clair et j’ai maintenant l’impression de marcher dans la nuit. Je dois bien me résoudre à l’idée que dans toute cette histoire, personne, absolument personne, ne semble correspondre au reflet qu’il renvoie. » Cet aveu frustrera-t-il la lecture ? Au contraire, il en augmente le plaisir. Un jour, le père de l’auteur s’étonne : « « Mais du coup, Fabrice, à quoi ça sert d’écrire un livre si ce n’est pas conclusif ? » Je ne me souviens plus très bien ce que je lui ai expliqué, mais je ne me suis pas convaincu moi-même. »

Les dernières pages du récit sont pourtant convaincantes, et très belles. On pense à la « part d’inaccompli » que saluait Milan Kundera dans les œuvres d’Hermann Broch, qui « nous inspire non seulement par tout ce qu’il a mené à bien mais aussi par tout ce qu’il a visé sans l’atteindre ». Si le roman d’espionnage n’aboutit pas, si la réalité de Vincenzo Benedetto continue de se dérober, alors c’est un rapport plus étroit à l’existence humaine qui se noue. Dans La Troisième vie, le secret n’est pas un code à forcer pour atteindre la vérité, c’est la vérité elle-même. « Ne pas trouver prend du temps, et s’en satisfaire plus encore », écrit Fabrice Arfi. Il faut ne pas savoir pour voir enfin que ce résidu d’indécidable constitue, après tout, le roman vrai de nos vies.

La Troisième vie, Fabrice Arfi, Seuil, octobre 2024. 


Xabi Molia

Écrivain et cinéaste

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