Cinéma

L’espoir existe – sur Direct Action de Ben Russell et Guillaume Cailleau

Critique

Alors que le Conseil d’État a validé l’activité de la cellule de renseignement Déméter, chargée de surveiller les associations écologiques, le long-métrage immersif de Ben Russell et Guillaume Cailleau plongeant dans le quotidien de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sort en salles. Ode à la lutte politique, le film déploie ses plans homemade comme des pages d’un manuel, tournées lentement, pour apprendre à vivre autrement.

Alors que sort sur les écrans Direct Action, film fleuve d’immersion dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le Conseil d’État vient de valider la création et les missions de la Cellule Déméter créée en 2019 par Christophe Castaner pour « lutter contre les atteintes au monde agricole » mais qui est surtout perçue comme un inquiétant projet de surveillance invasive des associations environnementales.

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La concomitance de ces deux événements d’échelles différentes pourrait résumer la structure du film signé à quatre mains par les cinéastes et artistes Ben Russell et Guillaume Cailleau, mais conçu bien plus collectivement avec les habitants de la ZAD. Leur première réalisation commune laisse voguer à son rythme lancinant la vie quotidienne à Notre-Dame-des-Landes entre 2022 et 2023 pendant près de trois heures, avant que cette quiétude ne soit interrompue par le bruit et la fureur de la violente répression des manifestations de Sainte-Soline en avril 2023. Le champ sur lequel les militants écologistes avancent a d’abord des airs de kermesse, les manifestants transportant un gigantesque portique en bois ornementé de décorations. Puis, le plan large et fixe, se remplit de gaz lacrymogène, masquant l’adversaire invisible.

« Ce n’est pas ça, qu’il faut filmer », crie une militante aux cinéastes lorsqu’elle passe en courant devant leur caméra. En effet, ces images d’affrontement, on les a déjà vues à l’excès en boucle sur les chaînes d’infos. Elles ont même accédé récemment au rang d’épopée dans Une zone à défendre (2023), Romain Cogitore situait dans un lieu d’occupation similaire à celui de Notre-Dame-des-Landes la romance entre un policier infiltré (François Civil) pour démanteler les réseaux d’extrême gauche et une zadiste (Lina Khoudry), jouant de tous les clichés possibles et faisant de la confrontation et la colère les carburants d’une fiction convenue.

Une communauté élective

Dans Direct Action, la survenue soudaine de la violence encadre une portion de vie autonome pleine de quiétude. Dans la première séquence, un habitant montre aux cinéastes les images de la destruction d’une cabane avec un engin de chantier qui dévore et mastique la structure. La violence paraît d’autant plus incongrue, placée à ces extrémités, qu’elle contredit parfaitement la logique de ce que l’on a vu du quotidien de la communauté utopique. Son surgissement inopiné en fait une folie, une aberration.

Si le film s’ouvre sur un écran ordinateur qui dévoile la vidéo d’une confrontation ayant lieu à la ZAD avec la police avant que le projet d’aéroport du Grand Ouest ne soit abandonné par Édouard Philippe en 2018, c’est pour assumer que ce projet cinématographique d’action directe en sera une contre image. Il aura fallu aux deux cinéastes montrer patte blanche pour gagner la confiance des habitants, méfiants de l’apparence qu’on leur donne et du discours que cela peut occasionner. Le bureau de l’ordinateur affiche des vignettes, autant de vidéos bien rangés qui s’ouvrent pour révéler le passé de la ZAD, l’archéologie de sa construction. Direct Action se structure comme cet écran : chaque scène sera l’un de ces dossiers, une fenêtre qui s’ouvre sur la vie à la ZAD, et qui, assemblées par le montage, finissent par dessiner un motif dans le tapis, celui d’une communauté élective.

Retour au primitif

Dans le génie des frères Lumière à l’invention de leur cinématographe, il y a eu l’intuition immédiate que la qualité de la vue animée dépendait de ce que l’opérateur saurait se placer au bon endroit et déclencher sa manivelle au bon moment. L’un de leurs films, réalisé à la fin des années 1890, présente d’abord un mur face à l’objectif. Au cours des cinquante secondes que durait la bande de pellicule, des morceaux de l’édifice volent, dévoilant dans la profondeur de champ les ouvriers qui l’explosent à la masse.

Un plan identique figure dans Direct action : derrière le mur, quelques jeunes hommes et femmes abattent une cloison, leurs visages satisfaits apparaissent au prix de leurs efforts physiques. Il y a dans ce plan une multitude de signes de ce qu’est cette communauté : non seulement détruire l’existant, mais le faire soi-même, de ses mains, et collectivement. La durée n’est plus ici limitée comme celle des vues Lumière par la taille restreinte de la bande de pellicule. Cailleau et Russell laissent à chaque plan la temporalité réelle de son action, jusqu’à l’hypnotique. Le plan séquence devient leur éthique de tournage, celle qui leur permet de se demander chaque fois avant de déclencher si c’est bien ici et maintenant qu’il faut tourner. Ils en reviennent aussi à la simplicité d’une forme primitive, adaptant ainsi la forme à leur objet d’étude.

Cette collection de plans longs, le plus souvent fixes, documente les gestes d’un retour d’une vie autonome dans ses moyens de production. On y voit la coupe du bois, en planches ou en bûches, ou encore une jeune femme qui aiguise avec soin la lame d’une tronçonneuse, procédant méthodiquement, d’une dent après l’autre de la chaîne. Le plaisir de retrouver le sens du geste manuel n’a d’égal que celui de prendre le temps nécessaire à le contempler son exécution, de son début à sa fin. Le temps bégaie, même vers une époque révolue celle des champs labourés avec l’aide d’un cheval ou de l’atelier d’un forgeron qui fabrique des outils manuellement.

Les plans sont autant de pages d’un manuel pour apprendre à vivre autrement, auquel les cinéastes appliquent aussi le principe du homemade. Un pianiste improvisera quelques minutes devant la caméra pour faire le générique de fin, avant un épilogue qui replace la manifestation de Sainte-Soline dans la perspective plus large des occupations militantes. Le film intègre même en son sein l’évasion du spectateur : une journée de pluie filmée face à une caravane désolée au bord d’un champ annonce l’entracte, la possibilité de quitter sa place pour quelques minutes. On devine que les réalisateurs qui se sont installés à Notre-Dame-des-Landes huit jours par mois pendant quatorze mois en 2022 et 2023 mettent la main à la pâte, notamment pour fabriquer l’engrais naturel qui repoussera les doryphores loin des plantations de pommes de terre.

Notre-Dame-des-Landes est une fête

L’image médiatique de la ZAD comme d’une foule compacte et énervée se déconstruit à chaque nouveau plan. La dimension collective de ses 150 résidents permanents se devine par le hors champ. Quand on éprouve par exemple le temps qu’il faut aux mains de la boulangère pour pétrir l’immense quantité de farine qui remplit tout le cadre. Comme un écho à la destruction du mur un peu plus tôt, la fabrication d’une boule de pâte à pain exige de la patience. Chaque vignette ressemble à un plan du cinéaste expérimental Michael Snow, avec une part d’aléatoire et la dimension hypnotique de plans longs de gestes, le plus souvent sans paroles.

Mais la façon dont ils sont cousus ensemble rappelle le travail méthodique de documentation de Frederick Wiseman et monte brique par brique la topographie sociale, philosophique d’un lieu dont on découvrira tardivement l’ampleur géographique à travers la visite guidée aérienne que nous en offre un drone. La portée d’ensemble du projet ne se dévoile qu’une fois qu’on s’est accoutumé à ces nouvelles règles de vie.

Dans A Spell To Ward Off Darkness, coréalisé avec Ben Rivers, Ben Russell s’intéressait déjà à une expérience de vie en autonomie, de refaire société à sa façon. Filmer la joie (ce qui est aussi le sujet d’un beau film de Jean-Baptiste Alazar que l’on pourra voir au festival Entrevues de Belfort cette semaine, La Festa Major) est l’un des motifs qui suture les plans entre eux. La joie du travail pour soi, la joie de la fête, la joie de chanter, de mener ensemble des actions politiques. Notre-Dame-des-Landes est regardé comme un lieu où l’espoir existe, où les victoires se célèbrent, comme sous le chapiteau qui accueille les concerts et prises de parole suite à l’abandon du projet d’aéroport (qui sera suivi d’une nouvelle éviction policière brutale).

Si Direct Action observe les gestes quotidiens, c’est parce qu’ils portent en eux une dimension politique forte. Vivre en autarcie, vivre lentement, c’est une forme de résistance que le film nous invite à partager. Mais la théorie politique qui sous-tend ce mode de vie n’est pas absente pour autant. La lecture d’un manuel qui décrit la technique des « sables mouvants », une méthode d’interrogatoire qui consiste à pousser psychologiquement le prévenu à mentir pour l’enliser dans ses déclarations ne nous laisse pas de doutes sur le lieu où se situe la lutte.

« Je suis le champion aujourd’hui, je ne le serai sans doute pas demain », dit le joueur d’échecs au nouvel adversaire qui vient prendre place face à lui après son énième victoire du jour. Ce plan où les pions mangent les autres avant de se faire engloutir, vaut pour lui-même autant qu’on peut le lire comme une évocation de la stratégie de la lutte, de la patience qu’elle requiert, de l’importance de la situer dans un mouvement long et de ne pas l’arrêter à une bataille, de lier toujours le fond à la forme.

Direct action, Ben Russell et Guillaume Cailleau, 20 novembre 2024. 


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