Art contemporain

Photosensible – sur « Science / Fiction – Une non-histoire des plantes »

Critique

La Maison Européenne de la Photographie propose cet automne une vaste exposition en six chapitres mettant en perspective les plantes au regard d’un médium photographique élargi, du XIXe siècle à nos jours. Botanique, technologies de l’image, puissances de l’imagination conjuguent ici leurs forces. D’emblée, le ton est donné : « Comment penser avec le désastre tout en proposant un horizon qui ne soit pas qu’obscurité ? »

Cette exposition, initiée en 2020 et en pleine crise du Covid, est le fruit de plusieurs années de travail. Elle utilise en réalité la thématique des plantes comme un prisme, afin de repenser une écologie des images et dénoncer des manquements : comment regardons-nous les plantes, et savons-nous les observer ?

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Tout regard limité à sa zone de confort anthropocentrée est pointé du doigt. Deux métaphores apparaissent : celle de la myopie (à l’égard du monde qui nous entoure, n’avons-nous pas une courte vue ?), et celle de la cécité (avons-nous perdu la vue ?). Bref, on n’y voit rien[1].

Pour qui s’intéresse à l’histoire de l’écologie politique et à ses textes les plus marquants, la question de la cécité évoque immédiatement, et en miroir, celle de la surdité, si bien travaillée par la biologiste Rachel Carson dans son fameux Silent Spring (Printemps silencieux) paru en 1962 aux États-Unis, afin de dénoncer l’usage productiviste et mortifère du DTT par l’industrie agricole. Si le printemps était silencieux, c’est que les oiseaux mouraient sous les coups invisibles des pesticides. Parallèlement, l’exposition semble nous dire que notre aveuglement face au monde végétal tiendrait de l’altérité radicale de ce monde-là vis-à-vis du nôtre. En effet, le monde végétal n’est-il pas chlorophyllien, sans visage, et sans membres ? Cette raison éclairerait-elle une cécité botanique ?

L’usage de la photographie va précisément permettre de déjouer la cécité. Car cette technique serait à même d’affiner considérablement le regard, pour mieux combattre l’ignorance ou l’indifférence : l’outil photographique, mis au point dans la seconde partie du XIXe siècle, va progressivement dévoiler sa capacité d’attention au vaste domaine des plantes et des fleurs : le gros-plan et l’agrandissement révéleront l’anatomie si spécifique des espèces, le time-laps[2] épousera la temporalité de leur croissance[3].

Visitant cette exposition, il arrive un moment très troublant où l’on se demande même s’il n’y aurait pas une parenté essentielle entre la technique photographique et la vie des plantes : l’une comme l’autre partagent une relation spécifique à la lumière, que cela aille dans le sens d’une écriture de la lumière (photo-graphie) ou d’une métabolisation organique (photo-synthèse). Écrire, synthétiser : deux manières de rendre la vie dépendante de rayons, de témoigner d’une photosensibilité hors du commun. Photographie et photosynthèse capturent en effet la lumière pour la transformer chimiquement en visibilité et en image d’un côté, en protéines et en vie de l’autre.

Anne Atkins, pionnière de la photographie et botaniste, a sans doute compris cela très profondément : dans l’exposition, on découvre une série de cyanotypes composant un herbier en négatif, sur un fond bleu de Prusse. Les feuilles y deviennent des paysages, jusqu’aux ramifications et aux nervures des algues, fougères, herbes et fleurs, devenues empreintes et silhouettes.

Dans cette Angleterre victorienne, Anne Atkins fréquentait W.H.F. Talbot (l’inventeur du photogramme, procédé consistant à réaliser une image photographique sans appareil, par la simple exposition d’une surface photosensibilisée) et Sir J.Herschel (astronome et inventeur du cyanotype, technique de photogramme utilisant non pas des sels d’argent mais des sels ferriques, à l’origine de cette couleur délicieusement bleutée). Un nouvel accès à la visibilité apparaît alors, dans le contexte de la photographie primitive. Et une certitude, entre les mains de Anne Atkins[4] : la plante est le sujet. L’agentivité des fleurs est dormais acquise.

Malgré le caractère non-chronologique de l’exposition (et c’est tant mieux, tant l’anachronisme est bien souvent porteur de sens), une histoire photogénique des plantes s’écrit au fil du parcours ; et le second relais significatif a lieu autour des années 1920, avec des photographes appartenant au mouvement allemand de la Nouvelle Objectivité, tels que Karl Blossfeldt et Albert Renger-Patzsch. L’œil photographique, désormais mécanique, se rapproche de son sujet, le scrute et le toise, comme pour mieux le pénétrer jusque dans son intimité physiologique et morphologique.

Une « non-histoire des plantes » pourrait être une histoire qui ne serait non pas pas négative, mais plutôt alternative ; une histoire qui ne serait pas dialectique et hégélienne, mais bien ouverte sur le possible.

Avec la fameuse série Urformen der Kunst (1928), Blossfeldt met nez à nez les spectateur.rice.s avec du jamais vu : grâce au procédé de la macrophotographie, le « portrait » de la plante est pris à l’échelle 1/1 puis agrandi, de deux à huit fois, jusqu’à l’obtention de ces clichés à la présence si surprenante, si directe, en un face-à-face. D’abord sculpteur, c’est la structure des plantes qui l’intéresse. Ces images vont devenir des icônes de la modernité, inspirant des textes d’écrivains majeurs de l’époque.

En écho, Georges Bataille fit paraître l’article « Le langage des fleurs » dans la revue Documents en 1929. Walter Benjamin, quant à lui, salua directement Blossfeldt, en qui il vit un véritable architecte capable de révéler « sous la prêle, la forme des colonnes antiques, sous la fougère, la crosse épiscopale, derrière des pousses de marronnier ou d’érable grossies dix fois, des totems, sous le chardon, un tympan gothique[5]. » Pour le coup, la photographie permettrait de voir l’invisible, ce que Benjamin appelle encore « l’inconscient visuel ».

Cet inconscient est à l’œuvre dans la « micrographie décorative » de Laure Albin-Guillot qui, à la même période, réalise des images à partir de vues microscopiques de cellules ou de graines végétales. Une force nouvelle apparaît donc dans ces années-là, inaugurant un nouvel âge du regard : l’art s’empare du document scientifique, tout comme l’art est dans la nature. La technologie est paradoxalement à son service. Dans cette perspective, le réalisateur Max Reichmann reçoit commande par le groupe chimique allemand BASF de créer un film pour promouvoir un engrais : le film Das Blumenwunder (1926) donne à voir pour la première fois la croissance des fleurs et des plantes, en un nouveau spectacle (serait-il malheureusement prophétique ?) de la germination à la mort.

Une citation du grand cinéaste et biologiste Jean Painlevé, mise en exergue dans la première salle, résonne partout dans cette exposition : « La science est une fiction. Faire de la science-fiction est carrément inutile ». Mais voilà, il peut arriver que la réalité la plus crue rejoigne la plus folle des science-fiction. Quel rôle les plantes ont-elles à jouer aujourd’hui au regard du désastre écologique ? Y a-t-il une photogénie de la catastrophe ? Les réponses à ces questions se conjuguent au présent, et ont pour point de départ des noms désormais radioactifs : Tchernobyl ou Fukushima.

Ainsi, le travail d’Anaïs Tondeur est édifiant : Tchernobyl Herbarium (2011 – en cours) se compose d’un ensemble de rayogrammes obtenus par empreinte directe de plantes radioactives sur un support photosensible. Les végétaux contaminés proviennent tous de la zone d’exclusion mise en place après la catastrophe de 1986 autour de la centrale nucléaire. Ce que nous voyons sur ces images irradiées n’est que la trace du césium 137 et du strontium 90, ces déchets radioactifs présents dans les organismes vivants. Les images, si fantomatiques et endeuillées, projections d’un instant et d’une ombre[6], entrent étrangement en écho avec celles d’Anne Atkins réalisées plus d’un siècle plus tôt.

Dans cette section, ce sont encore les algues vertes d’Alice Pallot, à la toxicité si séductrice. Ou encore, avec Rebekka Deubner, la prolifération grouillante, à la fois attractive et répulsive, de la vie et de la réalité post-Fukushima. L’activité symbiotique se matérialise en une multiplicité de formes en transformation permanente.

Revenons un instant sur la complexité du titre donné à cette exposition : Science / Fiction – Une non-histoire des plantes. Les deux derniers chapitres sont en effet consacrés à la fiction politique d’une part, et à la fiction spéculative d’autre part. Dans le sillage d’Ursula Le Guin ou de Donna Haraway, notre besoin de fiction et notre appétit de récit sont impossibles à rassasier. Car fiction et récit pansent les plaies des mondes blessés et imaginent des mondes à venir.

Par exemple, la fiction est politique avec Agnes Denes lorsqu’elle plante, en 1982, un immense champ de blé en plein Manhattan, face à la statue de la Liberté, afin de lutter contre la famine. La fiction est politique encore, avec Samir Laghouati-Rashwan, mettant en scène la trajectoire du quinquina, dont est extraite la quinine, plante qui s’est trouvée au cœur des questions coloniales dès le XVIIe siècle.

Enfin, la fiction se fait spéculative avec Agnieszka Polska : The Book of Flowers (2023) est une fable réalisée au moyen d’une intelligence artificielle proposant une théorie de l’évolution scellant le destin des fleurs et des êtres humains. Les fleurs émergent du placenta de femmes enceintes, pendant que les hommes se font dévorer par les fleurs après l’accouplement.

On comprend enfin ce que pourrait être une « non-histoire des plantes », une histoire qui ne serait pas négative, mais plutôt alternative ; une histoire qui ne serait pas dialectique et hégélienne, mais bien ouverte sur le possible. C’est le très beau texte de Michael Marder qui en donne toute la mesure dans le catalogue : ce dernier montre en quoi les plantes ne peuvent être comprises selon un schème de pensée traditionnel, allant d’un point à un autre.

Ce serait, écrit-il, une « trahison de leur existence », que de les limiter à un fonctionnement historique alors qu’elles ne sont qu’invention créatrice, prolifération enchevêtrée, croissance illimitée. « Par conséquent, la non-histoire des plantes est composée des possibilités végétales qu’elles sont[7]. » Cette non-histoire s’écrira à l’échelle du Cosmos. Elle se nourrira de puissances métamorphiques, aux temporalités discontinues.

Voilà ce que les plantes nous disent, comme une promesse chuchotée : une non-histoire de l’avenir existe.

« Science / Fiction – Une non-histoire des plantes », MEP Paris, du 16 octobre 2024 au 19 janvier 2025.

NDA : En parallèle et en lien avec l’exposition : Ludovic Sauvage « Late Show », du 16 octobre 2024 au 1er décembre 2024.


[1] Il est possible de renvoyer à l’article L’illisibilité du paysage (2018), dans lequel Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot mettent en avant la notion d’illisibilité comme forme de cécité, ou du moins en tant que mode relationnel appauvri à l’égard du vivant : « Si l’« on n’y voit rien », ce serait ainsi parce que nous voyons le monde vivant seulement comme un paysage, et ce par ignorance de savoirs écologiques à même d’enrichir notre appréciation. »

[2] Il s’agit de plusieurs images fixes, prises à intervalles réguliers, permettant de reconstituer la durée et le mouvement, qui, sans cette technique, auraient été imperceptibles à l’œil nu.

[3] Sur la question de la photographie aux prises avec sa propre temporalité, on peut citer avec profit Pour une écologie des images de Peter Szendy (Les Éditions de Minuit, 2021) : « L’écologie telle que je la convoquerai sera plutôt le mot d’ordre d’une attention nouvelle aux temps, à tous les temps divergents ou dissonants qui œuvrent dans ou à même les images. »

[4] On ouvre une parenthèse sur le rôle joué par les femmes naturalistes et botanistes, notamment au XIXème siècle dans le contexte de l’Angleterre victorienne. À ces fins, l’ouvrage d’Estelle Zhong Mengual – Apprendre à voir (Actes Sud, 2021) – est essentiel, tant il propose une généalogie du regard de « toute une génération de femmes autodidactes, qui se forment à la connaissance du monde du vivant grâce à la lecture d’ouvrages, souvent écrits par des femmes. »

[5] Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie (1931), in Œuvres III, Folio Gallimard, 2000, p. 301.

[6] On renvoie à l’ouvrage L’instant et son ombre deJean-Christophe Bailly (Seuil, 2008), dont l’objectif est de conter une contre-histoire de la photographie : des premières images réalisées par W. H. Fox Talbot, à celles surgies après le souffle radioactif de la bombe atomique.

[7] Science / Fiction – Une non-histoire des plantes, op. cit., p. 84.

Léa Bismuth

Critique

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Il est possible de renvoyer à l’article L’illisibilité du paysage (2018), dans lequel Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot mettent en avant la notion d’illisibilité comme forme de cécité, ou du moins en tant que mode relationnel appauvri à l’égard du vivant : « Si l’« on n’y voit rien », ce serait ainsi parce que nous voyons le monde vivant seulement comme un paysage, et ce par ignorance de savoirs écologiques à même d’enrichir notre appréciation. »

[2] Il s’agit de plusieurs images fixes, prises à intervalles réguliers, permettant de reconstituer la durée et le mouvement, qui, sans cette technique, auraient été imperceptibles à l’œil nu.

[3] Sur la question de la photographie aux prises avec sa propre temporalité, on peut citer avec profit Pour une écologie des images de Peter Szendy (Les Éditions de Minuit, 2021) : « L’écologie telle que je la convoquerai sera plutôt le mot d’ordre d’une attention nouvelle aux temps, à tous les temps divergents ou dissonants qui œuvrent dans ou à même les images. »

[4] On ouvre une parenthèse sur le rôle joué par les femmes naturalistes et botanistes, notamment au XIXème siècle dans le contexte de l’Angleterre victorienne. À ces fins, l’ouvrage d’Estelle Zhong Mengual – Apprendre à voir (Actes Sud, 2021) – est essentiel, tant il propose une généalogie du regard de « toute une génération de femmes autodidactes, qui se forment à la connaissance du monde du vivant grâce à la lecture d’ouvrages, souvent écrits par des femmes. »

[5] Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie (1931), in Œuvres III, Folio Gallimard, 2000, p. 301.

[6] On renvoie à l’ouvrage L’instant et son ombre deJean-Christophe Bailly (Seuil, 2008), dont l’objectif est de conter une contre-histoire de la photographie : des premières images réalisées par W. H. Fox Talbot, à celles surgies après le souffle radioactif de la bombe atomique.

[7] Science / Fiction – Une non-histoire des plantes, op. cit., p. 84.