Théâtre de la mémoire – sur Portrait de l’artiste après sa mort de Davide Carnevali
Il y a des dates. Il y a des noms propres. Il y a des photos. Il y a même une maquette et toutes sortes d’objets, notamment un piano qui a son importance. Bref il y a des preuves ; ou du moins des traces. Mais des preuves de quoi ? Et quelle valeur peut-on vraiment leur accorder ? Dans Portrait de l’artiste après sa mort, pièce présentée récemment au théâtre de la Bastille à Paris, le dramaturge et metteur en scène italien, Davide Carnevali, embarque le spectateur dans un jeu de piste dont le cadre bien réel renvoyant notamment à la dictature des années 1976 à 1983 en Argentine n’en n’est pas moins truffé de faux-semblants.
Disons-le d’emblée il y a de quoi être perplexe face à une telle œuvre qui, tout en s’annonçant ironiquement comme du théâtre documentaire, ne cesse de mêler le vrai et le faux. Ce sentiment de perplexité est évidemment l’un des effets recherchés par l’auteur dont il faut saluer les talents de metteur en scène, car son spectacle finement construit joue fort habilement des artifices de l’art dramatique.
Au-dessus de la scène, un écran vidéo montre le plan du quartier de Palermo à Buenos-Aires. On y voit aussi une photo du parc Tres de Febrero qui se trouve à proximité. Mais ce plan indique surtout l’emplacement d’un appartement. De quel appartement s’agit-il ? Nous le saurons plus tard. Pour commencer le public est accueilli par l’acteur Marcial Di Fonzo. En fond de scène derrière une table sur laquelle se trouve un ordinateur, on aperçoit un tableau où sont écrits les mots « Argentina 78 ». À l’avant des caisses en bois de tailles différentes visant à entreposer des objets ou des éléments de décor donnent le sentiment soit d’un déménagement imminent soit qu’au contraire tout ce qui se trouve devant nous vient à peine d’en être déballé. La scénographie conçue par Charlotte Pistorius est élément essentiel de ce spectacle.
Marcial Di Fonzo Bo se présente. Il est Argentin, Français d’adoption arrivé à Paris à la fin des années 1980. Sa famille est originaire d’Italie. L’acteur évoque son grand-père paternel, Antonio Di Fonzo originaire de Cappelle sul Tavo, petit village de la côte adriatique dont le nom signifie « chapelles sur le fleuve Tavo ». Ainsi que la famille de sa mère, les Bo, aussi d’origine italienne, mais installée depuis plusieurs générations à Capilla del Monte « chapelle sur le mont » dans la province de Cordoba en Argentine. Et de gloser sur les mots « cappella » et « capilla » issus du français « chape », à cause de la fameuse cape de Saint-Martin de Tours. « Saint-Martin est un des patrons de la France, mais aussi de la ville de Buenos-Aires », remarque-t-il, montrant un goût pour la philologie qui rappelle évidemment un autre Argentin, Jorge Luis Borges.
Si Marcial Di Fonzo Bo, né en décembre 1968 à Buenos-Aires, parle ainsi de son pays, c’est parce qu’il a reçu une lettre énigmatique de la part du « Ministerio de Justicia y Derechos Humanos » argentin. Sur l’enveloppe, son prénom est orthographié Marzial avec un « z » au lieu du « c ». Il est question dans la lettre de la « réaffectation » d’un appartement situé Avenida Luis Maria Campos à Buenos-Aires. Pensant qu’il s’agit d’une erreur, il appelle les bureaux du ministère. À sa surprise, on lui répond qu’il est l’unique héritier d’un certain Jorge Luis Di Fonzo, propriétaire de l’appartement en question. Mais aussi qu’une procédure judiciaire a été ouverte à la demande d’une famille, la famille Misiti. Explication : l’appartement est un bien spolié. Cela correspond à ce qu’on appelait pendant la dictature le « Processus de réorganisation nationale ». À cette époque, Luca Misiti, précédent propriétaire de l’appartement, a été enlevé. D’où la procédure judiciaire visant à restituer le bien à ses héritiers dans le cadre de laquelle Marcial Di Fonzo Bo a été convoqué, même s’il estime n’avoir aucune parenté avec ce mystérieux Jorge Luis dont il n’avait jusque-là jamais entendu parler.
L’affaire le replonge dans le souvenir des années où le pays était géré d’une main de fer par les militaires. Opposants politiques, dissidents, intellectuels, journalistes critiques vis-à-vis du régime, juifs et homosexuels firent l’objet d’une violente répression. Beaucoup furent séquestrés et torturés. Surtout nombre d’entre eux disparurent sans laisser de traces. On les embarquait de force dans des avions d’où ils étaient ensuite précipités au-dessus de l’océan. Des dossiers concernant ces desaparecidos n’ont cessé d’être instruits plusieurs années après la chute de la dictature, cela s’est poursuivi récemment sous les gouvernements de Cristina Kirchner et Alberto Fernandez. « Je pensais que ça ne me concernait pas », analyse Marcial Di Fonzo Bo, voulant dire par là qu’après tant d’années, les atrocités commises par les militaires non seulement lui semblaient appartenir à un passé lointain, mais surtout n’impliquaient en aucun cas des membres de sa famille.
Cette question le taraude alors qu’il joue dans le spectacle, Avedon-Baldwin, au théâtre du Rond-Point à Paris en avril 2022 le rôle du photographe Richard Avedon. Dans le spectacle, il expose une photo de lui enfant à Buenos-Aires en juin 1978 avec ce commentaire : « On se prenait en photo comme preuve que ça avait existé ». Il vient juste de recevoir une nouvelle lettre de Buenos-Aires l’invitant à assister à la lecture de la sentence le 26 juin 2022. Le courrier est accompagné de photos de l’appartement. Ce qui intrigue Marcial Di Fonzo Bo, c’est que tout y est parfaitement en ordre comme le montrent les images projetées sur l’écran au-dessus de la scène. On peut alors comparer ces images, comme on ne manquera pas de le faire souvent par la suite, avec l’appartement en désordre tel qu’il se trouve reconstitué sur le plateau. Davide Carnevali assiste au spectacle présenté au Rond-Point. En parlant avec le comédien, qui lui raconte son histoire, il a aussitôt l’idée d’un spectacle documentaire sur l’appartement.
Les voilà partis pour l’Argentine, pays que Carnevali connaît bien pour y avoir vécu quelques années. Rendez-vous est pris au ministère de la justice pour examiner le dossier. Une fonctionnaire leur apprend que le dénommé Jorge Luis Di Fonzo aurait acquis l’appartement en septembre 1978. Par ailleurs il n’existe aucune trace ni de l’arrestation ni d’une détention de Misiti. Une maquette reproduisant les lieux a été réalisée dans le cadre d’une enquête sur l’enlèvement où une balle de revolver aurait été tirée. Caméra à la main, l’acteur filme cette reproduction miniaturisée. Plus tard une fois dans l’appartement, il le filme sous toutes les coutures. Un officier de police l’a accompagné pour ouvrir la porte. En veste de cuir et Ray Ban, il attend dans la rue en fumant assis sur le capot de sa voiture. L’acteur est surpris par l’ordre qui règne sur place. Il a l’impression d’entrer dans un musée ou sur le lieu d’un crime. Transformé sans le vouloir en détective, il cherche des indices. S’étonne de ne pas trouver dans la bibliothèque des livres de Marx, Engels, Sartre ou Lacan, qui auraient rendu suspect l’occupant des lieux. Il tombe en revanche sur des partitions de Nadia Boulanger, Albert Roussel, Richard Wagner… Et sur d’autres signées Luca Misiti. D’où il conclut que l’homme était musicien.
Mettant à jour les différentes couches d’un palimpseste, Marcial Di Fonzo Bo donne vie au passé en s’identifiant en quelque sorte aux personnes du drame.
Arrivé à ce point du spectacle, il est légitime de se poser quelques questions. Pourquoi rechercher dans l’appartement récemment habité par Jorge Luis Di Fonzo des objets possédés par son précédent propriétaire ? Cela n’a pas de sens. À moins de penser que passé et présent coexistent – ce qui semble impossible sauf dans les rêves. Cela expliquerait pourquoi dans l’appartement « impeccablement rangé » que visite l’acteur, tables et fauteuils sont en fait renversés et à la place du piano devant lequel il s’assoit pour jouer quelques notes, il y a un mur vide portant la trace du meuble. Peu après un piano installé sur le côté droit de la scène – donc hors de l’appartement – jouera sans qu’aucun interprète n’effleure ses touches la musique de Luca Misiti. Plus Marcial Di Fonzo Bo avance dans son investigation plus on se demande à quoi s’en tenir. Peut-être faut-il analyser de plus près la configuration de la scénographie. Il y a plusieurs espaces : sur la droite le bureau de Davide Carnevali, qui se transforme parfois en commissariat de police ; sur la gauche légèrement en retrait l’appartement de Buenos-Aires, auquel se substitue occasionnellement la location Airbnb où l’acteur et l’auteur ont élu domicile ; et enfin le reste du plateau avec les caisses en bois déjà mentionnées et le piano.
À cette multiplication des espaces correspond une multiplication des temporalités. « Je perds la notion de l’espace et du temps », remarque l’acteur. Comme si hanté par ce qu’il a vu dans l’appartement de Misiti il avait basculé dans une autre dimension. Des mots de la fonctionnaire du ministère trottent dans sa tête : « Le silence des morts est différent de celui des desaparecidos. Le silence des morts est beaucoup plus facile à supporter ». On pense alors à cette remarque de l’historien Arnaldo Momigliano : « L’historien comprend les morts comme il comprend les vivants ». Il écrit aussi : « L’historien retrouve dans la lettre l’homme qui l’a écrite (…), il retrouve dans la maison celui qui l’a habitée (…) L’historien replace ce qui a survécu dans un monde qui n’a pas survécu. C’est cette capacité d’interpréter le document comme si ce n’était pas un document, mais un épisode réel de la vie qui pour finir constitue l’historien ». Ainsi menant son enquête dans un état second Marcial Di Fonzo Bo agit sans le savoir comme l’historien tel que le définit Momigliano. Mettant à jour les différentes couches d’un palimpseste, il donne vie au passé en s’identifiant en quelque sorte aux personnes du drame. Cela explique pourquoi il porte à un moment donné la chemise de Luca Misiti puis celle de Davide Carnevali. Normalement celui-ci devrait participer aux recherches à ses côtés. Mais à peine atterri en Argentine, il s’est senti mal. Fiévreux, il ne quitte pas le logement qu’ils ont loué où l’acteur lui rend compte régulièrement des progrès de l’enquête.
C’est là qu’apparaît un nouveau personnage mentionné dans un article du Figaro daté du 11 novembre 1939 tombé d’une des partitions de Misiti. Il est question d’un programme intitulé « Portrait de l’artiste » consacré aux jeunes compositeurs français à l’Opéra Garnier. En relation avec l’article, un mot écrit par Misiti évoque la commande passée par l’Opéra Garnier à un certain Schmit d’une composition musicale. Celui-ci écrit alors une œuvre consacrée aux disparus de la guerre de 1914-1918 qu’il intitule « Après sa mort ». La création de l’œuvre était prévue pour le 13 décembre 1940. Mais indique Misiti : « pour les motifs que nous connaissons tous, l’œuvre du compositeur juif ne sera pas jouée ». Il ajoute que pour cette raison, lui Luca Misiti veut jouer en public pour la première fois l’œuvre de Schmit « dans ce moment crucial de l’histoire de notre pays ». Le mot est daté du 26 juin 1978. Marcial Di Fonzo Bo fait alors des recherches sur Internet pour en savoir plus sur Schmit, intrigué par une remarque de Misiti, « Moi je l’appelle Schmit ». Il apprend qu’il a changé de nom pour s’appeler Augustin de la Chapelle et surtout qu’il a « disparu en 1941 ». Il imagine alors l’arrestation de Schmit, la destruction de ses œuvres, les tortures et la déportation.
C’est ainsi que des desaparecidos argentins aux disparus des camps de la mort allemands, le spectacle soulève la question de la mémoire et de l’oubli, mais aussi de l’absence qui leur est liée. En fouillant le passé dans l’appartement du compositeur Marcial Di Fonzo Bo réveille des fantômes, comme si lui-même était envahi par les esprits des disparus. De temps à autre un mouvement subtil de la lumière plonge son corps dans l’ombre faisant de lui en quelque sorte un fantôme. À quoi s’ajoute le réflexe étrange déjà mentionné qu’il a de revêtir tantôt la chemise de Misiti, comme s’il était à la fois lui-même et le compositeur, mais aussi celle de Davide Carnevali ou encore la veste de cuir et les Ray Ban du policier. Cette capacité à être traversé par des figures appartenant au passé, ou au royaume des morts, est une des intuitions les plus impressionnante de cette quête dont la dimension mystérieuse, à la fois passionnée et somnambulique, est admirablement restituée par l’acteur.
Précisons que cette pièce écrite avec la complicité du comédien est une déclinaison d’un projet plus vaste : d’autres versions ont été présentées en Italie, en Allemagne, en Catalogne avec à chaque fois des acteurs différents. À qui s’interrogerait sur la pertinence d’aborder des événements tragiques par le biais de la fiction Davide Carnevali répond avec une citation d’Andrew Graham-Yooll : « Ce n’est que lorsque ces événements seront écrits sous forme de fiction qu’ils perdureront. Le journalisme expire en moins de 24 heures et les témoignages judiciaires et officiels meurent dans la mémoire confuse des archives ». Il y a sans doute une infinité de façon d’aborder la question des horreurs commises au XXe siècle.
Le spectacle Villa de Guillermo Calderon, présenté en juin au théâtre La Vignette à Montpellier dans le cadre du festival Le Printemps des Comédiens, en donnait un exemple particulièrement ingénieux à travers un débat entre trois jeunes femmes, suivi d’un vote à bulletin secret, pour savoir quoi faire d’un ancien lieu de torture au Chili à l’époque de la dictature de Pinochet. Il était question, entre autres, de le transformer en musée. Mais vote après vote, les protagonistes n’arrivaient pas à s’accorder sur une décision commune. C’est en revanche bel et bien un musée que devient l’appartement de Misiti à Buenos-Aires. Façon pour Davide Carnevail d’en faire un lieu de mémoire évidemment imaginaire puisqu’il n’existe pas, mais tellement nécessaire aujourd’hui où l’actuel président argentin, Javier Milei, nie les exactions commises pendant la dictature des militaires.
Portrait de l’artiste après sa mort, de et par Davide Carnevali avec Marcial Di Fonzo Bo. Les 15 et 16 janvier 2025, Théâtre des Îlets – Centre dramatique national de Montluçon ; du 20 au 22 février, Théâtre de Liège (Belgique) ; du 26 avril au 7 mai, dans le cadre du festival Écritures en acte, Le Quai CDN Angers Pays de la Loire.