Chronique d’une mort annoncée – sur La Chanson de Jérôme d’Olivier Bosson
«Les gendarmes — n’avaient-ils pas — d’autres choix — que de le tuer ? » : ce sont les mots d’une chansonnette interprétée au milieu du dernier film d’Olivier Bosson par un chœur d’enfants à la fin d’un entraînement de judo. Jérôme est toujours en vie à ce moment de l’histoire, mais il a déjà mis la main dans l’engrenage d’une machine qui rechigne à douter et s’arrêter.
Cette machine s’entête plutôt à l’entraîner dans une spirale fatale de harcèlement et répression. L’histoire est écrite à l’avance, pas la peine de s’inquiéter du spoiler dans cette annonce : la majorité des spectateur·rices du film en connaissent les lignes avant le visionnage. Mais l’enjeu du film ne consiste pas en la découverte intrigante d’une trame inconnue. Il s’agit plutôt de revivre collectivement un drame paradigmatique, comme dans le rituel de la tragédie ancienne. Ou même de vivre tout court quelque chose qui est demeuré non vécu, irrésolu et intolérable.
Le nom du « Jérôme » en question est « Laronze ». Sa triste célébrité remonte à une mort tragique à 37 ans ayant occupé les médias à la fin du printemps 2017, dans l’imminence de la victoire macronienne. De cette mort, le long-métrage essaie de faire autre chose qu’un fait divers inintelligible ou le simple récit d’une trajectoire singulière. Tout en s’ancrant soigneusement dans une histoire spécifique et sa géographie humaine, le film nous suggère moins le diagnostic d’une pathologie individuelle que d’une autre, institutionnelle et collective. Dans les Cahiers du cinéma (octobre 2024), Circé Faure a constaté à ce propos « un fantomatisme assumé » du protagoniste qui « fait habilement signe aux victimes réelles de la corruption des écosystèmes politiques ».
La voix off qui ouvre le film nous recommande de ne pas considérer ce long-métrage comme une pure reconstitution objective des faits. Nous rentrons plutôt dans la narration documentée et située d’un enchaînement de décisions problématiques enclenché par le choix d’un jeune éleveur bourguignon aux convictions écologistes de remettre en discussion les principes administratifs et organisationnels gouvernant la production agricole.
Olivier Bosson ne se contente pas des fatalités individuelles et se lance dans une enquête capable de dénicher les clairières où le particulier rencontre le général[1]. La mise en série constitue un geste crucial pour tout travail de ce type, et c’est bien ce qu’il avait fait en associant, dans une conférence performée (autre dispositif qu’il pratique avec intelligence et humour), trois histoires où une fin de vie apparemment accidentelle peut être interprétée comme la conséquence inexorable de dispositifs technico-bureaucratiques. « Erewhyna – trois morts brutales » (2019) raconte ainsi une série d’évènements « programmés » (dirait le théoricien Vilém Flusser[2]) : l’athlète Nodar Kumaritashvili, la piétonne Elaine Herzberg et l’agriculteur Jérôme Laronze. « Les appareils que pensent-ils de nous ? », se demande Olivier Bosson. Parfois, notamment lorsqu’on regarde de près ce genre de cas, la réponse semble être : « Les appareils pensent qu’on ne doit pas, ou plus, exister. »
Lors d’un dialogue philosophique hilarant, au début du film, entre Jérôme et un inspecteur venu constater des irrégularités, il avait été question, justement, de « qu’est-ce qui existe ». L’administration, ses formulaires, ses codes apparaissaient comme des distributeurs ontologiques, qui assignent et enlèvent de l’existence aux êtres : cet arbre est présent dans les papiers, il existe ; cette clôture, en revanche, n’a pas été relevée donc elle n’existe pas (tout en ayant assez de jus pour riposter douloureusement à ce déni d’existence par ledit fonctionnaire). La carte doit être le territoire, donc le territoire n’a qu’à bien se tenir et ne pas déranger la carte avec des présences incongrues.
Ce que le scénario cinématographique met en scène et à l’épreuve est le principe de « documentalité » décrit par le philosophe italien Maurizio Ferraris[3]. À savoir, le fait que, dans un contexte social, la reconnaissance de nombreux pans de réalité est déterminée par des papiers qui les « engendrent » : pas d’époux sans acte de mariage, par exemple. L’administration et ses dispositifs d’enregistrement assignent les conditions d’existence et d’inexistence, en somme. Il peut arriver, comme dans la scène mentionnée, que l’existence cartographiée par ces appareils ne corresponde pas à celle constatée par une expérience sensible « de terrain ». Que faire dans un tel cas, face à une telle contradiction ? Une solution possible face à la complexité de ce double régime de réalité – le chat de Schrödinger à la fois mort et vivant – est une réduction du complexe au simple. Une réduction qui tue (des animaux à abattre car non enregistrés, mais aussi un être humain sorti des normes). Mais n’y avait-il pas d’autres choix que de l’éliminer, l’anomalie dans le fonctionnement de la machine ?
« Se défendre », ici, signifie d’abord ne pas être seul, isolé, comme le paysan bourguignon dans son lent effondrement.
« Les gendarmes — n’avaient-ils pas — d’autres choix — que de le tuer ? » Et le paysan n’avait-il d’autres choix que de se faire tuer (en revendiquant sa cause) ? Là s’ouvre un dilemme vertigineux, qui est plus politique qu’existentiel. Il aurait pu se tuer tout seul, comme il a risqué de faire face au désarroi de sa situation. À l’instar de nombreux autres agriculteurs qui ne cessent de recourir au suicide, étranglés par une concomitance de facteurs mortifères (dettes, revenus dérisoires, compétition internationale, isolement…), comme nous l’avait raconté la fiction Petit paysan (2017).
La même année était aussi sorti le magnifique documentaire de Christophe Agou Sans adieu, qui racontait l’écroulement – tantôt digne et résistant, tantôt douloureux et grotesque – de la paysannerie traditionnelle dans un Forez pas si éloigné de la région charollaise où habitait et travaillait Laronze. Ce film forézien ne marquait qu’un nouveau chapitre particulièrement réussi d’un long compagnonnage entre cinéma du réel et question paysanne, où se mélangent fascination pour la disparition et solidarité de combat (de la série I dimenticati, réalisée par l’Italien Vittorio De Seta dans les années 1950, à celle, plus récente, de Raymond Depardon, Profils paysans, entre 2001 et 2008).
Il y a probablement une différence significative entre la parabole des protagonistes de Sans adieu et celle de La Chanson de Jérôme. Les personnages d’Agou sont une épine de passé accrochée à la chair du présent industriel et entrepreneurial alors que le jeune Jérôme animé par une vision écologiquement radicale de son métier devient un éclat de futur enfoncé dans l’inertie d’aujourd’hui.
L’alternative pour le paysan bourguignon ne peut pas se réduire au faux choix entre être tué ou se tuer. Ce serait indécent, et cette indécence scandaleuse surplombe le long-métrage comme un fantôme. L’échappatoire à ce terrible système binaire est la possibilité de « se défendre », pour reprendre les mots et la pensée d’Elsa Dorlin[4].
L’engagement écologiste est en train de devenir la cible d’une répression de plus en plus violente qui rend extrêmement vulnérables (physiquement et psychiquement) les corps impliqués dans les luttes environnementales. Sans partir dans la forêt brésilienne, où les activistes, en particulier autochtones, qui se mobilisent peuvent le payer au prix de leur propre vie, dans notre Europe effrayée par les « écoterroristes », le gouvernement italien invente de nouveaux crimes pour réprimer violemment les actions des militants et les forces de l’ordre, en France, prennent le risque de les tuer (Sainte-Soline). « Se défendre », ici, signifie ne pas s’embourber dans le modèle défaillant de l’industrie agricole, comme semblent le faire les revendications de la FNSEA lors des récentes mobilisations massives. « Se défendre », ici, signifie d’abord ne pas être seul, isolé, comme le paysan bourguignon dans son lent effondrement.
Si la trajectoire de Jérôme Laronze reconstruite par le film s’avère être celle d’un isolement et d’une incompréhension – partiellement expliqués par la dégradation de sa santé mentale –, la narration cinématographique d’Olivier Bosson, basée sur l’implication des habitant·es du territoire où il a vécu et travaillé (l’arrière-pays mâconnais), semble recomposer une communauté. Cette communauté se réunit face caméra pour le dernier plan du film : pendant que le générique défile, le groupe des acteurs et actrices du coin se rassemble et nous adresse son regard. La Chanson de Jérôme peut ainsi être entendu comme un opérateur de rapprochements, selon le principe de « l’échelle 1:1 » auquel l’artiste lyonnais a consacré un livre. Le système distributif choisi pour la sortie en salles actuellement en cours, celui d’une tournée en compagnie du cinéaste, témoigne de cette invitation à se rapprocher et à réduire les distances – non seulement par rapport à l’histoire tragique et politique de Laronze, parfois connue d’une façon confuse et approximative.
« Les gendarmes — n’avaient-ils pas — d’autres choix — que de le tuer ? » La ritournelle des enfants constitue un des rares moments d’interruption du récit qui se déploie d’une façon linéaire et haletante selon une maîtrise des logiques fictionnelles qui s’éloigne d’un certain goût pour l’expérimentation propre au parcours de vidéaste d’Olivier Bosson. L’artiste dit considérer la fiction cinématographique comme un véritable « espace public » où des rencontres peuvent se produire, en dehors de l’exclusivité de certains circuits de l’art contemporain ou d’autres langages cinématographiques. Quelque chose qu’on aurait en commun, donc : un espace où on peut se retrouver.
L’élément musical du titre (« la chanson ») pourrait rappeler ses premières productions filmiques où Olivier Bosson tentait d’appliquer la logique de l’album sonore et du sampling à une création vidéo (Compétent dans sa branche, 2004). En sortant de la salle, se manifeste l’hypothèse que cette « chanson » pourrait appartenir également à un souffle narratif épique (une chanson « de geste », donc). Bien que dépourvue d’un héros invincible et de son triomphe, ce courant épique réchauffe le sang-froid de la tragédie et réunit un groupe autour de la transmission des péripéties de Jérôme. C’est une narration épique qui ne se prend pas complètement au sérieux, qui accepte l’impureté.
Les moments comiques, comme le décompte du bétail indiscipliné par l’inspection, ou les moments pédagogiques, comme la leçon improvisée sur l’origine du barbelé et de la clôture, sortent de l’entonnoir fictionnel, orchestrent des interruptions dans la vraisemblance naturaliste. Comme il est salutaire d’arrêter la fiction, interrompre parfois le progrès (une sorte de fiction…) pourrait s’avérer fondamental[5]. Du moins, le temps de se demander collectivement si un tel progrès est vraiment viable. Mais comment éviter que son futur déterministe déploie entretemps des griffes létales pour venir étrangler les divergences présentes ? Incarné d’une façon mémorable par le Terminator (1984) de James Cameron, ce dilemme se retrouve ici représenté par une panoplie éparpillée de fonctionnaires, règles, mauvaises fois et maladresses bien moins effrayante et bien plus ordinaire que le célèbre robot killer. Mais tout aussi létale, finalement…
La Chanson de Jérôme d’Olivier Bosson, en salles depuis le 16 octobre dernier.