Littérature

Faire de l’écriture une insurrection – sur Banzeiro Òkòtó d’Eliane Brum

Écrivaine

« Je termine ce livre au milieu », écrit la journaliste brésilienne Eliane Brum. Pour conclure un récit tourbillonnant, qui empêche toute traversée en ligne droite, comme y invitent l’òkòtó et le banzeiro, désignant respectivement la forme spirale et une zone dangereuse. Un récit qui fait le portrait de ceux-là, les « peuples-forêt », qui luttent et meurent pour la survie de l’Amazonie, et donc de l’humanité.

Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde est un livre-tourbillon qui prend le parti de la déstabilisation. Pour y raconter la forêt, la journaliste brésilienne Eliane Brum part d’une rivière ; pour décrire un territoire que nous fantasmons intact, elle nous le montre habité et/ou dévasté ; là où nous nous préoccupons de protection et de conservation, elle appelle à des insurrections. Faire bouger les lignes, voilà ce que disent les deux intraduisibles du titre de façon à la fois manifeste et cryptée.

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Brum éclaire dès l’ouverture la signification du banzeiro. Ce terme conçu par les peuples vivant sur les rives du Xingu – un des affluents les plus importants de l’Amazone – désigne le « territoire impétueux de la rivière ». Pour qui cherche à traverser le courant, le banzeiro est « une zone de danger entre le lieu d’où l’on vient et celui où l’on souhaite aller ». Il empêche toute traversée en ligne droite et oblige à inventer des circulations capables de composer avec ses embardées.

Quant à l’òkòtó, ce terme yoruba – langue d’Afrique de l’Ouest parlée au Brésil, et notamment en Amazonie, par la diaspora des descendant·es d’esclaves – qualifie « un escargot, une coquille conique contenant une histoire ossifiée qui se déplace en spirale […]. À chaque révolution il s’agrandit “jusqu’à se transformer en un cercle ouvert sur l’infini” ». Le titre de l’ouvrage nous fait donc passer d’un tourbillon à l’autre – le premier hyperlocal (le banzeiro « n’existe que là où il est »), le deuxième capable, par son expansion, de se faire monde et d’accueillir le monde : « L’Amazonie Centre du Monde, c’est le banzeiro en train de se faire òkòtó. »

À l’instar de ce titre, la structure du récit refuse les ordonnancements linéaires. Elle n’est ni chronologique, ni réellement thématique et met sens dessus dessous son propre sommaire : le texte s’ouvre par un chapitre 11 que suit un chapitre 31, en huitième position intervient le chapitre 0, suivi du chapitre 100 et du chapitre 666. Brum dit et redit, reprend des chemins qui semblent déjà empruntés, mais la répétition est toujours déplacement de la pensée, des mots, des points de vue, des façons de dire : le récit est spirale plutôt que cercle. Il refuse toute circonférence et toute clôture. « Je termine ce livre au milieu », écrit Brum en guise de dernière phrase. Cette position n’est pas uniquement une posture formelle ou théorique. Elle permet à la journaliste d’incarner dans le corps du livre les bouleversements éprouvés dans son propre corps au contact de l’Amazonie. En s’y installant, elle s’est découverte trouée, poreuse, déstructurée. « Qu’est-ce qui me limite encore dans le monde ? C’est une question à laquelle je ne sais pas répondre. »

Eliane Brum n’a pas exactement décidé de quitter São Paulo pour s’installer à Altamira, ville de « la taille de la Belgique et de la Grèce réunies » construite au cœur de l’Amazonie – contre l’Amazonie. Elle n’a pas pu faire autrement que de décider, elle a été décidée pourrait-on dire. À force de fréquenter la forêt, d’y venir en reportage, de la raconter, elle a passé un point de non-retour. Eliane Brum a déménagé et sa vie entière – matérielle, amoureuse, psychique, physiologique, etc. – s’est défaite. Ce que la journaliste raconte de cette transformation n’a rien du récit de changement de vie, de quête de sens ou de joyeux retour aux sources.

Pour elle, s’installer à Altamira n’est pas un retour : Eliane Brum est blanche, urbaine, issue d’une famille brésilienne d’ascendance italienne, identifiée à ceux qu’on appelle les gauchos – identité dont elle fut longtemps fière avant de découvrir qu’en Amazonie et pour les « peuples-forêt », le gaucho est une des incarnations de la prédation.

Et l’Amazonie, aujourd’hui, n’est plus un endroit où se ressourcer : la forêt n’a rien d’intact – le fantasme de sa virginité n’est mobilisé que par ceux qui entendent la violer, les Bolsonaro et consorts qui comparent à l’envi le corps de la forêt à celui d’une femme dont ils peuvent disposer. L’Amazonie est un lieu dévasté et Altamira, le front avancé et actif de cette dévastation, la ville la plus violente du Brésil, à la fois par son taux d’homicide et par la rage que la ville déploie contre la forêt. Eliane Brum n’a jamais vécu entourée d’autant de béton que depuis qu’elle est allée vivre dans la ville d’Amazonie. Dans une série de scènes qui seraient drôles si elles n’étaient terrifiantes, Brum décrit l’acharnement avec lequel chaque parcelle de végétation se retrouve cimentée, chaque arbre détruit ou plutôt, selon le vocabulaire des propriétaires, « nettoyé ».

Vivre à Altamira, c’est vivre au cœur de l’exploitation, dans une proximité telle qu’il est impossible de l’ignorer. À mesure qu’on s’éloigne de l’Amazonie – par exemple quand on vit à São Paulo, plus encore quand on vit en Europe –, la perception des horreurs que recouvrent nos modes de vie s’atténue. On peut calmement ignorer ce qu’il en coûte de nos faits et gestes. Pas à Altamira. Eliane Brum découvre que la maison qu’elle s’apprête à louer est la propriété d’un exploitant meurtrier, elle réalise que la table qu’elle vient d’acheter provient de la coupe clandestine de bois précieux. À Altamira, elle apprend « l’impossibilité de l’innocence ».

Loin d’opposer protection des populations humaines et protection de l’environnement, Eliane Brum martèle qu’un écocide est toujours un génocide – et l’on pourrait ajouter : un épistémicide.

Le récit d’Eliane Brum est saturé par la conscience de la violence, celle des hommes envers la forêt, celle des hommes envers d’autres populations humaines. S’il est encore des penseur·euses pour opposer environnementalisme et humanisme et faire passer la nécessité de prendre soin des populations humaines (de « nourrir les hommes », selon le titre d’un ouvrage de la géographe Sylvie Brunel) avant la défense de l’environnement et des non-humain·es, Banzeiro Òkòtó démontre comment la violence faite à l’environnement est consubstantielle d’une violence aux populations.

Le récit débute par une analyse écoféministe de la déforestation où Brum montre que le Brésil maltraite sa forêt comme il maltraite ses femmes. De là, elle passe aux habitant·es de la forêt et à leur anéantissement par l’exploitation agro-industrielle. Détruire la forêt, c’est détruire les peuples qui lui appartiennent – celleux que la journaliste nomme les « peuples-forêt ».

Qui sont-ils ? Les populations autochtones bien sûr, mais pas seulement. Eliane Brum s’intéresse aussi à celleux que le capitalisme extractiviste a jeté·es en Amazonie. Les Quilombolas d’abord, descendant·es d’esclaves en fuite qui trouvèrent leur liberté dans la forêt, et les Beiraderos, peuple des rives du Xingu, descendant·es des cohortes de paysans appauvris du Nord-Est du Brésil qui vinrent en Amazonie à partir de la fin du XIXe siècle – poussés par la misère ou déportés par l’État – afin de saigner des hévéas pour l’industrie du caoutchouc. Après l’effondrement de la filière, les Beiraderos restèrent dans la forêt et firent de leur vie dans les marges « non pas une expérience d’exclusion, mais de liberté », comme les Quilombolas avant eux. Les Beiraderos sont un « entre-deux de la forêt », écrit Eliane Brum.

Là où le début de l’ouvrage sur les femmes et les populations autochtones pouvait faire redouter que l’approche de Brum s’en tienne à l’essentialisation de certaines populations associées à une nature originelle, la suite prouve le contraire. Brum considère ce qui est mêlé, complexe, paradoxal, ce qui est déjà abîmé, ce qui n’est pas épargné.

Cette complexité prévaut aussi quand elle décrit les agresseurs. Si les premiers responsables visés sont la dictature militaire et Bolsonaro – qui présidait le pays quand Brum écrivait l’ouvrage –, elle rappelle que les gouvernements de gauche n’ont pas dérogé à l’exercice de la violence écologique et sociale. Eux aussi ont perpétué une « vision du monde colonialiste, corrompue et prédatrice » et la « perspective extractiviste » qui structure cette vision.

Preuve en est le barrage de Belo Monte, dont la construction sur le Xingu fut autorisée en 2010 par le gouvernement de Lula da Silva et du Parti des travailleurs, avant d’être inauguré en 2016 par Dilma Rousseff. La construction du barrage délogea des communautés entières, notamment les Beiraderos. Leurs maisons furent incendiées, leurs sépultures submergées, leurs histoires niées, tout comme leurs modes de vie et leur identité. Exilé·es à Altamira, celleux qui appartenaient à la forêt sont « devenus pauvres ». Eliane Brum consacre des pages poignantes et révoltantes à ces « vies endiguées ».

Loin d’opposer protection des populations humaines et protection de l’environnement, Eliane Brum martèle donc qu’un écocide est toujours un génocide – et l’on pourrait ajouter : un épistémicide, selon le terme conçu par le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos pour désigner la destruction des connaissances et des pratiques extra-occidentales. Il est d’ailleurs frappant de constater combien les gigantesques feux de la forêt amazonienne de 2019 dont parle Eliane Brum trouvent un lugubre signe avant-coureur dans l’incendie, un an plus tôt, du Musée national de Rio, qui rassemblait les plus grandes collections et fonds documentaires concernant les populations autochtones et afrodescendantes du Brésil. Comme la forêt, ces connaissances sont parties en fumée.

Du nouage entre la forêt et ses peuples, du lien consubstantiel entre la maltraitance de l’une et celle des autres, Eliane Brum déduit : « Le seul moyen efficace de reboiser l’Amazonie est de reboiser les peuples-forêt. » Il y a intrication des luttes car il y a intrication des existences. La forêt n’existe pas sans ses peuples et eux n’existent pas hors d’elle.

Banzeiro Òkòtó fait le portrait de celleux-là qui luttent, tombent, meurent ou survivent – Raimunda, João, Eduardo, Erasmo et bien d’autres figures peuplent le livre avec puissance et le font résonner de leurs voix qui, parfois, se mêlent aux voix de l’État, des exploiteurs, des journalistes, etc. Une des forces du livre est de nous faire entendre combien tou·tes parlent des langues distinctes. On pourrait suggérer que trois types de langues peuplent l’ouvrage : celles qui s’imposent ; celles qui saisissent ; celles qui s’inventent.

Les langues qui s’imposent sont celles du colonialisme et de l’exploitation. L’anglais, langue de l’impérialisme qui n’est pas suscitée par l’expérience mais imposée de l’extérieur comme convention et obligation. « J’ai fait semblant de parler anglais. Et j’ai tellement fait semblant que j’ai fini par l’apprendre un peu », écrit Eliane Brum. Le portugais aussi qui, pour dire déboiser, use du mot « desmatar », soit détuer : un verbe qui « dit le contraire de ce qu’il fait ». Une même contradiction cynique se retrouve dans le nom donné au barrage qui a détruit les peuples du Xingu : Belo Monte. « La violence s’exprime aussi dans la façon de nommer les choses. Il faut une forme de jouissance sadique pour qualifier de beau une arme de destruction », écrit Brum, prêtant attention à toutes les occurrences où la violence des actes et celle des mots avancent ensemble.

Contre l’impérialisme et le sadisme de ces langues, Brum se laisse saisir par d’autres. Elle raconte comment, dès son premier voyage en Amazonie, « [s]on vocabulaire s’est étendu en même temps que [s]on âme ». Elle est saisie par des « mots nouveaux », des « rythmes découverts », des « langues aux textures inédites ».

De l’òkòtó, elle dit : « Le mot s’est emparé de ma perception du mouvement. » Ces langues venues du lieu permettent à Eliane Brum de progresser hors des catégories de la pensée occidentale. On pense à Audre Lorde et à son constat simple et implacable : « Jamais les outils du maître ne détruiront la maison du maître. » Faire trembler le fief de la pensée extractiviste et coloniale implique de penser les langues dans lesquelles elle s’est construite et propagée. Le féminisme a depuis longtemps attaqué l’ordre linguistique patriarcal. La pensée écologique s’y engage désormais, consciente que seuls de nouveaux mots, mais aussi de nouvelles grammaires, sauront défaire le rapport de domination de l’humain sur la nature.

Choisir, en titre, deux termes intraduisibles, c’est déjà refuser de passer le seuil de cette « maison du maître » pour commencer à bâtir ailleurs et autrement. Au même moment où Banzeiro Òkòtó est traduit en français (à l’exception, donc, de son titre), paraît l’essai de Malcolm Ferdinand dont le titre, S’aimer la terre, brusque la syntaxe. Trop des présupposés par lesquels la catastrophe advient sont inclus dans la grammaire occidentale. Pour lutter, il faut la déstructurer.

C’est ainsi qu’Eliane Brum n’a de cesse de renverser l’ordre classique des sujets et des objets : les peuples appartiennent à la forêt plutôt qu’elle ne leur appartient, la journaliste est saisie par des mots, absorbée par une ville, transformée par une langue, etc. Eduardo Viveiros de Castro, Bruno Latour, Donna Haraway sont passés par là. Eliane Brum leur emboîte le pas, soucieuse de cesser de concevoir les personnes humaines comme seules capables de détenir et d’agir pour les envisager affectées et parfois possédées par des sujets non-humain·es – ou plus-qu’humain·es, selon sa terminologie.

Ceci nous conduit à la troisième langue, celle qui s’invente pour dire et susciter une lutte d’un nouveau genre. Une lutte qui ne se nourrit pas d’espoir, qui sait que le futur est déjà ruiné, mais qui agit quand même – et au lendemain de la réélection de Donald Trump, l’insistance d’Eliane Brum à dire que l’absence d’espoir n’est pas une raison de ne pas lutter résonne avec une force inouïe. Quand trop est déjà perdu, continuer exige des mots nouveaux. Ainsi, pour décrire la résistance qui est devenue la seule condition possible des « peuples-forêt », elle parle de « rexistence », avant de proposer de recourir à l’« imaginaction », manifestant son souci permanent de relier la pensée aux actes, de produire une « pensée qui agit » ou une « idée qui agit » et qui lutte.

Venue lutter aux côtés des peuples-forêt, découvrant de nouveaux mots, de nouvelles réalités sensibles, Eliane Brum parle depuis l’intérieur de cette « Amazonie centre du monde », sans jamais oublier la spécificité de sa propre place. Elle parle à côté de sans parler à la place de et, régulièrement, elle reconnaît ce à quoi elle ne peut pas accéder. « Je raconte des vies endiguées parce que je ne comprends pas la rivière. Mes reportages sont nés de cette impossibilité de l’atteindre. » Ou plus loin : « Un bon anthropologue côtoie un peuple indigène pendant des années, des décennies, non pas pour le comprendre, mais pour trahir le moins possible le peu qu’il comprend de lui. »

Une des expériences inatteignables des peuples-forêt est la suivante : elle et eux ont déjà connu la fin du monde. Pour les blanc·hes – et plus encore pour les blanc·hes de l’Occident –, la fin du monde est un horizon redouté en même temps que fantasmé. Et cet horizon, analyse Brum, sert la rhétorique des dictateurs et des réactionnaires. Bolsonaro comme Trump en bénéficient. Le futur étant annoncé comme néant, ils capitalisent sur la promesse de ramener leurs populations à un passé fantasmé. Face à la ruine du futur (« Le futur a-t-il de l’avenir ? », demandait déjà Bruno Latour), chercher refuge dans le passé, c’est préférer « sombrer dans la haine et le mensonge ». Là encore, l’écho entre les propos de Brum et la réélection de Trump par des populations convaincues qu’il sera capable de leur rendre un « avant » idéalisé quoiqu’il en coûte aux plus fragiles et à l’environnement est confondante.

Entre passé fantasmé et futur détruit, la seule issue possible est de « désinventer le futur pour le construire autre », écrit Brum, de changer notre rapport au temps et de poser les conditions pour agir même après la fin du monde. Il nous faut, dit-elle, apprendre à « agir sans croire ».

Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde n’est pas un livre optimiste, il se situe au-delà de l’espoir comme du désespoir et démontre que nous n’avons pas le luxe de nous reposer sur de tels affects. À la place, Brum appelle à engager une éthique de l’action dont le premier principe sera « le déplacement de ce qui est centre et de ce qui est périphérie, repositionnant l’Amazonie et d’autres enclaves de nature comme centres géopolitiques du monde humain ».

Voilà pourquoi ce livre s’arrête « au milieu » : il ne peut avoir de fin puisque la seule fin possible est la continuation de la lutte. Nous contraindre à voir, à savoir, à faire, tel est le pari de ce récit-tourbillon.

Eliane Brum, Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde (2021), traduction du portugais (Brésil) par Marine Duval, Éditions du sous-sol, septembre 2024.


Nina Leger

Écrivaine, Enseignante à l'école des Beaux-Arts de Marseille

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