Bête de somme – sur Comme une mule de François Bégaudeau
Les universitaires sont pointilleux. La preuve, ils aiment les crochets. Le dernier essai de François Bégaudeau, Comme une mule, en produit la satire : « Quand Dutronc chante “toute ma vie j’ai rêvé d’être une hôtesse de l’air”, un universitaire le cite comme suit : Jacques Dutronc nous dit que “toute [sa] vie [il a] rêvé d’être une hôtesse de l’air”.» Un de ces plumitifs répondra que la règle permet d’éviter une aberration syntaxique, voire qu’il ne citerait pas la chanson de cette manière-là car ce serait opérer une confusion entre le « je » de l’énonciateur de la chanson et la personne réelle de Jacques Dutronc.
Il s’avère que le sujet de la dissociation entre l’œuvre et l’auteur est précisément un point mal défini de Comme une mule. Mais peu importe, la manie des crochets est un symptôme de « minutie universitaire », tare dont serait accablée l’historienne Ludivine Bantigny. Sauf que celle-ci, aveuglée par sa « hargne », manquerait en réalité de minutie, nous dit le texte.
Comme une mule articule sinuosité et coup de force langagier. Il affirme un style dominateur entretenant plusieurs points communs avec le masculinisme d’Éric Zemmour et l’ethos de Donald Trump. L’auteur se présente comme étant du côté des « faits », contrairement aux militants qui, selon les analyses opportunément résumées d’Elsa Deck Marsault[1], s’attaquent aux mots à défaut de s’attaquer à la chose : « L’initiative de LB a lieu sur Twitter, logosphère où des mots commentent des mots. Elle ne réagit pas à un acte, une attitude, une orientation pratique de la lutte, mais à un post ». Et si au contraire on faisait l’hypothèse qu’on ne sort guère du langage. Retournons celui du texte, et que de la terre vaine sorte quelques conclusions.
Le sens des crochets
Lorsqu’en 2020, Ludivine Bantigny a diffusé sur les réseaux sociaux la phrase que François Bégaudeau a publié à propos d’elle sur son site internet, elle l’a transposée à l’aide de crochets, tronquée. L’auteur de Comme une mule y voit un trait décisif de mauvaise foi, d’autant que Ludivine Bantigny n’a pas précisé que la phrase était précédée plus en amont de compliments au sujet de son travail d’universitaire.
Tout ceci aurait pris place dans le contexte « potache » et joueur d’un glissement de la conversation sur un forum, ramenant progressivement une femme, d’abord convoquée en tant qu’intellectuelle, au domaine de la sexualité. Pour certains, c’est un trait révélateur de la misogynie ordinaire. Pour d’autres, comme l’énonciateur de Comme une mule, peu amateur de l’analyse systémique – fait curieux pour quelqu’un qui rappelle ici et là son marxisme – au point de faire des affaires de violences sexuelles des « faits divers », c’est un détail. L’« écervelée » (p. 158) a écrit : « Tous les auteurs de La Fabrique [me seraient] passés dessus. » Alors que François Bégaudeau a écrit : « Dans le milieu radical parisien, Ludivine est connue pour être jamais la dernière. Tous les auteurs de La Fabrique lui sont passés dessus, même Lagasnerie. »
Suivons un moment le raisonnement. Lagasnerie n’étant pas un auteur de la Fabrique, Lagasnerie étant homosexuel, François Bégaudeau a produit un court-circuitage humoristique qui désamorcerait la violence de la blague misogyne. Il y a une blague sur une blague, et la première annule la seconde. Mais alors, pourquoi tant de bruit ? En raison, nous dit l’ouvrage, des progrès du féminisme dit « moral » qui gangrène les consciences.
Comme une mule charrie une idéologie de nature réactionnaire, se cristallisant dans un masculinisme stylistique
La première partie revient sur l’affaire, produisant autant de développements au comique bien involontaire minimisant la phrase originelle ou augmentant la responsabilité de celle qui devient rapidement « LB[2]», accusée d’avoir déguisé les circonstances et le contexte de la phrase puis d’avoir judiciarisé une affaire dérisoire. Il s’agit de défendre l’humour, le vrai.
L’auteur disqualifie les théories sur l’humour qui ne correspondraient pas aux siennes sans les mentionner ni les discuter[3], grâce à une pratique de l’axiome qui s’apparente au coup de force non pas parce qu’il est axiome, tout le monde en fait, mais parce qu’il se substitue au raisonnement. On lit que « Tout humour est noir » (p. 173), le rire est amoral, il rit « avec l’horreur » (p.175). Dieudonné, la libido, de vagues souvenirs de Freud – pas trop explicites quand même parce que la psychanalyse c’est pour les bourgeois – la joie des bons mots, tout cela forme un mélange vide de rigueur. Sont placés sur le même plan, à l’échelle de longues pages, une blague pleinement raciste, une blague anti-raciste, des plaisanteries misogynes effectuées dans le cadre de l’intimité d’un couple, des pensées racistes non exprimées, des spectacles d’humoristes dont le public est venu exprès pour entendre de l’humour et se faire vanner, sans oublier les vannes de la séduction (type je te dis que tu es moche parce que tu me plais, les bons souvenirs de la quatrième D devenant ici le symbole d’un humour séducteur non-élitiste).
Très peu de place est laissée au contrargument principal, certes évoqué, mais évacué rapidement selon le procédé de l’antéoccupation qui consiste à anticiper les objections pour mieux y répondre. Multiplié dans l’ouvrage, ce procédé complexifie artificiellement le raisonnement d’autant que l’auteur ne présente pas ces objections en tant que telles mais comme des étapes de sa pensée, en une forme d’antéoccupation implicite, permanente et sophistique. La plaisanterie citée se situe pourtant du côté de l’idéologie dominante, qui voit dans la sexualité des femmes un sujet permettant de les ridiculiser voire de les humilier, en conformité lointaine avec les pratiques libertines aristocratiques et misogynes de l’Ancien Régime. Elle n’est pas transgressive mais conforte l’idéologie, donc la morale.
En outre, la plaisanterie qui se situe selon François Bégaudeau hors de la morale, du côté de la sexualité libératrice et exutoire, se situe, surtout, hors de tout pacte ludique. Même l’humour le plus transgressif possède des règles. Il prend place dans le sein de conditions d’énonciation concernant le cadre de la plaisanterie, l’émetteur, le récepteur et la cible. Ces conditions implicites varient selon les types d’humour et lui donnent sa légitimité.
Ici, la plaisanterie incriminée cible dans un espace de discussion public une personne réelle, non intégrée à l’échange, en faisant une allusion à ses mœurs. Est exclue du raisonnement global de Comme une mule la question de la civilité, non pas politesse creuse mais sociabilité articulant le domaine politique avec le domaine moral (au sens large du terme de conventions régissant les interactions entre les citoyens), et ce dans toutes les classes de la société. Elle ne correspond sans doute pas à l’attelage nietzschéo-marxiste qui régit l’ouvrage de manière bancale.
Selon l’auteur, LB aurait dû répondre par une contre-vanne. En judiciarisant, LB tape sur un « camarade » et renie ses engagements de marxiste (la justice, instrument d’oppression aux mains de l’État). Pourtant, si une personne dotée de convictions marxistes en vient à faire appel à la justice, son choix est à prendre encore plus au sérieux, il a encore plus de sens, contrairement à ce que sous-entend la rhétorique de l’ouvrage qui assimile régulièrement les féministes à des petites-bourgeoises décérébrées selon une antienne du militantisme marxiste des années 1970.
Déplaçons le problème. La judiciarisation correspond à un refus catégorique de se plier à la langue de l’humour réactionnaire décivilisé, décontractualisé, qui agresse puis qui ordonne : « Mais enfin, rigole avec moi, c’est juste une blague ». Elle correspond au désir de recourir à une autre rhétorique, celle de la justice, qui possède son cadre énonciatif et ses modalités discursives propres. Rapprochons cette hypothèse de l’ouvrage de Denis Salas, Le Déni du viol. Essai de justice narrative (2023) qui met au jour le besoin pour nombre de victimes de produire un récit, donc d’écrire. Ajoutons qu’au vu des lenteurs et de la lourdeur des procédures judiciaires en cas de violences sexistes et sexuelles[4], bien connues de la part de nombreuses plaignantes, le fait de porter plainte n’engage pas nécessairement une adhésion heureuse vis-à-vis de l’institution, bien au contraire : de manière volontaire ou involontaire, il peut s’agir de mettre en lumière ses failles. Enfin, anticarcéralisme et antipénalisme ne sont pas nécessairement synonymes.
En somme, si la justice vaut manifestement, de nos jours, comme un lieu de refuge d’ordre langagier autant que comme un contre-lieu renvoyant de nombreuses plaignantes à la violence voire à l’inadéquation des lois et les interrogeant par là-même, il vaut mieux s’emparer du paradoxe, au lieu de décrédibiliser d’emblée les féministes dites « morales[5]», adjectif servant à forger un épouvantail théorique bien commode.
Revenons aux fameux crochets. La troncature de la citation peut se comprendre non pas comme un refus des « faits » (dont l’auteur rappelle ad nauseam qu’ils sont têtus comme une mule, alors que le livre ne parle que d’interprétation), non pas comme une incompréhension de la plaisanterie (l’auteur ose l’hypothèse) mais comme le refus de ce régime de la plaisanterie lorsqu’il est ordonné depuis l’extérieur. En outre, les crochets incriminés (« tous les auteurs de la Fabrique [me seraient] passés dessus ») révèlent une mise à distance de nature humoristique, qui réintègre le propos de François Bégaudeau dans le cadre des conventions polies de cette fameuse langue dite « universitaire », pour mieux se les réapproprier tout en exposant leur violence par effet de contraste citationnel. De là, ce que l’auteur cible : LB aurait voulu « garder le contrôle sur le récit » (p. 44). Selon François Bégaudeau, c’est ridicule.
L’oeuvre et l’auteur
Pourtant, Comme une mule s’attache aussi à « garder le contrôle sur le récit » : « […] quoique rétif à me justifier, je me rends justice. Personne ne le fera à ma place » (p.31). Le livre se présente comme un plaidoyer pro domo, comme il se dit d’une personne qui se fait son propre avocat. À ce titre, il est conforme au geste de François Bégaudeau qui s’est défendu lui-même lors du procès, face au « battement de paupière réprobateur de la juge » (p. 366), encore une minutieuse celle-là, sans doute qu’elle aime les crochets.
Le contrôle va loin. Le narrateur s’autorise à récupérer de manière autoritaire l’identité de la plaignante dans la fiction, dressant deux courts récits satiriques dans lesquels il imagine la jalousie tenace de LB à son égard, puis invente et narre une partie de sa jeunesse. Il en fait un personnage. La méthode se rapproche, sur ce point-là, de ce qui a été reproché à Gabriel Matzneff par Vanessa Springora dans Le Consentement : la dévoration des vies et/ou des noms par la littérature au nom de l’art (« Je postule ici que l’art existe » nous apprend le prédicateur Bégaudeau). La différence est que Matzneff s’appuie étroitement sur des faits réels. Bégaudeau réinvente une jeunesse. Mais la source du livre est bien une affaire judiciaire relevant du domaine public impliquant des personnes réelles nominativement présentes dans le texte. L’agressivité amère de ce geste prive d’emblée l’ouvrage de sa potentielle valeur littéraire.
Dans un cadre textuel étroitement subordonné à la rhétorique judiciaire et au jugement de valeur (fait étonnant pour un nietzschéen vitaliste qui se situe dans un au-delà du bien et du mal) l’auteur a recours à l’argument suivant : « Pour évaluer le taux de misogynie dans le sang d’un écrivain, rien de tel que de lire ses livres et d’écouter ses entretiens. On verra qu’il n’y a rien de particulièrement misogyne dans ce matériau écrit et sonore […] » (p. 62-63). Pour le dire autrement : « Pour savoir si un écrivain est misogyne, il faut lire et écouter ses livres et ses propos. Mes livres et mes propos ne sont pas misogynes. Donc je ne le suis pas. » Il y a pétition de principe (stratagème n° 6 dans L’Art d’avoir toujours raison de Schopenhauer) car il y a un syllogisme dont la première proposition, dite majeure, n’est en rien démontrée : il est possible de se prononcer sur la misogynie d’un auteur sans lire ou écouter ses autres propos.
Ici, nous choisissons de prendre au mot une autre partie du texte. Dans sa partie centrale, Comme une mule explique que la littérature est un champ autonome vis-à-vis de la morale et de la politique. Il faut séparer l’œuvre et l’auteur. C’est toutefois un moment fin et apaisé si on le compare avec l’amertume de la première partie. La mort de l’auteur, Proust, Contre Sainte-Beuve[6], Baudelaire attaqué pour Les Fleurs du mal, Flaubert pour Madame Bovary.
Le rapport avec la première partie n’est pas clairement établi, tout au plus est-il suggéré qu’il y a un lien, entre le post et l’art (stratagème 18 dans L’Art d’avoir toujours raison : le changement de sujet au moment opportun, ou mutatio controversiae). Apparemment, la blague beauf, c’est de l’art en fait, et puis peut-être aussi que FB, c’est Flaubert. L’artiste est un « lieu de passage » qui ne contrôle pas ce qu’il fait, selon une théorie de la création assez datée. Le paradoxe est patent, dans un texte qui se présente comme une autodéfense dans le contexte d’une affaire judiciaire réelle.
Certes, le texte est un écart vis-à-vis du réel. Jean-Jacques Rousseau a beau avoir volé un ruban à son employeuse et laissé accuser, sans se dénoncer, une autre domestique à sa place, se restreindre à une lecture strictement morale de ce passage des Confessions (« c’est pas bien de faire ça ») serait passer à côté de son intérêt. L’art « est moralement autonome » (p. 234), même s’il entretient une relation de continuité avec la personne de l’artiste. Très bien. Suivons donc ce parti pris.
S’il y a autonomie de l’art, il n’y a pas, pour juger d’un texte, à se fier à ce que l’auteur dit de lui-même ni même obligatoirement à envisager le reste de son œuvre. L’autonomie de l’art autorise à se livrer à une approche intertextuelle : au-delà de l’intention explicite ou consciente de son auteur, un texte entretient une relation avec d’autres textes et d’autres phénomènes langagiers. En l’occurrence, avec le style masculiniste d’Éric Zemmour et l’ethos de Donald Trump.
La domination avance masquée
Comme une mule repose sur un style dominateur tout en affirmant explicitement s’en distinguer (ainsi que du style réactionnaire objet des recherches de Vincent Berthelier[7], cité dans les dernières pages) pour mieux se tenir du côté d’une « langue qui se fait toute petite » et qui crée de l’espace pour la pensée. Ce style s’affirme en effet tout en discrétion grâce aux nombreux revirements de celui qui dit « je ». Il n’en existe pas moins. Il recourt à une accumulation de stratagèmes de rhétorique et se rapproche de la parole pamphlétaire définie par Marc Angenot[8], dans sa manière d’isoler le locuteur face à ce qui est présenté comme un ennemi uniforme.
Zemmour comme Bégaudeau commentent et critiquent les mots du féminisme. Mutatis mutandis, c’est « macho » pour Zemmour, « déconstruit » pour Bégaudeau.
L’ouvrage exagère à l’absurde les propos de l’adversaire, en l’occurrence des féministes, en leur prêtant des intentions de censure globale (stratagème 1 de L’Art d’avoir toujours raison[9]). Les femmes sont régulièrement associées à des termes évoquant le refus de la complexité et la limite intellectuelle. « Le féminisme est une machine à fabriquer du même » dit Éric Zemmour dans son pamphlet masculiniste Le Premier Sexe[10] ; « Le féminisme sans l’analyse systémique c’est du développement personnel » dit Bégaudeau[11]. L’apologie des mystères du désir et les analyses du capitalisme qui exploite les femmes en leur donnant des postes de pouvoir (dans sa version néolibérale), s’appuyant sur leur docilité sans que celles-ci ne s’en aperçoivent, rejoignent des lignes de Zemmour[12]. Les deux auteurs commentent et critiquent les mots du féminisme. Mutatis mutandis, c’est « macho » pour Zemmour, « continuum » et « déconstruit » pour Bégaudeau.
Un procédé stylistique rapproche en outre les deux livres : le choix du pronom « on » pour désigner la parole des féministes ainsi unifiées arbitrairement, ou le groupe dont fait partie l’énonciateur. Les linguistes Frédéric Landragin et Noalig Tanguy écrivent sur « on » qu’il « a ceci de particulier qu’il peut référer aussi bien à une personne précise qu’à un générique, à un collectif clairement identifiable qu’à un groupe de personnes à l’étendue et aux limites vagues ; il peut inclure ou exclure le locuteur, renvoyer aussi bien aux interlocuteurs qu’à de tierces personnes[13] ». Ajoutons que le « on » polarise tout en douceur la pensée autant que la vie politique. Dans les deux ouvrages, il sert l’ironie par un effet de polyphonie qui fait comme si l’auteur se plaçait du côté des féministes et qu’il leur donnait la parole[14].
Le style dominateur ne s’arrête pas là, la rhétorique sophistique non plus car les deux ont partie liée. L’auteur de Comme une mule force à choisir entre des alternatives (stratagème 13[15]). Il utilise des concepts détestés comme le fascisme (stratagème 32[16]) qu’il applique à ceux qui « méprisent la factualité » et accordent un crédit illimité aux victimes. Il dissocie les intérêts(stratagème 35). Ainsi, le lectorat cinéphile pensera facilement qu’il n’est pas possible d’être à la fois féministe « moral » et amateur d’art selon une perspective formaliste. Il étourdit l’adversaire « sous un flot absurde de paroles[17]» (stratagème 36). Il provoque[18]. Il intègre les objections et se distingue soigneusement des propos qu’on pourrait pourtant à bon droit lui imputer[19].
Proche à nouveau du Premier Sexe d’Eric Zemmour, il suit la tactique du « je sais que », de celui qui a déjà tout prévu : « Les premières lignes du Premier Sexe sont éclairantes : « Je sais qu’il n’y a pas l’Homme et la Femme, mais des femmes et des hommes. Pas de généralités mais uniquement des cas particuliers. Autant de cas particuliers que d’individus. Des milliards d’histoires pour des milliards d’êtres humains sur la terre. Je sais qu’il y a du féminin en l’homme et du masculin en la femme. Je connais mes classiques. Je fus adolescent dans les années 70. Je sais que la recherche d’un type sexuel est suspecte, voire réactionnaire, ou même fasciste, qu’il n’y a pas de sexe, rien que des genres. Flous, forcément flous. Je sais que je ne suis ni un psychanalyste, ni un sociologue, ni un philosophe, ni une journaliste de Elle ou Marie-Claire[20].»
Comme une mule allègue aussi d’une familiarité avec les théories derridiennes de la déconstruction, prend soin de se distinguer de la réaction, et se fout de la gueule des femmes, celles-là qui ponctuent leurs phrases par un « meuf », boivent du thé, adoptent des théories ou des informations « comme un chaton mignon », qui sont figées par la langue dominatrice de François Bégaudeau en types satiriques ne possédant aucun contrepoint masculin : « Gladys », « Sidonie », tant de connes qui arpentent désolées les pages de Comme une mule[21].
Ces femmes sont mues par la « hargne » et le « ressentiment ». Chez Nietzsche, le ressentiment est l’arme des faibles contre les forts. Ils souhaitent s’en prendre à ces derniers de leur propre faiblesse, et façonnent pour ce faire des valeurs morales sclérosantes. Comme une mule dresse le tableau d’une société gangrenée par la morale des faibles, identifiées aux féministes[22] puis à la gauche. LB n’a pas compris la blague, et transmue sa stupidité en hargne : « Lorsqu’un jour de mai 2020 l’agacement de LB s’épanouira en alerte Twitter contre l’agaçant, ils seront un escadron d’agacés de gauche à lui faire écho, et leurs sons de cloche accordés formeront un cantique des faibles » (p. 198).
La gauche devient plus largement le symbole de l’incapacité à encaisser la violence de la vie, défendue dans des lignes qui s’apparentent à un pastiche pseudo-nietzschéen : « Je déteste la violence comme réalité, je la chéris comme signe. Tu es violent c’est une mauvaise nouvelle pour ta victime, mais signe que la vie persiste » (p. 212) ; « A priori c’est en tant qu’esclaves que nous maudissons la vie. En tant que faibles que nous voulons l’amender moralement ou politiquement » (p. 362). Dans ce cadre, la tentative finale de définition d’un cinéma authentiquement politique et féministe est vouée à l’échec, tant le féminin et plus largement la gauche ont été dévalués dans l’ouvrage en tant que relevant de la rancune faiblarde. Ce cinéma féministe est une étiquette permettant de requalifier le virilisme formaliste que l’auteur appelle de ses vœux. Le problème n’est pas d’approcher le cinéma par la forme. C’est de le justifier de cette manière-là et de l’opposer de manière aussi caricaturale aux approches par la question des représentations.
L’ouvrage façonne en sourdine un trumpisme littéraire. Plusieurs traits font signe vers la rhétorique et l’ethos du président américain, soit vers la réaction populiste et masculiniste :
— la célébration du désir de dominer via « la vie », associée implicitement au virilisme par système d’échos et d’oppositions avec la morale des « faibles » qu’incarnent les féministes ;
— plus largement, la dévalorisation des femmes et du féminisme ;
— la critique des institutions que sont l’université[23], associée à l’intellectualisme, et la justice, globalement méprisée, pour mieux mettre en valeur l’action personnelle et le coup de force individuel (via l’autodéfense, l’écriture d’un livre, l’intégration à ce livre de l’ennemie LB réduite à un personnage de fiction) ;
— la polarisation des blocs, en l’occurrence les élites contre le peuple, les féministes contre la pensée, via certains procédés stylistiques dont l’usage du « on », la création de types comiques, la tonalité satirique ;
— la haine de la presse, via une évocation de journalistes vénaux, amateurs d’histoires croustillantes au détriment de la vérité ;
— la légitimation de la violence verbale ; le post outrageux de Bastien Vivès contre la dessinatrice Emma (ainsi reformulé par FB : « J’aimerais qu’un de ses gosses la poignarde et qu’il fasse une BD sur comment il l’a poignardée, et qu’il se fasse enculer à chaque like », la tristesse étant que le propos d’origine n’est guère loin) est justifié parce que Bastien Vivès aurait raison : Emma (qui confond « esthétique et salon d’esthétique ») est une mauvaise dessinatrice. Bastien Vivès est mû par une « peur de la destitution » qui n’épargnerait aucun homme : « Reste que l’amertume concurrentielle n’invalide pas son verdict de goût ». François Bégaudeau fait sans doute de la provoc’. Juste de la provoc ? Mais à l’inverse, le style de Ludivine Bantigny est qualifié de précieux et de ce fait disqualifié. Or la critique de la préciosité, dès le XVIIe siècle, est de nature misogyne. Elle s’oppose à l’immixtion des femmes dans la sphère de l’intellect. Le terme de « précieuses » ou de « préciosité » n’a jamais été revendiqué par les autrices affiliées à ce courant littéraire, comme Madeleine de Scudéry. La provocation ne vaut pas en-elle-même : elle sert à discréditer par système d’échos. Trump est le premier à justifier la violence à l’encontre des femmes notamment, et à s’y livrer plus largement via les réseaux sociaux.
— en lien avec le refus de la civilité, le refus de reconnaître un tort et celui de s’excuser ; dans La Langue de Trump, Bérengère Viennot insiste sur ce point caractéristique de l’ethos du président américain. Pour FB, il n’est pas question de s’excuser auprès de LB pour si peu, car c’est « ridicule », adjectif qui exprime à nouveau un jugement sur des valeurs, un jugement de type moral, celui qui détermine autoritairement ce qui est ou n’est pas digne de risée, alors même que l’auteur prétend se situer au-delà de la morale.
Il n’est pas question de dire que Trump = Zemmour = FB. Leurs prises de positions politiques diffèrent en partie ou grande partie. En outre, Trump ne sait pas écrire, François Bégaudeau si, de même dans une moindre mesure qu’Éric Zemmour, romancier prolifique des années 2000. Il est question de mettre en lumière des phénomènes de contiguïté stylistique, énonciative, rhétorique, autorisant à qualifier Comme une mule de texte qui charrie une idéologie de nature réactionnaire, se cristallisant dans un masculinisme stylistique. L’apologie de la « vie » dissimule une apologie de la domination. Ceci se configure dans un style dominateur qui se cache de l’être (il serait juste vivant). Or si l’on suit Nietzsche, « Il n’y a de volonté que dans la vie ; mais cette volonté n’est pas vouloir vivre. En vérité, elle est volonté de dominer[24]».
Un défenseur de l’ouvrage peut avancer le fait qu’on est dans de la littérature. Ce n’est pas grave si c’est immoral : celui qui dit « je » n’est pas vraiment l’auteur. La littérature peut dire le mal, l’énonciateur varier sa voix selon un effet de polyphonie comme le fait Michel Houellebecq. Toutefois, la méthode Houellebecq montre des limites. En outre, le texte ne possède guère de contrepoints. Il ne fait qu’avancer, via le fond et la forme, l’apologie de la domination et de la violence par la maîtrise de la rhétorique et de l’écriture (les mots qui insultent, qui blessent, qui permettent de produire un livre). Enfin, il s’ancre dans le contexte d’une affaire judiciaire réelle. Il impose donc un contrat de lecture qui repose sur la transparence du « je » et de l’auteur, même si la deuxième partie se dégage très opportunément de ce postulat.
« Tiens, tu écris sur Comme une mule ? Oh, mais il est sympa Bégaudeau. Il répond bien aux fachos ». Normal : ces gens-là parlent la même langue. L’auteur sait avoir, têtu comme une mule, toujours le dernier mot, selon le titre du livre d’Éric Zemmour, Je n’ai pas dit mon dernier mot (2023). Il gagnerait sans doute à rapprocher plus étroitement œuvre et auteur, car après Comme une mule, heureusement qu’il jouit, encore un peu, de l’image d’un homme de gauche.
François Bégaudeau, Comme une mule, Stock.