Hommage

Les mains mnémoniques de Jacques Roubaud

Écrivaine

Mourir le jour de son anniversaire, le 5 décembre, à 92 ans, n’est pas le moindre des traits de génie de Roubaud. Celle à qui il avait confié l’œuvre photographique d’Alix Cléo, sa femme jusqu’en 1983 et sa mort soudaine, rend inoubliable la mémoire de ce poète, mathématicien, oulipien, et leur amitié contagieuse.

Il y a plus de dix ans, Jacques Roubaud et moi avons été invités à dire quelques mots sur l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, né Blanchette, au Centre International de Poésie Marseille. Avant le début de notre présentation, nous avions testé les micros et, alors que je répétais « Allô, allô, 1, 2, 1, 2 », Jacques Roubaud, lui, avait récité un poème. Je me souviens de ma surprise : je bégayais et lui disait un texte. Je lui avais demandé comment il faisait pour se rappeler tant de vers et avec son air malicieux, il avait simplement ouvert et posé sa grande main sur la table devant moi. Il m’avait montré comment, dans chaque accident ou relief de sa paume, il rangeait un vers ou un poème. Il m’avait dit : c’est ma main mnémonique.

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Je ne connaissais rien alors des arts de mémoires ou du travail de Frances Yates qui les a étudiés – c’est une des lectures faites ensuite grâce à lui –, mais j’avais été impressionnée par cette bibliothèque portative et invisible. Aujourd’hui, alors que j’écris ce texte, je découvre qu’il reste une trace de cette mémoire : un scan de sa main droite, tiré dans des teintes bleues sur lequel il a écrit son nom et une suite de chiffres correspondant à des textes. Je suis soulagé que cette bibliothèque, désormais opaque puisqu’il faut être lui pour pouvoir l’arpenter, soit préservée. Elle est devenue une énigme, mais elle n’a pas disparu.

J’ai rencontré Jacques Roubaud il y a dix-sept ans, par ses livres d’abord. Son recueil Quelque chose noir était au programme du concours d’entrée à l’ENS que je préparais. J’avais été soufflée par la simplicité et la puissance du texte, par l’absence de lyrisme, par l’émotion contenue dans les poèmes. « La mort est la pluralité obligatoire », écrit-il au début du poème « Méditation de la pluralité », la personne disparue est happée dans d’autres discours, démultipliée. Depuis l’annonce de sa disparition survenue le 5 décembre 2024, le jour de son anniversaire, je ne cesse de penser à cette pluralité que j’espère ne pas accélérer avec ce texte. Je me répète aussi le vers de Tzara qui clôt ce même poème : « Sale vie, sale vie mélangée à la mort. »

Dans un autre registre, Quelque chose noir m’a aussi donné ce passage : « La ‘poésie’ du coucher de soleil : à vomir. », que j’aime beaucoup citer quand l’on me demande l’un de mes vers préférés.

En 2007, je ne connaissais rien de Jacques Roubaud et je suis donc entrée dans son œuvre par ce recueil de deuil, un livre à part dans son parcours et pourtant l’un des plus connus. J’ai ensuite commencé à le lire assidument, remontant le fil du temps pour lire, juste après Quelque chose noir, le recueil , paru dix-neuf ans plus tôt chez Gallimard. L’ouvrage emprunte son titre à la théorie mathématique des ensembles – il faut rappeler que Jacques Roubaud était mathématicien, spécialiste des catégories –, et sa forme au jeu de Go. Ce manuscrit lui avait permis d’être remarqué par Raymond Queneau et d’entrer à l’Oulipo.

L’œuvre poétique de Jacques Roubaud impressionne par sa diversité et son érudition ; elle est traversée par la poésie médiévale japonaise et celle des troubadours, par des réflexions sur le sonnet et sur la traduction, par son goût pour les objectivistes américains. C’est une œuvre de plusieurs dizaines de livres, écrite pendant presque 60 ans. Je m’y suis engouffrée avec joie et de manière un peu désordonnée, passant de La Pluralité des mondes de Lewis (1991) à Mono no aware (1970), de Dors, précédé de Dire la poésie (1981) à Autobiographie, chapitre dix (1977). Je n’ai d’ailleurs jamais cessé de le lire. J’ai sur mes étagères Octogone (2014), Peut-être ou la Nuit de dimanche (2018) et le dernier livre qu’il ma offert, Cent sept plantes paru en 2022, un recueil poétique conçu comme un herbier.

De lui j’aime aussi les livres plus discrets comme Le Chevalier Silence qui raconte avec humour les aventures d’une jeune-femme faite chevalière ou Ma vie avec le docteur Lacan qui me fait rire à chaque nouvelle lecture. En voici un passage : « Un jour, à la fin de 1968 je crois, je reçus un coup de téléphone. Je décrochai et j’entendis une voix dire : “C’est moi”. Il y eut un nouveau silence. “Ici Lacan” (je ne suis pas sûr de ces mots-là, mais je suis certain des deux premiers), “il faut que nous nous voyions.” » L’humour pince-sans-rire de Jacques Roubaud est partout dans ses livres.

Jacques Roubaud s’intéressait aussi à l’art, il a par exemple écrit sur les nombres de l’artiste Roman Opalka, imaginé des livres avec Christian Boltanski comme Ensembles sur la couverture duquel les visages de l’artiste et celui du poète se mêlent. Il m’avait longuement parlé du peintre anglais John Constable, connu pour la beauté des ciels qu’il peignait. Dans Ciel et terre et ciel et terre, et ciel (1997 puis 2009) Monsieur Goodman, le double de Roubaud, regarde lui aussi les nuages. Il propose de transformer notre rapport au temps et à la durée, de ne plus compter en heures mais en « nuheures ; une nuheure serait le temps que mettrait me plus merveilleux des nuages à traverser le ciel », écrit-il et cette phrase, comme beaucoup d’autres écrites par Roubaud, m’accompagne depuis des années.

Le livre que je préfère et que j’ai parcouru tant de fois pour le plaisir ou, de manière plus sérieuse, pour écrire ma thèse est ‘le grand incendie de londres’. Ce livre raconte un projet de prose auquel il a renoncé ou, plutôt, ce qu’il appelle « l’échec du projet » rassemblé en un seul volume en 2009. Ce sont 2063 pages extraordinaires – Jacques m’avait malicieusement précisé le nombre de pages et poids du volume au moment de sa sortie – qui m’ont donné parmi mes plus fortes émotions de lecture. J’ai eu l’impression de le rencontrer en lisant ce livre, d’avoir accès à lui d’une manière qui n’était pas possible, ou même souhaitable dans la vie. Passant d’un registre à l’autre, il y parle de sa passion de Londres ou de ses « crises d’anglomanies », y dévoile la recette de la gelée d’azéroles, évoque « le gigantisme dinosaurien » dont sa famille est frappée, précise sa théorie wittgensteinienne de l’image, expose son rapport à la marche, parle de littérature et de traduction, évoque les grands deuils qui ont marqué sa vie. Le récit « doit être un défrichement » écrit-il, « [m]ais tout défrichement rencontre des obstacles : ce peut être l’incertitude sur la direction à prendre, mais aussi que je sais que des choses horribles, ou tristes, ou simplement oiseuses, indifférentes, inutiles, sont proches ; que je voudrais contourner. »

J’ai parfois écrit « Jacques » dans ce texte, mais j’utilise rarement son prénom sans son nom quand je parle de lui : je dis plutôt Jacques Roubaud. C’est une manière de continuer cet art de la distance qui était le sien et qui a été, pour moi, une liberté.

Je ne suis pas spécialiste de l’œuvre de Jacques Roubaud, je n’en suis qu’une lectrice enthousiaste, une admiratrice aussi. Des chercheuses et des chercheurs pourront dire bien mieux que moi l’étendue et la portée de son travail, analyser ce qu’il a donné à la littérature contemporaine. Mon rapport à lui s’est noué autour d’une autre histoire : celle d’Alix Cléo Roubaud (1952-1983), née Blanchette, avec qui il a été marié de 1979 à la soudaine disparition de cette dernière et dont il m’a confié l’œuvre en 2009. Quelque chose noir m’a mené vers Alix Cléo Roubaud, le titre même est emprunté à l’une des œuvres les plus importantes de la photographe : Si Quelque chose noir. Pour le titre de son ouvrage paru trois ans après la mort de la jeune femme, Jacques Roubaud a enlevé le « si », puisque la mort, dit-il, abolit l’hypothétique ; elle est toujours certaine.

J’étais encore étudiante quand il a placé entre mes mains l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. Il ne me connaissait presque pas et, pourtant, il a décidé que je pourrais être la personne adéquate pour prendre soin des presque 600 photographies, des lettres, des carnets. J’avais vingt-deux ans. Il m’a demandé de m’en occuper avec lui et, au fil des années, pour lui. J’ai accepté avec enthousiasme et inconscience. J’ai profondément aimé l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud dès que je l’ai découverte, je la trouvais remarquable et injustement oublié. En 2009, je n’avais aucune idée de l’ampleur de ce qui m’attendait. Aujourd’hui encore je continue à m’occuper de cette œuvre, à orienter les chercheuses et les chercheurs, à accompagner des expositions comme celle qui a ouverte l’année dernière à New York.

Mon premier livre raconte ma plongée dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, notre bizarre rencontre par-delà la mort et la manière dont j’ai étudié son œuvre. Je me souviens qu’après avoir lu mon manuscrit, Jacques m’avait donné rendez-vous au Wepler. Il devait me dire s’il acceptait ou non d’écrire une postface pour mon texte. J’étais tellement angoissée que je n’ai pas réagi quand un homme a volé mon sac sous mes yeux. La discussion avec Jacques était plus importante.

Avant ce moment, avant même que j’ai l’idée d’écrire sur cette histoire, tout a commencé dans le même café, place de Clichy, quand il m’a donné un sac big shopper – celles et ceux qui le connaissent savent que cela faisait partie de sa panoplie – plein d’images. Tout a continué dans mon appartement d’étudiante du 20e arrondissement de Paris, où j’ai trié, classé, rangé les images d’Alix Cléo Roubaud. Je me souviens aussi de cette après-midi pendant laquelle Jacques avait passé des heures à authentifier les photographies. Il y apposait ses initiales : JR avec l’un de ces stylos à pointe fine qu’il aimait utiliser. Nous avons ensuite travaillé pour que les photographies entrent dans des collections publiques. C’est chose faite : les œuvres d’Alix Cléo sont désormais conservées dans de grandes institutions en France comme à l’étranger, un Fonds existe, je travaille à la publication de ses écrits. La confiance que Jacques Roubaud a fait à la jeune étudiante que j’étais m’émeut, m’honore et m’oblige encore aujourd’hui. Je m’étais engagée à poursuivre notre travail commun. Je le ferai.

Les souvenirs que j’ai de Jacques sont liés à l’aventure du Fonds Alix Cléo Roubaud. Je me souviens par exemple de cette projection du film de Jean Eustache Les Photos d’Alix au Centre Georges Pompidou, certainement en 2010. Jacques était assis à côté de moi au premier rang. Autour de nous les gens étaient très inquiets que le poète déjà âgé revoie Alix Cléo Roubaud à l’écran, soudain remise en vie par les images animées. Tout le monde anticipait le choc et sa tristesse. Quand le film a commencé, des yeux inquiets glissaient de lui à l’écran. Jacques n’a pas bougé et, au milieu du film, il s’est mis à rire. Doucement d’abord, puis de plus en plus nettement. Les gens étaient surpris, interloqués même. Certaines et certains n’ont peut-être pas compris, pourtant Jacques avait raison : le film de Jean Eustache est drôle, ce ne sera jamais un tombeau. Ce jour-là j’ai aimé qu’il nous prenne toutes et tous à revers et, ce faisant, qu’il nous mette face à nos précautions inutiles qui parlent plus de nous que de lui. Il a balayé tout cela en riant. Dans le même mouvement il m’a montré tout ce que je n’avais pas su voir dans le court-métrage : l’intelligence facétieuse d’Alix Cléo Roubaud, son humour.

Dès notre rencontre, en 2009, Jacques Roubaud a aussi entrepris de me faire lire des livres. Il avait trouvé certains de mes choix grammaticaux et littéraires douteux. Je lui dois des lectures déterminantes : Danielle Collobert, Louis Zukofsky, Charles Reznikoff, Gertrude Stein bien sûr, mais aussi Monique Wittig. Je me souviens d’une discussion sur la ponctuation des Guerillères que nous avions eue dans les rues de Paris en allant à un rendez-vous. J’ai avec moi une partie de ses livres sur Duchamp qu’il avait souhaité me confier, un livre en anglais sur Gertrude Stein et le temps ; sa générosité était indéniable. J’ai aussi en tête des poèmes traduits par lui et reçus par mail à l’aube, des conversations sur les majuscules, sur les noms communs, sur la force des verbes pour mettre en mouvement les phrases. Grâce à lui je me méfie des adverbes et d’une certaine utilisation du futur dans les récits passés.

J’ai parfois écrit « Jacques » dans ce texte, mais j’utilise rarement son prénom sans son nom quand je parle de lui : je dis plutôt Jacques Roubaud. C’est une manière de continuer cet art de la distance qui était le sien et qui a été, pour moi, une liberté. Jacques Roubaud se tenait toujours un peu en retrait et j’aimais l’espace que cela me laissait. De la même manière, j’admirais son art de l’esquive : il pouvait, comme personne, disparaître à la fin d’un colloque, éviter un dîner, se volatiliser après un vernissage. Jacques Roubaud ne s’attardait pas. Nos rencontres dans les cafés étaient brèves, trente minutes environs, quarante si nous avions beaucoup à nous dire. Les derniers temps, il arrivait souvent avec sa femme, la poétesse Marie-Louise Chapelle, présence précieuse que j’ai aussi la chance de connaître.

Il m’est difficile d’écrire en continuant à respecter cette pudeur et cette distance si belles qui caractérisaient nos rapports. Je ne voudrais pas que ma parole contrevienne à la retenue et à la sobriété de nos échanges. Je veux néanmoins ajouter que sa précision était remarquable, voire redoutable, qu’elle faisait de lui un être exigeant. Et l’exigence peut aussi être une marque d’estime. J’aimais chez lui l’alliance de l’érudition et de la clarté qui se retrouvait dans ses livres comme dans nos discussions. Auprès de lui j’ai appris que la connaissance peut être malicieuse et, surtout, qu’elle peut exister autrement que comme un surplomb, une manière de construire et de défendre une position sociale. Il n’y avait pas chez lui cette satisfaction-là.

Dans mon esprit certains portraits de Jacques Roubaud faits par Alix Cléo coïncident avec l’image que j’ai de lui : il est cet « éminent victorien dans un lit hollywoodien », comme elle avait légendé l’une de ses photographies, cet homme debout dans la végétation de Saint-Félix, la maison familiale près de Carcassonne, le joueur de Go saisit dans le miroir d’un café lors d’une partie avec son ami Pierre Lusson. Depuis sa mort je pense particulièrement à ce portrait pour lequel elle n’avait gardé, au moment du développement, que ses yeux. Tout le reste de son visage est dissout dans la lumière. Son regard saisi en 1980 est le même que celui que j’ai connu.