Cinéma

La Porte du Paradis – sur La Chambre d’à côté de Pedro Almodovar

Critique

Comment faire face à la mort des autres ? C’est de la plus délicate des façons qu’Almodovar aborde la question, mettant en scène une amitié complice au seuil de la mort dans un décor new-yorkais. Mélo sans larmes, La Chambre d’à côté peint la beauté du désastre, multipliant les couleurs jusqu’à rendre la mort chatoyante.

À l’heure où éclosent de toutes parts les classements de florilèges de l’année passée, on a d’ores et déjà envie de prendre le pari que ce film parfait qu’est La Chambre d’à côté sera la plus belle émotion esthétique de l’année 2025 pourtant tout neuve.

Lion d’or du dernier festival de Venise, le vingt-troisième long métrage du cinéaste espagnol est un bouleversant mélo sans larmes inspiré du roman Quel est donc ton tourment, (2023) de Sigrid Nunez. Almodovar y aborde frontalement le thème de la mort, habituellement plus périphérique dans son œuvre. Chez lui, on a coutume de mourir ou de tuer par amour, depuis Femmes au bord de la crise de nerfs jusqu’à ses deux derniers courts métrages, La Voix humaine (2020) et Strange Way Of Life (2023) qui préparent chacun à leur manière le premier film américain du plus ibérique des cinéastes.

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Dans le second, Almodovar s’amuse à pasticher le western en assumant ouvertement la dimension homoérotique du genre américain. Dans le premier, il prend ses marques avec l’actrice Tilda Swinton en lui faisant incarner une femme délaissée décidée à en finir, avant de lui donner le rôle de Martha ce long métrage. Atteinte d’un cancer incurable, la reporter de guerre voudrait choisir l’heure de sa mort et demande à une amie du passé, Ingrid, de l’accompagner pour être là, dans la chambre d’à côté, au moment où fatidique où elle avalera la pilule létale.

Hommage au mélodrame hollywoodien de Douglas Sirk autant que de Leo Mac Carey, La Chambre d’à côté parvient à rendre la mort chatoyante et à faire de la disparition du corps avant tout une question formelle et formaliste. Almodovar signe un film plus théorique, plus intellectuel qu’à son habitude, qui derrière sa forme fictionnelle plus sobre qu’à l’accoutumée, est presque un essai sur la mort et sa représentation. La mort ne survient pas comme une bifurcation tragique de l’existence tel que c’est le cas dans Tout sur ma mère (1999) par exemple, mais devient un sujet d’étude et de représentation que le réalisateur aborde, dépouillé de son exubérance coutumière, à la façon d’un peintre.

Fleurir le plan

La Chambre d’à côté aborde son sujet par l’angle de la nature morte. Des fleurs ornent les chambres de Martha, à l’hôpital, dans son appartement et dans sa dernière demeure. Qu’elles soient réelles ou peintes sur les murs, elles susurrent au spectateur que tout n’est que vanité, comme les corbeilles de fruits ou la table de victuailles que partagent les deux amies dans l’un de leurs derniers repas. En miroir, les vraies fleurs et leurs représentations se font face, préparant l’image finale de Martha au tombeau, où elle sera la même tout en n’étant plus là.

Ce jeu de correspondance entre le réel et son imitation trouve son point d’ancrage dans une reproduction du tableau People In The Sun (1960) d’Edward Hopper (à moins que ce ne soit l’original ?) qui fait office de fil rouge visuel et où des personnages en costumes gris bien boutonnés s’allongent dans des transats exposés plein sud. En prévoyant de s’allonger comme eux sur la terrasse de la maison louée après avoir pris une pilule létale, Martha assume son devenir tableau, sa transformation en nature morte, en œuvre d’art.

Ce travail sur le réel et l’artifice, Almodovar en joue avec les effets de fonds monochromes que dessinent les murs colorés des différents décors et les pulls rouges, verts, bleus, qu’arborent les deux amies. Un soir, les tons vifs du sweater que porte Martha la transforment en réplique d’un tableau de Mondrian.

Si le personnage de Martha, reporter de guerre, a souvent regardé la mort en face au cours des conflits qu’elle a couverts, l’amie de jeunesse à qui elle demande de l’assister dans son suicide s’en détourne au contraire, pétrifiée à l’idée même de la disparition. Romancière, Ingrid (Julianne Moore) est le versant fictionnel de ce faux couple. C’est d’ailleurs par une séance de dédicace où elle signe son dernier livre qui porte justement sur son refus de la mort qu’on entre dans le récit. La protagoniste n’est pas la condamnée, mais l’âme qui accepte de se tenir près d’elle au moment du passage et de voir sa vie bouleversée par cet événement.

Portrait en gisante

Entre les deux femmes se passe le témoin du réel et de l’imagination, des événements avérés et de leur représentation. Ainsi, Martha a-t-elle écrit, mais renoncé à publier, un texte sur un missionnaire carmélite engagé dans les zones de conflits qui supportait l’horreur de ce à quoi il assistait en nourrissant une torride aventure charnelle avec un photographe. Ingrid qui travaille sur une biographie romancée de dora Carrington, peintre et décoratrice dont l’œuvre fut éclipsée par le trio amoureux qu’elle forma obstinément avec Lytton Strachey et son amant. En découvrant les carnets de reportage de son amie, Ingrid lui demande son accord pour les transformer en récit.

Cette forme qui passe par la conversation entre deux autrices, Almodovar ne l’avait jamais abordée de façon si théorique et méta. Lorsque Martha raconte comment sa fille s’est éloignée d’elle au point de rompre le contact, le film se troue de flash-backs qui évoquent la guerre du Viêt-Nam ou celle en Irak, empruntant cette forme à tiroirs qu’affectionne le cinéaste comme une fausse piste dont il se dégage bien vite pour adopter la trajectoire sans doute la plus sobre et rectiligne de sa filmographie.

En faisant sauter ainsi le personnage de Martha à travers les lieux et les époques, La Chambre d’à côté joue sur des variations qui font passer le décor de l’artifice du studio (comme cet inoubliable ciel d’un New-York en toile peinte qui se couvre de flocons blancs) et le réel. Même dans le désir de Martha de contrôler son portait en gisante, la nature ne peut faire autrement que de s’inviter. Dans la chambre qu’occupe Ingrid, finalement pas à côté, mais en dessous de celle de son amie, les baies vitrées reflètent les arbres du jardin et produisent un curieux hybride entre la nature et l’architecture.

Dans l’attente de l’heure fatidique, Ingrid retrouve en cachette Damian qui fut son amant jadis après avoir été celui de Martha. Elle déjeune avec ce conférencier collapsologue devant un étang, leur conversation se disputant avec le clapotis de l’eau et le murmure des feuillages. Le renouveau du printemps et l’apocalypse annoncée par le scientifique contredisent l’arrêt de la marche du temps que Martha est précisément en train de vivre.

Séance de spiritisme

La Chambre d’à côté est aiguillonné par une question lancinante : comment faire œuvre avec la matière de la mort ? Pour répondre à cette interrogation, Almodovar fait de son film une grande séance de spiritisme où il convoque tout un musée imaginaire d’œuvres doudous qui répondent par des effets d’échos et de rebonds aux problèmes qu’il cherche à résoudre.

Le prénom d’Ingrid évoque autant Bergman, l’actrice de Voyage en Italie (1954) que les amies prévoient de revoir au cinéma que le cinéaste homonyme suédois homonyme et son film Persona, portrait de deux actrices isolées sur une île. Dans le huis clos et face à l’effondrement intime qu’elle traverse, Martha se montre cruelle et insensible envers son amie. Alors qu’Ingrid croit un matin avoir perdu Martha en voyant la porte de sa chambre fermée, son amie se réjouit qu’elle ait pu expérimenter une répétition du drame.

Almodovar prend son titre au pied de la lettre et travaille avec rigueur la question de l’occupation de l’espace. En réunissant Martha et Ingrid dans le cadre, il se questionne sur ce que signifie être à côté, tout comme les personnages du tableau de Hopper qui, disposés en rang face au soleil dans leurs transats regardent tous la même direction, composition pour le moins inhabituelle qui contraint le spectateur à regarder des personnages qui se détournent de lui.

Il est d’ailleurs troublant de retrouver Julianne Moore dans ce type de rôle-miroir un an après May December (2024) de Todd Haynes dans lequel Natalie Portman devenait son reflet. En appelant à la rescousse ses cinéastes de chevet, Almodovar défie la mort : il est bien une permanence des choses, et c’est celle de l’art. Il s’offre ainsi de faire revivre le passé, mais aussi de multiplier les couleurs de son film en le panachant avec d’autres.

Au cours de leur dernière soirée ensemble, Ingrid et Martha regardent Les Fiancées en folie (1925) de Buster Keaton. Le plan que l’on en voit a beau faire rire les deux femmes, il pourrait être une parfaite métaphore du drame de l’existence, de l’urgence et du danger qu’elle représente : l’acrobate fonce droit devant lui, courant à perdre haleine pour éviter la multitude de rochers qui dévalent comme lui une pente abrupte, menaçant de l’écraser. Le burlesque, genre trompe la mort par excellence, passe même une tête dans l’intrigue lorsque Martha se rend compte en arrivant dans la villa qu’elle a oublié son comprimé chez elle.

L’aller-retour express à New-York se manifeste par la répétition comique du plan large où leur petite voiture rouge traverse le même pont dans un sens puis dans l’autre. Le film prend aussi le détour d’une intrigue de thriller, renforcé par la musique d’Alberto Iglesias, lorsqu’Ingrid craint d’être accusée du meurtre de son ami, comme dans un film de Fritz Lang où l’opiniâtreté de l’enquêteur dépasse les prévisions du meurtrier.

« Il lui était devenu plus facile de réaliser des films que de respirer » écrivait la critique américaine Pauline Kael à propos John Huston au moment où, malade, il adaptait la dernière nouvelle de James Joyce, Gens de Dublin (The Dead) 1987. Le film de Huston dépeint la mort d’un homme autant que la fin d’un monde et les flocons de neige de ce film dans le film se superposent dans une forme de palimpseste, à ceux filmés par Almodovar dans le décor new-yorkais, répondant de la plus délicate des façons à la question que posait le roman d’Ingrid : comment faire face à la mort des autres ? En mettant en scène la beauté du désastre.

La Chambre d’à côté, Pedro Almodovar, en salles le 8 janvier 2025.


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