Théâtre

Les intermittences du soi – sur Le Ring de Katharsy d’Alice Laloy

Philosophe et écrivain

Un an après le très beau Pinocchio(live)#3, Alice Laloy revient avec un spectacle où elle poursuit son travail sur les états de corps intermédiaires entre humain et marionnette. Rejouant au plateau les codes du jeu vidéo, elle explore les multiples degrés de la manipulation et du mouvement contraint, nous menant progressivement des états de corps aux états de soi. Un spectacle magistral et cruel, où l’on ne sait qui est premier du corps ou de la voix.

De part et d’autre d’une arène dont les limites sont marquées par deux lignes blanches formant un carré parfait, deux joueurs commandent par la voix des corps qui accomplissent pour eux des tâches anodines mais qui s’avèrent pourtant incroyablement difficiles : s’habiller, manger, bercer des nourrissons en plastique, ouvrir un colis, etc. Ils crient : marche, cours, frappe, saute, pivote, avance, esquive, cherche, observe, etc., et les corps marchent, courent, frappent, sautent, pivotent, avancent, esquivent, cherchent, observent, etc. Ils le font comme on imagine qu’un robot pourrait le faire, ou un animal très bien dressé.

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Dans le spectacle, ils sont des avatars dont les joueurs jouent comme s’ils étaient devant un écran et qu’ils avaient remplacé le geste et ses médiateurs par la voix. Les avatars entendent et obéissent, font exactement ce qu’on leur dit de faire, même si ça les tue – une mort cependant relative puisqu’il suffit qu’ils soient convoqués lors d’un des rounds suivants pour s’animer à nouveau. Au-dessus d’eux, des écrans affichent leurs noms quand ils pénètrent dans l’arène, donnent les scores et désignent les vainqueurs. Chaque équipe a son blason et son côté du plateau. Le spectacle épouse le déroulement presque entier d’une partie dont les manches se succèdent sans paraître épuiser les avatars, même quand on doit porter leurs corps inanimés jusqu’au banc qui leur est dévolu, où ils attendent inertes d’être appelés par l’arbitre.

Alice Laloy a beaucoup travaillé avec et autour des marionnettes. Son précédent spectacle, Pinocchio(live) (2019-2023), qui a déjà connu trois versions, met en scène le devenir marionnette d’enfants dont on assiste à la transformation progressive, d’animés à inanimés, jusqu’au moment où on les réanime en les manipulant et qu’ils deviennent autre chose encore. Le Ring de Katharsy reprend cet imaginaire en le déplaçant dans le champ du jeu vidéo. Les avatars sont des corps-marionnettes animés par les voix des joueurs. Ils passent ainsi, inversant le parcours des enfants de Pinocchio(live), de la mort à la vie puis à la mort à nouveau quand le jeu se termine et que la voix les délaisse.

Si la dramaturgie et une partie du dispositif scénographique reprennent les codes du jeu vidéo, le corps des avatars a l’inertie de la marionnette et la gestuelle saccadée de l’objet dont on entend rendre la manipulation manifeste. Ces corps ont quelque chose de fascinant qui, abandonnant toute agentivité, se livrent entièrement à des volontés extérieures, se laissent agir, c’est-à-dire traverser par autrui. Il est assez facile de voir dans ces scènes des allégories de l’aliénation sociale ou de l’emprise psychique, et elles sont aussi cela, mais il me semble qu’on raterait alors une partie de ce qui est en jeu dans ces deux spectacles et qui a à voir avec ce que cela signifie d’être et de ne pas être soi.

Nous pourrions dire, reprenant une catégorie inventée pour penser le cybertexte[1], que le jeu vidéo est un média « ergodique » : où le médium reconnait la présence et l’agentivité de celui qui s’y relie. Dans la plupart des jeux vidéo auxquels on joue aujourd’hui, cette relation prend la forme d’un double numérique (ou avatar), un médiateur corporel qui relie le joueur à l’environnement virtuel dans lequel ce double évolue. Le philosophe et game designer Gordon Calleja a proposé pour penser cette relation paradoxale le concept d’« incorporation »[2].

Comme dans Le Ring de Katharsy, les corps du joueur et de l’avatar demeurent simultanément présents et actifs. Mais, à la différence du jeu vidéo, le théâtre n’est pas un art ergodique

Ce que ce terme décrit ainsi est la simultanéité de deux processus : d’appropriation par la conscience et d’incorporation par l’avatar. Le joueur s’approprie l’environnement numérique du jeu (l’intègre à sa conscience phénoménale) et en même temps, par l’intermédiaire de son avatar, il y prend corps. Cette double incorporation permet une critique du concept d’immersion et de la séparation qu’il implique entre l’environnement numérique et le monde quotidien (perceptif et social) du joueur. Ce dernier ne peut se transporter dans le jeu que parce qu’il l’incorpore dans le monde qui est le sien. Les interactions entre les joueurs d’un MMORPG (massively multiplayer on-line role-playing game) comme World of Warcraft sont toujours simultanément internes et externes au jeu. Ils agissent à la fois comme les avatars qu’ils incarnent et comme les personnes qu’ils sont, interagissant à ces deux niveaux en même temps et sans pour autant devoir sans cesse sauter d’un monde à l’autre. L’incorporation par l’avatar demeure relative et non-immersive.

On peut opposer à cette incorporation inachevable celle que James Cameron met en scène dans Avatar (2009), où le transport d’un corps à l’autre se fait presque sans reste. Il faut que Jake Sully s’assoupisse pour que son avatar s’anime. Ils ne peuvent être simultanément conscients. C’est un des présupposés les plus massifs du film : qu’il soit possible d’identifier le soi à son agentivité consciente (et donc passer d’un corps à l’autre sans rien perdre de son identité). Car c’est précisément cela que raconte Avatar : l’effacement progressif de Sully au profit de son double Na’vi, jusqu’à son absorption complète dans le réseau géo-neural qu’est la planète Pandora. Ou plutôt l’augmentation de son soi déchu dans le corps autrement puissant de Toruk Makto.

L’échange de corps a tous les traits d’un raccourci évolutif : il permet à l’humain de devenir autre tout en demeurant lui-même, de sauver la valeur immatérielle de son espèce (l’intelligence du cœur) tout en faisant disparaître sa capacité de nuisance (son monde autarcique et violent). De manière rigoureusement dialectique, la négation de sa part humaine est ce qui permet à Jake relevé en Toruk de prendre la tête du peuple Na’vi et de guider sa révolte – ce que l’on pourrait aussi interpréter comme l’ultime ruse de l’homme blanc : il est prêt, pour rester le maître, à changer de corps et de monde (et pas seulement à risquer sa vie).

Ce transport est (heureusement) inaccessible à l’art vidéoludique. Comme dans Le Ring de Katharsy, les corps du joueur et de l’avatar demeurent simultanément présents et actifs. Mais, à la différence du jeu vidéo, le théâtre n’est pas un art ergodique. Les spectateurs ne sont pas des joueurs et les joueurs sur scène occupent le même espace que leurs avatars et sont faits comme eux de chair et d’os. La relation est d’humain à humain, d’un soi (celui du joueur) à un autre (celui de l’avatar) qui s’absente pour laisser la voix du premier contrôler ses mouvements. La marionnette est humaine mais pas seulement parce qu’elle est de chair et d’os : elle s’avère sujette aux émotions. Elle réagit aux insultes que le joueur adverse fait proférer à ses avatars. Elle est emportée, alors que le combat a pris fin, par une colère impossible à contrôler. Il lui arrive aussi d’être touchée par un chant d’amour. Un des joueurs débloque cette faculté au cours du jeu et, quand le moment le nécessite, fait chanter un de ses avatars : un chant qui lui permet, en l’aimantant par sa voix, de soumettre un avatar du camp adverse.

Toutefois, par un renversement inattendu, ce qui n’était qu’une phase de jeu devient une scène de séduction amoureuse et les marionnettes les personnages d’une pièce tout autre qui s’esquisse le temps d’une manche. Cette différence soudaine de tonalité tient à la nature de ce qui les anime. Si leurs mouvements ne leur appartiennent pas, il ne fait guère de doute qu’ils éprouvent les émotions qui les traversent : ils doivent bien les éprouver puisqu’elles les font agir. Mais qui alors éprouve cette émotion ? Personne faudrait-il répondre, l’avatar n’étant une coquille vide. Mais l’émotion qui le remplit vient lui offrir une consistance paradoxale : celle d’un soi qui sent et éprouve, un soi intermittent et minimal mais qui est suffisant pour que nous extrapolions, nous spectateurs, un autre scénario que celui du jeu cruel qui s’est joué jusque-là devant nos yeux, pour que nous imaginions des marionnettes amoureuses et heureuses de l’être.

Le jeu est en effet cruel, il oblige les avatars à faire ce qu’ils ne savent pas faire : ramasser et trier des déchets, enfiler un pantalon, ouvrir un opercule, etc., tout ce qui est pour nous à la fois banal et facile parce que depuis longtemps répété et incorporé. Imaginez demander à votre avatar de Counter-Strike de faire ses lacets ou de déshabiller le corps qu’il vient d’abattre afin de plier ses vêtements. Les mots dont disposent les joueurs sont nombreux mais ils désignent tous des gestes simples (marcher, courir, tourner, sauter, esquiver, frapper, etc.) qu’il faut soigneusement composer et articuler si on veut leur faire boutonner une chemise ou endormir un faux nourrisson. Le Ring de Katharsy met en scène un jeu antihéroïque et peu spectaculaire même s’il existe un mode « combat » auquel les joueurs ont parfois recours – quand la simplicité roborative du coup porté se révèle plus pertinente que la complexité de la tâche à performer. On se retrouve alors sur le terrain familier du jeu vidéo et ces combats nous paraissent moins violents que ceux qui consistent à manger des fruits qui vous résistent ou à s’asseoir sur un fauteuil déjà occupé.

Une des leçons de ce spectacle est que le soi apparaît souvent là on ne l’attend pas ou plus. Le soi ne serait-il qu’un phénomène interstitiel ?

Une référence revient souvent quand on parle de l’art des marionnettes, le texte testamentaire de Heinrich von Kleist, Sur le théâtre des marionnettes, où il est finalement moins question de marionnette que de l’inégale répartition de la grâce. Sa présence est en effet exactement proportionnelle à l’absence de conscience. Moins l’on est capable de réflexion, plus s’étend la grâce. C’est ce que Monsieur C., danseur à l’Opéra, explique au narrateur du récit de Kleist. Les animaux sauvages ont plus de grâce que les humains (l’ours s’avère un bien meilleur escrimeur que la plus fine lame de la ville) mais le seul être à la posséder absolument est la marionnette, en cela égal au dieu. La grâce est dévolue aux corps dont la conscience est soit nulle, soit infinie. Parce que milieu entre ces deux extrêmes, l’humain en est complètement dépourvu : « …de sorte, dit Monsieur C., qu’elle [la grâce] apparaît simultanément et de la façon la plus pure dans la constitution d’un corps humain ne possédant aucune conscience ou bien alors une conscience infinie, c’est-à-dire le pantin articulé ou le dieu[3]. » La grâce est une affaire de corps.

Monsieur C. va jusqu’à faire l’hypothèse d’un corps divin. Le problème de l’humain est qu’il est, d’une certaine manière, extérieur à son corps, incapable de s’y identifier complètement. Un défaut dont Kleist attribue la cause à la conscience. C’est elle qui sépare l’humain de lui-même, le rend si gauche et ses mouvements si affectés. L’absence d’affectation (qui n’est au fond qu’une distance à soi) que l’on observe dans la marionnette tient au fait que son « âme » (ce mot désigne ici le principe moteur de ses mouvements, « vis motrix ») occupe exactement le « centre de gravité » de son corps. Seuls le pantin et le dieu sont capables de ne faire qu’un avec leurs mouvements et donc d’habiter leurs corps sans le moindre reste.

Selon toute apparence, Le Ring de Katharsy réaliserait le rêve de Kleist : celui de transformer l’humain en marionnette, de lui retirer une conscience qui le dissocie de lui-même, d’en faire un corps dont l’âme est à la bonne place, c’est-à-dire à la source exacte de ses mouvements. Les avatars d’Alice Aloy seraient les seuls à être complètement eux-mêmes, en cela bien supérieurs aux autres corps présents, les joueurs et les spectateurs, tous gauches et empotés. Il est vrai qu’il faut beaucoup d’art (et de travail) pour être capable d’imiter aussi bien la marionnette. Mais cela suppose, de la part des comédiens-acrobates, moins un défaut qu’un excès de conscience. Ou alors, si l’on reprend l’image de Kleist, il faut qu’ils soient parvenus au point où le mouvement du pantin qu’ils imitent s’accomplit avec une entière spontanéité, sans conscience aucune. La grâce serait la qualité d’un mouvement devenu inconscient à force de répétition et d’effort.

Le problème est que les pantins du Ring de Katharsy sont au plus loin de la grâce telle que la décrit Monsieur C. Les actions complexes qu’on leur demande les rendent maladroits et empruntés. Ils ratent, répètent, échouent, reprennent et finissent souvent par se battre. Dans le spectacle, la grâce est plutôt à chercher du côté de la figure de l’arbitre-oracle et maîtresse du jeu (Katharsy). Incarnée par une chanteuse dressée en fond de scène dans une robe qui tient lieu de piédestal, elle annonce les manches, appelle les joueurs et nomme les vainqueurs. Mais ce qui la distingue est son chant. Entre deux phases de jeu, pendant qu’on déplace les corps inanimés, elle chante. Et c’est comme si la grâce très intermittente des avatars trouvait là, un moment, son refuge. Et quand, contre toute attente, un avatar se met lui-même à chanter, il capte un peu de cette grâce qui tient alors à l’équilibre délicat qu’il parvient à trouver entre le mouvement qui le retient pantin et la voix qui le fait humain.

Nous avons passé en revue un certain nombre de figures possibles du soi : le soi comme sentience avec les avatars amoureux, le soi comme agentivité consciente avec James Cameron, le soi comme indivision de l’âme et du corps (conscience infinie ou nulle) avec Kleist, le soi comme art avec l’acrobate qui devient marionnette. Il n’est pas question de trancher ici cette question.

Une des leçons de ce spectacle est que le soi apparaît souvent là on ne l’attend pas ou plus : dans la colère qui submerge un avatar (préfiguration de la révolte finale dont on ne saura pas si elle est volontaire ou accidentelle, le produit d’une conscience collective ou d’un bug dans la machine), dans la soudaine réussite d’un mouvement difficile et la joie qui s’ensuit, dans la résistance imprévue à un ordre donné, etc. Le soi ne serait-il qu’un phénomène interstitiel ?

Le Ring de Katharsy, La rose des vents, scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, 9 et 10 janvier 2025. 


[1] Par Espen J. Arseth dans Cybertext—Perspectives on Ergodic Literature, Johns Hopkins University Press, 1997.

[2] In-Game. From Immersion to Incorporation, The MIT Press, 2011, p. 167-173.

[3] Sur le théâtre de marionnettes, Œuvres complètes, I, trad. P. Deshusses, Gallimard, 1999, p. 218.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] Par Espen J. Arseth dans Cybertext—Perspectives on Ergodic Literature, Johns Hopkins University Press, 1997.

[2] In-Game. From Immersion to Incorporation, The MIT Press, 2011, p. 167-173.

[3] Sur le théâtre de marionnettes, Œuvres complètes, I, trad. P. Deshusses, Gallimard, 1999, p. 218.