Littérature

Combler le vide – sur Une femme sur le fil d’Olivia Rosenthal

Critique littéraire, écrivain

Une femme sur le fil n’est ni une fiction ni un documentaire, ni un récit ni un ensemble de témoignages, mais un savant mélange de tout cela : mille paragraphes, véritable toile d’araignée où se croisent le père ingénieur dans le textile, des funambules et une enfant fictive, sorte d’Ariane. On lit à sauts et à gambades, avec le risque et le plaisir d’être pris dans cette toile de mots.

Fiction, autobiographie, témoignage, documentaire, réflexion : dans un livre d’Olivia Rosenthal, tous les genres se mêlent constamment. L’autrice pratique ainsi l’écriture depuis On n’est pas là pour disparaître (Verticales, 2007), avec, au cœur de ce livre-là, la perte de la mémoire. Que font les rennes après Noël ? (Verticales, 2010) s’intéressait au rapport que nous entretenons avec les animaux et Un singe à ma fenêtre (Verticales, 2022) tournait autour du terrorisme : la narratrice enquêtait au Japon sur l’attentat commis par la secte Aum, façon indirecte de dire la terreur à Paris en novembre 2015.

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Si l’on voulait lier Une femme sur le fil à un autre texte encore, on pourrait citer Ils ne sont pour rien dans mes larmes (Verticales, 2012). L’autrice interrogeait des amateurs de cinéma sur le film qui avait déterminé leur vocation dans l’existence. Elle apporte ici sa propre réponse : « [Quant à] ma mère, elle m’accompagnait régulièrement voir des films, je l’ai déjà raconté dans un autre livre. Mais ce n’est pas avec elle que j’ai vu pour la première fois La Strada, grâce auquel mon amour du cinéma s’est conjugué avec ma haine du cirque. » Haine du cirque, on le verra, qu’elle affronte et dépasse dans Une femme sur un fil.

Ce titre le souligne, elle dévide quelques bobines : « J’ai donc décidé, par défi, de choisir ce thème, le fil, suivre le fil, le fil de la vie, de fil en aiguille, couper le fil, filer la métaphore, choisir la bonne filière, filer doux, filera l’anglaise, donner du fil à retordre, marcher sur un fil, etc. etc. Il y a tellement d’expressions que je ne sais plus si le fil m’aide à avancer ou à fuir. Même si je suppose que parfois fuir et avancer, c’est la même chose. »

Des fils divers, donc, puisqu’une fiction forme la première trame. On suit Zoé, une enfant qui plus que tout craint l’emprise de son oncle. Elle le fuit (autre manière d’avancer), elle se défile, et on la voit par intermittence dans le texte. Elle aurait pu se prénommer Ariane, ou devenir Thésée, affrontant le Minotaure, avant de sortir du labyrinthe grâce au fil légendaire. Zoé deviendra femme-araignée, en arpentant le fil et en se confrontant au vide.

Ensuite, on a la part documentaire (mais pas seulement). L’autrice mène des entretiens avec des professionnels de la voltige. Entretiens, et non interviews, c’est-à-dire conversations, échanges, relations, et non efficacité journalistique : « L’un des objectifs de ce livre est d’interroger ceux et celles qui prennent de la hauteur, alpinistes, trapézistes, cordistes et funambules, de restituer leur parole et peut-être aussi de révéler les images latentes qui me hantent. »

Une fine ligne autobiographique court également. Le suicide de la sœur aînée traverse l’œuvre de l’écrivaine. La peur du vide et le vertige viennent pour partie de cet événement tragique. L’autre figure familiale est le père. Il était ingénieur dans le textile. Il savait tout du lin, de la soie et des autres matières, mais, daltonien, ne distinguait pas le rouge ni le vert. Ses filles l’aidaient. Il faut désormais écrire au singulier. Le père est décédé peu après la pandémie, au retour du Japon de l’écrivaine, et elle relatait le rituel qui suivait dans Un singe à ma fenêtre.

Enfin, et c’est peut-être ce qui rend Une femme sur le fil particulièrement riche et stimulant, Olivia Rosenthal réfléchit à ce qu’est aujourd’hui le récit, voire la littérature, et, partant, de ce que l’on en fait, à force de viser des cibles, de chercher l’efficacité : « Dans le domaine littéraire, efficace signifie qui se vend bien. Beaucoup. C’est devenu un des critères principaux de l’efficacité. Efficace, synonyme de “qui rapporte de l’argent” ou “qui plaît au plus grand nombre”. »

Nous subissons « l’injonction du récit », écrire se résumant à « racontez-moi ». Et c’est sans compter sur tout un pan de la littérature sûr de lui-même, tranchant comme une opinion toute faite et mal faite, contre lequel Olivia Rosenthal s’élève : « Pas de vérité absolue, seulement des tentatives, des ellipses, des blancs, des trous, des vides. À travers la fiction, on cherche moins des solutions que des questions et des hypothèses. »

Dans une autre page du livre, l’autrice ironise sur un certain type de récits, ceux qui se font d’homme à homme et, souvent, de père à fils : « Toute la littérature américaine est truffée de cette idéologie. La chasse et la pêche, la transmission, le lien du sang, les choses simples, les pères et les fils, les hommes taiseux mais traversés par des émotions fortes. »

« En gardant Montaigne en ligne de mire, je pourrais continuer à dérouler ce texte, à le corriger, à l’amender, jusqu’à ce que mort s’ensuive. »

Le meilleur moyen de casser ce « modèle de la narration et de la transmission », c’est notamment de donner une forme discontinue au texte. Olivia Rosenthal cite les premières lignes de Jacques le Fataliste, sans doute un des romans les plus inventifs, avec Tristram Shandy, d’un siècle qui tenait le roman pour un jeu. Elle évoque aussi celles et ceux qu’elle lit, dont Maggie Nelson, Noémi Lefebvre ou Gaëlle Obiégly.

Ici, mille paragraphes remplissent les cent cinquante-cinq pages du livre. Les paragraphes sont de longueur variable. En particulier quand elle rapporte les récits des équilibristes.

Certains tiennent en un mot. « Il ne manquait plus que ça », note l’autrice avec l’autodérision qui la caractérise : elle n’aime pas les phrases nominales, pas davantage les points de suspension, qui créent une « fausse connivence », et pas non plus le point d’exclamation.

Mille paragraphes numérotés, c’est un ordre qu’il convient de chahuter pour ne pas se laisser emprisonner : « À la différence du bricolage qui focalise mon angoisse parce que j’ai peur par maladresse ou impatience de briser ce que j’avais prévu de réparer, les objets de pensée m’offrent un refuge, je n’hésite pas à triturer les textes, à bousculer l’ordre des séquences, à démolir et à reconstruire plusieurs fois, même s’il m’arrive de sombrer dans la mélancolie à force de ne pas trouver d’issue. » Le risque est là, et la chance. En effet, les incidentes, les digressions apparentes, les allusions et surtout les jeux sur les mots lui évitent d’aller trop droit. C’est aussi donner pleine place au lecteur qui n’est pas tenu de lire de un à mille (sauf s’il est obsessionnel) : « Le lecteur peut contourner certaines pièces, entrer dans tel cagibi, allumer ou non la lumière, dérober les clefs, forcer l’entrée, laisser telle porte fermée, ouvrir celle-là qui résiste. À lui de décider ce qu’il veut (ou non) voir. »

Elle craint également l’écueil du journal, avec les dates et tout ce qui permet de sentir le temps passer. Contre cet écueil, elle choisit la désorientation. Qui a lu Mécanismes de survie en milieu hostile (Verticales, 2014) se rappelle les premières pages de ce livre : lecteurs comme personnages étaient perdus, sans repère d’aucune sorte, proprement égarés. Ici, la désorientation tient davantage à la forme fragmentée, à l’usage de la répétition, à une lente avancée assez semblable à celle de l’acrobate sur son fil, en hauteur. À ceci près que l’erreur ou le repentir sont dangereux pour qui marche sur le fil, mais font partie de l’exercice littéraire.

Une référence traverse ce livre, celle de Montaigne. D’abord parce que son livre s’intitule Les Essais, livre commencé sur le tard, écrit jusqu’au dernier jour ou presque. Le passage du temps, celui des bilans, fait partie des obsessions de l’écrivaine : « En gardant Montaigne en ligne de mire, je pourrais continuer à dérouler ce texte, à le corriger, à l’amender, jusqu’à ce que mort s’ensuive. » Le texte de Montaigne ne cesse d’être nourri, enrichi, modifié. La citation fait partie de ces aliments permettant de changer un tant soit peu de trajectoire et de s’ouvrir à du nouveau. La narratrice le signifie souvent : « Grâce à mes échanges avec M. et à mes lectures hasardeuses, je comprends qu’on écrit des récits pour flirter avec sa propre ignorance, pour la repousser toujours plus loin, pour constater qu’elle résiste. Expérience sceptique qui interroge la possibilité ou non d’atteindre sa cible. »

Une femme sur le fil est l’histoire de découvertes : c’est le cas lorsqu’elle parle de la soie, de la route, ou désormais des routes de la soie, avec la dimension politique qui leur est attachée.

Il est question de souvenirs aussi, qui reviennent en mémoire et prennent tout à coup sens neuf. Ainsi, elle écrit un épisode dans lequel Zoé se réfugie dans les arbres. L’écrivaine lit Le Baron perché, un des livres favoris de sa sœur aînée qui le lui avait offert, dédicacé. Côme, héros du roman de Calvino, grimpe dans un arbre pour ne plus jamais redescendre. Mais il ne s’éloigne jamais des hommes, ne quitte pas leur monde en pleine révolution. Il prend juste de la hauteur. Sa vie, parfois, ne tient qu’à un fil.

La vie des professionnels de la voltige ne tient aussi qu’à un fil. Ils ont un vocabulaire qui peut étonner : les « gendarmes » qui les effraient ou les menacent ne sont pas ceux que nous croyons. Un câble principal peut « flécher » ; nous entendons ce verbe sans inquiétude, les funambules, si. Elle traite d’apprentissages de toutes sortes, et notamment de ceux que font les élèves de l’école du cirque.

Leur vie est fragile depuis l’enfance, apprend-elle, et le lecteur en même temps. Beaucoup ont connu la violence des adultes. Les parents se disputaient ou se battaient, quand ils ne les battaient pas eux. Marcher sur un fil est une façon de retrouver l’équilibre qui leur a manqué. Voire de devenir beaucoup plus fort : « Sur le fil tu t’ancres mais tu es ancré sur de la mobilité et quand tu te concentres sur cette mobilité, ta tête cesse de procrastiner, la pensée s’arrête, ton corps devient très puissant, tu peux accéder à beaucoup de choses de toi que tu ne connaissais pas. »

Parmi les témoins interrogés, une femme défie son public en lui demandant de jeter sur elle des boîtes de conserve, comme à la foire d’antan. Elle se trouve à cinq mètres de hauteur. Elle dit craindre l’amour davantage que le vide. D’autres parlent de « combler le vide ». Un Congolais exilé en France raconte qu’il a coupé les ponts avec les siens, en Afrique, parce qu’il avait honte de gagner trop peu pour subvenir à leurs besoins : « Heureusement, sa fille est devenue funambule, elle réunit, en marchant, deux lieux séparés du vide. »

Olivia Rosenthal voit dans l’exercice périlleux d’un Philippe Petit ou d’autres acrobates évoqués une image féconde. Elle la renvoie à son enfance, aux histoires de superhéros comme Spiderman par exemple. Le livre est aussi une toile d’araignée qu’elle tisse et dont le lecteur rassemble les extrémités, avec le risque (ou le plaisir) d’être pris dans cette toile de mots.

Une enquête sur la culture du lin – un fil qu’elle suit, parmi de nombreux, lui apprend l’usage que l’on fait des intrants pour améliorer les rendements. Elle en perçoit les effets : « La pratique du fil est impitoyablement inclusive, elle oblige non seulement à sentir les axes horizontaux et verticaux de ton propre corps, lignes des hanches, des épaules, de la colonne vertébrale mais aussi à accepter de l’exposer à des intrants, le vent, l’air, la pluie, le creux et la souplesse du fil. Le funambule doit sans cesse négocier avec ces forces de changements et de résistance qui peuvent être extérieures ou intérieures. Le doute par exemple est une force déstabilisante et il faut le traiter comme un intrant, au même titre que l’atmosphère ou l’état du matériel. »

Cette notion d’intrant est elle aussi féconde. On met souvent en lumière une fonction « réparatrice » ou « consolante » de la littérature. On lirait pour se soigner, voire sur ordonnance. C’est une manière de voir assez risquée puisqu’à chaque mal correspondrait son remède. On préfèrera la proposition d’Olivia Rosenthal : « Le roman pourrait être un intrant destiné à lutter contre la colère, la tristesse, l’incertitude et tous les états psychiques d’instabilité. » C’est ainsi, sans doute, qu’on lira ou feuillettera Une femme sur le fil, allant à sauts et à gambades d’un numéro à l’autre, au hasard d’une page ouverte.

Mais il faut clore sans conclure, en songeant à ces moments que vivent les auteurs : « J’imagine un lecteur dans un salon du livre qui me demanderait, comme le font souvent les lecteurs : pouvez-vous me résumer votre livre ? Pouvez-vous me dire de quoi il parle ? Et je lui répondrais, en reprenant les mots de M., mon ami acrobate, que, dans le tourbillon où on entre pour chaque livre, on est aspiré par un cône aux parois duquel on se cogne, et que ces parois marquent la limite entre ce qu’on tient pour acquis et ce qu’on ignore. »

Olivia Rosenthal, Une femme sur le fil, Verticales, janvier 2025.


Norbert Czarny

Critique littéraire, écrivain, Critique pour L'École des Lettres et En attendant Nadeau

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