It is happening again – sur Twin Peaks et David Lynch
J’ai eu 47 ans le 16 janvier 2025, le jour où est mort David Lynch. Je suis rentré chez moi assez tard, il faisait nuit depuis plusieurs heures déjà. Ma compagne avait fait une tarte en cadeau d’anniversaire. Ce n’était pas une tarte aux cerises, mais ç’aurait pu. J’ai reçu simultanément plusieurs sms de la part de mes amis, au moment exact où je soufflais les bougies avec mon fils de 6 ans. J’ai un peu pleuré, et mon fils avait de la peine pour moi sans savoir très bien la raison de ces larmes.
Cela est en train d’arriver, me suis-je dit. It is happening again. J’ai repensé à l’une de mes scènes préférées de Twin Peaks saison 3, quand, à la fin de l’épisode, une vieille clocharde adepte des machines à sous, devenue richissime grâce à Dougie Jones – Mr Jackpots ! – le recroise dans le casino des frères Mitchum, et lui dit « You changed my life » (S3E11).
Se sentir endeuillé de la perte de quelqu’un que l’on ne connaît pas est certes une expérience étrange, qui n’a pas exactement la substance affective d’un vrai deuil. Mais c’est néanmoins la preuve que l’être de quelqu’un ne se réduit pas à sa personne. David Lynch avait cette chance qu’ont certains créateurs de n’être pas rivé à sa substance, de rayonner hors de lui-même en singularités pré-individuelles. J’avais 13 ou 14 ans quand j’ai vu les deux premières saisons de Twin Peaks, en 1991, diffusées en langue française sur la défunte Cinquième.
J’étais trop jeune pour voir ça. Personnellement, si je pouvais l’empêcher, je ne laisserais pas mes enfants voir les images de David Lynch à l’âge où j’ai moi-même été exposé à elles. Mais cela est arrivé. Mon frère, qui était plus vieux que moi et avec qui je suivais la série avec impatience, de semaine en semaine, devait sans doute la cautionner intellectuellement auprès de nos parents, pour qu’ils me laissent la regarder avec bonne conscience. Le genre de la série policière, avec lequel joue Lynch dans Twin Peaks, servait aussi d’alibi au déchaînement invraisemblable de forces inconscientes auquel on assiste à l’écran.
Je me souviens des nuits où je n’arrivais pas à dormir. C’était à cause de Bob (Frank Silva), essentiellement. Il avait surgi derrière le lit dans la maison des Palmer, dans le pilote de la série, avec un brusque effet de zoom avant quasi-hallucinatoire, le jour où Donna Hayward vient exprimer ses condoléances à Sarah, la mère de Laura (Sheryl Lee). Il avait encore surgi dans le salon, aux yeux de Maddy Ferguson, la cousine de Laura (S2E2), s’approchant de la caméra subjective dans une lenteur sadique effroyable, enjambant le canapé, venant toucher la caméra de son visage au sourire grimaçant. D’une manière générale, Bob était là sans qu’on puisse le saisir. Il apparaissait, il disparaissait. Il m’a hanté, moi aussi.
Twin Peaks parvient à atteindre un point d’indistinction entre le récit réaliste brutal d’une violence incestuelle et une vision magique du monde
La scène où Leland Palmer, possédé par Bob, assassine Maddy dans le salon de la maison familiale (S2E7), est sans doute ce que j’ai jamais vu de plus trouble et perturbant à la télévision, en raison de l’alternance de la violence brute (les coups-de-poing dans le visage) et du ralenti surréel, qui transforme les cris suffoqués en de longs et graves vagissements animaux. Leland enfile ses gants de latex de manière méticuleuse, avant de se ruer vers Maddy, illuminée dans la lumière surréelle du salon. Avant de la tuer, Bob joue avec sa proie. Pendant le meurtre, le disque vinyle tourne à vide sur la platine, comme les pales du ventilateur sur le palier, en haut de l’escalier qui mène à la chambre de Laura, comme si le temps était arrêté. Ce qui arrive, arrive encore et encore. Le mal est implacable.
Twin Peaks parvient à atteindre un point d’indistinction entre le récit réaliste brutal d’une violence incestuelle et une vision magique du monde. Depuis ses 12 ans, Laura est violée par son père dans le secret d’une famille américaine insoupçonnable ; mais cette violence se révèle être l’enjeu de forces cosmiques qui la dépassent : le père n’est pas seulement le père, la fille n’est pas seulement la fille, les individus sont les jouets d’esprits qui gouvernent le monde. Comme un Eschyle moderne, Lynch parvient à tenir ensemble les deux côtés : d’un côté, l’empathie envers les individus qui souffrent dans la réalité humaine la plus plate et, de l’autre côté, une vision morale à grande échelle, une cosmogonie moderne où le mal et la lumière luttent de manière indirecte à travers la destinée des individus mortels. Chez Lynch, les scènes de violence, loin d’être gratuites, sont les nœuds de l’ambiguïté constitutive du monde, du jeu permanent des forces contraires. Ray Wise, l’acteur qui joue Leland, a prêté l’incroyable expressivité de son visage à cette ambiguïté.
David Lynch a changé ma vie. Pour cela, le médium télévisuel a été essentiel : je n’ai pas découvert Lynch dans une salle obscure (à la même époque, je me demande bien quels films à succès je pouvais bien aller voir dans le plus proche cinéma qui était à des kilomètres de la maison familiale) ; je l’ai découvert dans le confort du salon domestique, au fin fond de ma province, de la même manière que, dans la diégèse de la série, Bob l’esprit tueur est venu hanter une famille moyenne de l’Amérique profonde. Lynch est descendu dans mon imaginaire, à distance, le long du canal télévisuel, par les prises électriques et les ondes radio, il m’a touché d’une main puissante et immatérielle, avec une violence délicate, pour y déposer des semences qui ne germeraient que des années plus tard.
Il a été une sorte de père obscur et dysfonctionnel. Twin Peaks me faisait peur et m’empêchait de dormir, alors que je devais le matin me lever pour aller au collège et vivre une vie normale, mais, d’une manière aveugle, je lui faisais confiance. David Lynch, qui était réputé particulièrement avare d’explications à propos de son cinéma, a souvent dit qu’il faisait confiance à ses propres visions (Twin Peaks est né de la vision fulgurante conjointe, par Frost et Lynch, d’un cadavre enveloppé dans du plastique s’échouant sur une plage). Je crois que c’est aussi de cette manière que j’ai vu Twin Peaks : je faisais confiance à celui qui me montrait ces images saturées, des images que je ne pouvais pas supporter parce qu’elles excédaient mes facultés conscientes de représentation et d’assimilation ; je lui faisais confiance comme si, tout en souffrant de cet excès, je savais pourtant que tout cela n’était pas gratuit.
C’est lui qui a suscité et orienté mes premiers émois érotiques. J’étais amoureux d’Audrey Horne (Sherilyn Fenn), depuis sa première apparition à la danse éthérée devant le jukebox du Double R Diner jusqu’à son essai au bordel-casino One Eyed Jacks où elle s’introduit pour mener l’enquête, revêtue d’un ensemble de dentelles, jarretelles, soies blanches, tulles et masque vénitien. Mais Lynch reprend les stéréotypes féminins avec une conscience qui les joue, les surjoue et, ce faisant, les déjoue. L’érotisme est ici instable et impur, toujours déchiré, mêlé de drame, du sentiment tragique d’une imminence de catastrophe. Dans Fire walk with me, Laura Palmer le soir de sa mort, vêtue en guêpière blanche et porte-jarretelles, descend défoncée par la fenêtre de sa chambre d’adolescente, enfourche la moto de James, relève les jambes et on ne voit que ça, ses bas noirs attachés à ses porte-jarretelles blancs sous son manteau, elle va bientôt courir à sa mort dans la forêt et le blanc de la guêpière sera éclaboussé de son sang, deviendra rouge.
À 14 ans, je devenais sensible à la féminité artificielle des héroïnes de Lynch au moment même où il la démystifiait, la dénaturalisait. Dans la saison 3 de Twin Peaks, Candie, Mandie et Sandie, les trois femmes-objets des frères Mitchum, bunnies à la Playboy, constituent une sorte de subversion par dysfonctionnement du régime de féminité. Candie, absente à elle-même, est une sorte de femme-robot au regard flottant dans le vague, déphasée de la demande masculine qu’elle est censée combler, qui répond en décalé, de manière déréglée et inadaptée. C’est le signe d’une lassitude de l’archétype de genre, dans une hyperféminité clownesque et burlesque, comme celle de Tammy Preston (Chrysta Bell). Les signes émis par Candie sont ce que j’appelle des errasignes, des signes-erreurs, signes de féminité dysfonctionnels dont le dysfonctionnement est devenu le régime normal.
Je sais aujourd’hui avec certitude ce qui s’est passé, à cette époque : j’ai été marqué à vie, initié. Je veux dire que Twin Peaks a été pour moi une authentique initiation, comme dans les anciens cultes à mystères. La télévision, l’un des médias de la consommation de masse par excellence, a été le médium secret de cette initiation. On dit souvent que Twin Peaks est la mère des séries modernes, comme s’il avait fallu qu’un grand « auteur » de cinéma lui apporte son crédit pour légitimer ce genre autrefois mineur. En réalité, la série de Lynch a plutôt été une subversion spirituelle de la télévision, une opération magique à distance dont les circuits du capitalisme spectaculaire ont été les vecteurs détournés. Mais à quoi ai-je ainsi été initié ?
Twin Peaks : Fire walk with me commence par un gros plan lentement dézoomé sur l’écran enneigé de parasites d’un poste de télévision, qui explose soudain sous un violent coup de barre de métal. Cette image métonymise le geste cinématographique de Lynch : il a porté la télévision à un état de surrégime scopique. En épousant le principe de répétition propre au format télévisuel et sériel (on attend les épisodes du feuilleton de semaine en semaine, à heure fixe), il en a fait un principe productif de différence et d’étrangeté : ce qui se répète ne se répète jamais comme identique, il ne se répète qu’en différant de lui-même, dans un processus de dédoublement temporel et schizoïde qui culmine avec les doubles et les tulpas de Dale Cooper. Tel est le premier aspect de la répétition lynchienne.
Lynch fait ainsi entrer l’étrange dans l’ordinaire, l’inquiétant dans le familier. Dans Twin Peaks, le regard subjectif dépersonnalisé de la caméra ne cesse de déplacer l’accent des scènes, en s’attardant sur des détails, une cafetière cassée dont les gouttes de café s’écoulent comme une mélasse noire intense, les trous d’un motif au plafond qui s’ouvrent comme des gouffres insondables, la poignée d’un tiroir de table de chevet[1]. Lynch révèle l’ « inquiétante étrangeté de l’ordinaire », suivant l’expression de Stanley Cavell. Donuts, muffins, tartes, café noir, les objets les plus triviaux et périssables, emblèmes de l’Amérique standardisée, sont soudain convertis en talismans et en fétiches magiques, par une sorte de transsubstantiation.
Les images que seul Lynch a su produire touchent à quelque chose en nous qui se situe à une strate profonde, en deçà du seuil de ce que nous pouvons réduire à la raison discursive. Tout son cinéma est une leçon de sémiotique appliquée : le propre du signe est que le regard ne peut pas s’y arrêter. Il faut remonter à son sens. Mais, derrière le masque, on ne trouve jamais qu’un autre masque. La sémiose est infinie, et tout signe est un ambisigne, un signe ambigu.
C’est pourquoi je n’ai jamais été convaincu par le rationalisme intégral qui sous-tend toutes les exégèses des films de Lynch, qui visent à reconstruire une trame narrative linéaire sous les symboles. Cette démarche suppose qu’il serait possible, à condition d’avoir les bonnes clés, de décrypter toutes les images et de les traduire en idées claires, d’assigner à chaque signifiant un signifié arrêté. Lynch a lui-même donné un modèle d’herméneutique dans Twin Peaks, Fire walk with me : quand, à l’aéroport où atterrit l’agent du FBI Chet Desmond (Chris Isaak) pour enquêter sur l’assassinat de Teresa Banks, une femme qui danse habillée en rouge – robe rouge, rouge à lèvres, chaussures rouges, perruque rouge – lui transmet en mime un mystérieux message qu’il décode point par point dans la voiture, devant son jeune confrère. Mais cette séquence est une sorte de parodie interne au cinéma de Lynch, qui dissimule le véritable rapport des signes à leur sens.
Le sens n’est pas une signification extrinsèque, il est exprimé par les images : Lynch pense en images. Une fois une image décryptée, elle persiste encore dans la conscience, telle la danseuse en rouge ou le carrelage en zigzag de Black Lodge, avec une insistance iconique qui lui est propre. L’inconscient selon Lynch n’est pas l’inconscient freudien, qui déguise et exprime des contenus idéels en les voilant : pourquoi diable l’inconscient s’ingénierait-il avec tant de force à produire des images si elles n’étaient que le travestissement d’idées nues, auxquelles on pourrait accéder sans elles ? Quelle vaine débauche d’énergie. Le déguisement ne devient compréhensible que si l’on admet que l’image a sa propre force idéelle distincte et obscure à la fois, que c’est à l’image même qu’appartient l’idée.
L’image est ce signe ambigu, qui à la fois se dérobe à une interprétation arrêtée pour renvoyer à autre chose qu’elle-même, et cependant nous impressionne et s’imprime à nous dans sa forme plastique singulière. Dans le monde du capitalisme spectaculaire – ou sémiocapitalisme[2], – où les images ne cessent de glisser sur nous dans une insensibilité de zombie, ou au contraire de nous imposer leur signification unilatérale, sans laisser le signe respirer, Lynch a été notre maître en sémiopolitique : il a lutté de l’intérieur contre ce monde. Dans l’univers néo-baroque de Lynch, le monde est à la fois plat, et cependant doué d’une profondeur inhérente à sa surface. La surface d’un tableau accroché au mur ouvre une porte vers un monde invisible caché dans le visible ; c’est par le tableau qu’on entre dans la profondeur. Un papier-peint, une décoration murale, un bibelot, une statuette, une lampe de chevet, une photographie, tout s’électrise et s’intensifie au regard, tout devient potentiellement un signe.
Il a été un faiseur d’images. Ce sont ces éléments, ces noyaux iconiques qui constituent la matière même de notre réalité. Les images sont des cristaux, des singularités virtuelles qui circulent à travers le temps actuel, glissent le long de lignes parallèles, anticipent et visualisent ce qui va arriver. Dans le dernier épisode de la saison 2 de Twin Peaks, en 1990, Laura Palmer avait dit à Dale Cooper dans la Black Lodge « Nous nous reverrons dans 25 ans. D’ici-là… » Ce qui s’est passé en 2017 avec le retour inespéré de Twin Peaks est une sorte de miracle, au sens propre : 25 ans après, Lynch s’est introduit dans les failles et les interstices de ses propres images et de son récit fictionnel, et c’est alors le temps réel qui s’est engouffré par la brèche ouverte, c’est le temps de la vraie vie qui est entré dans le temps diégétique de la fiction. Les mêmes acteurs, vieillis, ont repris leurs rôles. Dans cet intervalle entre 1991 et 2017, on sent battre le temps à l’état pur, dans une pulsation vivante qui n’a peut-être d’équivalent artistique que chez Proust.
La mort rôde dans cette saison 3, la mort réelle des acteurs, Catherine E. Coulson (Margaret Lanterman, la dame à la bûche), Miguel Ferrer (Albert Rosenfield), David Bowie, Harry Dean Stanton : « I’m dying », dit Margaret-Catherine dans la partie 15. La mort réelle confère à la fiction une réalité de chair. Elle inscrit le signifié au cœur même du signe, comme une absence qui est sa condition même : les signes vivent d’une mort permanente, et c’est précisément dans cet écart avec soi que le signe porte en lui que le passé et le futur peuvent communiquer. La vérité la plus profonde du cinéma de Lynch, c’est que le temps ne s’écoule pas, de manière linéaire, dans un flux irréversible. Les séquences dans Black Lodge ont été jouées à l’envers puis remises à l’endroit, ce qui crée cette impression de flottement propre à cet espace-temps parallèle.
Les vrais devins ou prophètes ont toujours besoin d’images. Lynch a vu le futur dans le cristal des images.
Ainsi faut-il comprendre la réalité du temps : le temps va à l’envers, du futur vers le passé[3]. Tel est le second aspect de la répétition lynchienne, le secret que j’aurais mis 25 ans à comprendre : ce n’est pas le passé qui se répète, c’est au contraire le passé qui répète le futur, comme le premier Nymphéa de Monet répète tous les autres qui suivent. D’une part, le temps ne pourrait pas passer si le passé ne continuait d’exister et coexister avec le présent ; d’autre part, le futur lui-même n’est pas seulement un futur présent, mais une ligne de temps qui interagit avec le présent.
Lynch réécrit dans les espaces de ses propres images, par une surimpression rétroactive du futur sur le passé. Comparons deux séquences de la saison 3.
Soit la scène finale de la partie 11. Juste avant que la vieille femme changée en millionnaire ne vienne remercier Dougie, un brusque changement d’intensité s’est produit : Dougie tourne la tête vers le pianiste du casino, qui semble soudain se mettre à jouer une musique ralentie, pathétique et familière, qui tranche avec le rythme enjoué de la musique de casino. Dougie semble reconnaître quelque chose. De fait, cette scène finale répète la scène finale déchirante de l’épisode 7 de la saison 2, où Julee Cruise est sur la scène du Bang Bang Bar, en train de chanter « The world spins ». Dans la maison des Palmer, Bob/Leland vient tout juste d’assassiner Maddy Ferguson, la cousine de Laura (jouée par la même actrice, Sheryl Lee). Le serveur âgé de l’hôtel du Grand Nord vient alors réconforter Coop, qui ignore encore que Maddy est morte. Dans le bar, de nombreux clients, Bobby, Donna, James, sont à leur tour gagnés par une tristesse insondable.
Dans l’épisode de 2017, le visage de Coop se tourne vers le piano comme autrefois vers Julee Cruise, avec la même expression illuminée ; la vieille femme devenue riche joue le rôle du vieux serveur. Selon une première interprétation, on peut dire : la scène de l’épisode 11 de la saison 3 est une vague réminiscence pour Dale Cooper encore amnésique, elle répète la scène de l’épisode 7 de la saison 2, comme le présent peut répéter le passé. Dans ce cas, le temps est encore linéaire.
Tel n’est pas le cas dans la partie 17, quand Cooper cherche, pour sauver Laura, à la rencontrer avant qu’elle ne rejoigne Leo Johnson au cœur de la forêt. Dans Fire walk with me en 1992, on voyait en effet Laura, la nuit de sa mort, pousser un hurlement dans la forêt en croyant apercevoir quelqu’un dans le dos de James Hurley, par-dessus son épaule. Dans la saison 3, Lynch reprend ce matériau et y insère des images de Dale Cooper qui, depuis le futur où il se situe, vient sauver Laura. C’est donc lui qu’elle a vu, caché derrière un arbre. Selon une première hypothèse facile, on dirait : Coop remonte le temps, revient dans le passé. Mais alors, pourquoi Laura a-t-elle crié dans le film de 1992 ? Il faut nécessairement qu’elle ait vu Cooper, 25 ans avant que Lynch ne fasse se rencontrer les deux personnages sur le plan actuel. Il faut ainsi que, même sur la ligne de temps où elle meurt dans la forêt sous les coups de Bob/Leland, elle ait vu une autre ligne de temps, un futur possible où elle n’est pas la proie de Black Lodge. Telle est la rétroaction du futur : il fait apparaître dans le passé quelque chose qui s’y trouvait déjà virtuellement.
Les vrais devins ou prophètes ont toujours besoin d’images : ce sont les images qui précèdent l’actuel, comme le rêve pressent l’événement, qui sautent d’un temps à l’autre. Lynch a vu le futur dans le cristal des images. Il a vu les mégafeux à venir dans le premier essai nucléaire au Nouveau-Mexique en l’an 1945 de notre ère sombre. Il a vu brûler les maisons de Los Angeles dans l’image enflammée de Lost Highway en 1997. Cela va arriver encore. Le feu marche, brûle tout. Les images sont faites pour la répétition. La plus haute tâche qui incombe à notre époque, ce n’est pas d’être à la hauteur de notre passé, mais à la hauteur de notre futur. Pour cela, comme Dale Cooper dans son enquête, nous avons toujours besoin de déclics, d’ambisignes remarquables par lesquels le réel prête renfort à notre vision, comme les petites phrases oniriques qui surgissent dans le quotidien le plus banal.
L’inquiétante étrangeté est ce trouble nécessaire qui instille la différence au cœur de la triste répétition du monde, qui dérange l’ordre naturel et fatal du capitalisme morbide. Seulement alors, par cet écart du même avec lui-même, nous pouvons avoir la réminiscence d’un futur possible. La mort de Lynch nous rend orphelins de futur. Nous aurons pourtant, plus que jamais, encore besoin d’images pour lutter contre les images, c’est dans les images que nous devrons puiser nos forces. Le chewing-gum que vous aimez va revenir à la mode.