Cinéma

Liberté surveillée – sur Shimoni d’Angela Wanjiku Wamai

Critique

Entre rédemption, mystère et religiosité, Shimoni, premier film de la réalisatrice kenyane Angela Wanjiku Wamai, explore le tabou de la pédocriminalité. De retour dans le village éponyme, à sa sortie de prison, Geoffrey est hanté par ses traumatismes. On voit la parole échouant à exister, mais d’une façon malheureusement alourdie par un ton didactique.

Shimoni d’Angela Wanjiku Wamai donne l’impression d’un film didactique. La faute peut être attribuée à ses dialogues, remplis de phrases allégoriques renvoyant à son intrigue. C’est le cas dès l’ouverture du film où un maton prévient Geoffrey à sa sortie de prison : « Laisse de la place pour les autres. » Filmée depuis l’habitacle d’une voiture où l’attend un prêtre, cette libération donne lieu à un nouvel enfermement : Geoffrey revient dans son village d’enfance, Shimoni, où il va devenir l’homme à tout faire d’une église catholique, de son presbytère et de la ferme avoisinante.

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Là, il est encadré par le Père Jacob, curé de la paroisse, et Marthia, travailleuse à la ferme qui veille à ce que l’ancien professeur d’anglais soit bien à l’heure pour traire les vaches. Cette levée d’écrou a tout d’une liberté surveillée et c’est assez ironiquement que résonne la réplique que lui adresse le Père Jacob une fois arrivé à Shimoni : « Tu survivras à la liberté. »

Pour autant, ce didactisme allégorique se joint à un certain laconisme, du moins un mystère reléguant le passé et les souvenirs au hors-champ. C’est progressivement que l’on découvre les raisons de l’incarcération de Geoffrey, qui jusqu’alors paraissait bien sous tout rapport, et celles de sa panique à l’idée de croiser Weru, un paroissien qui travaille au cimetière, identifiable par sa mèche de cheveux dépigmentée. Paradoxalement, c’est par des effets physiologiques et symboliques très clairs que ce mystère se construit. Après avoir croisé pour la première fois Weru, Geoffrey fait sous lui et abat de ses poings une chèvre dans la bergerie : la violence impulsive découle d’un silence qui n’a pas d’autres moyens d’expression que des réflexes régressifs et infantiles. La mise en scène traduit le traumatisme sans nuance à l’instar du tonnerre qui résonne lorsqu’il croise Weru pour la deuxième fois.

En définitive, la libération de Geoffrey rejoue les événements qui ont précédé son incarcération. Lorsqu’il sort de prison, un chant d’enfant en swahili se fait entendre en musique extra-diégétique et s’oppose aux dialogues en anglais qu’il a avec le Père Jacob. L’anglais, que Geoffrey est désormais interdit d’enseigner, avait pour lui une valeur d’émancipation, tournant le dos au swahili de son village. Cette comptine, apparemment anodine, revient par deux fois dans le film. Lors d’une leçon d’anglais que Geoffrey prodigue à la nièce de Marthia, celle-ci entonne ce chant que son père, Weru, lui a appris. De même, Geoffrey repousse à plusieurs reprises Beatrice, une jeune fille de la laiterie, qui se montre intéressée par lui comme pour éviter de réitérer le drame qui a conduit à son emprisonnement : Geoffrey a tué sa femme. En quelque sorte, la première moitié du film dissémine des indices que Wamai réemploie par la suite. Par la répétition, Wamai révèle ce qui est tu sans se méfier du risque qu’elle prend à lever tous les points d’obscurité de son intrigue.

D’où vient cette lourdeur didactique que l’on ne saurait que trop voir ? Plus précisément, pourquoi Angela Wanjiku Wamai – scénariste et monteuse de son propre film – donne-t-elle aux dialogues cette dimension si formelle ? Le contexte religieux de l’intrigue n’y est pas étranger, à l’image des versets que le Père Jacob fait lire à Geoffrey chaque soir en guise de catéchisme. Paradoxalement, ces séances de lectures, instituées par le prêtre comme condition pour garder Geoffrey après le meurtre de la chèvre, sont justifiées de la sorte par le Père Jacob : « Un mendiant n’a pas le choix. » C’est ironiquement que le prêtre propose à Geoffrey un texte issu de l’Épître à Philémon dans lequel saint Paul se présente comme « prisonnier du Christ Jésus ». Sorti du contexte, ce verset renforce l’enfermement de Geoffrey, prisonnier de sa condition d’ex-prisonnier : l’ancien professeur ne peut pas retourner à Nairobi ni reprendre sa profession. L’impossibilité de la réhabilitation contraint le repris de justice à vivre reclus.

C’est comme un chemin de croix que s’appréhende la suite du parcours de Geoffrey, croix sur laquelle pèse un silence imposé par la société.

Cette prison du « Christ Jésus » naît de la distance que Geoffrey prend à l’égard du christianisme : le catéchisme s’additionne à l’ensemble de ses obligations au quotidien. Finalement, c’est parce qu’il est « mendiant » que le Père Jacob décide de le former à la culture religieuse et c’est en tant que tel qu’il ne cesse d’être considéré par le prêtre. Toutefois, le verset dresse un parallèle inévitable entre le film et le Nouveau Testament, parallèle christique que Wamai ne cesse de développer. Par exemple, Geoffrey est mandaté par le Père Jacob pour travailler auprès du charpentier local. Honni, ce musulman dans une ville chrétienne fabrique des cercueils. S’il refuse de prime abord l’aide de Geoffrey, il finit par s’habituer au jeune homme. Plusieurs éléments narratifs renvoient clairement à l’exégèse biblique : ici le réemploi du personnage de Joseph le charpentier, père du Christ.

C’est par ailleurs comme un chemin de croix que s’appréhende la suite du parcours de Geoffrey, croix sur laquelle pèse un silence imposé par la société. Silences au pluriel par ailleurs car il n’est pas le seul à taire quelque chose : Beatrice lui confie être née avec « cette maladie très grave au nom court » que son père a transmis à sa mère, ce qui l’a tuée. Interdite par sa grand-mère d’évoquer le sujet auprès de qui que ce soit, Beatrice met en garde Geoffrey, unique dépositaire de ce secret. En quelque sorte, la parole entraîne la stigmatisation et se taire est le meilleur refuge. Le silence de Beatrice est pétri des injonctions sociales, silence paradoxal car la jeune femme se montre très vocale dans ses relations. En miroir, Geoffrey ne parle que s’il en est obligé. Par un jeu de champ-contrechamp, Wamai renforce le mutisme de son héros au regard de ses interlocuteurs : Geoffrey, entouré de bavards, marque un déficit de la parole.

Chez l’ex-professeur, il n’y a pas d’autre expression que la réaction, le réflexe brusque et violent – son frère, lui aussi victime de Weru, noie ses souvenirs dans la bouteille. Quand Weru lui tourne le dos, Geoffrey saisit l’occasion pour tenter de l’assassiner à la machette, geste empêché par l’intervention d’un enfant. Ce n’est qu’à la fin du film, lors d’une bagarre où Weru étrangle Geoffrey, que l’ex-détenu lui révèle qu’il a été sa victime. Après la confrontation physique arrive la confrontation verbale, inversant le rapport de force : Geoffrey se redresse et raconte quels stratagèmes l’homme mettait en place pour abuser de lui lorsqu’il était mineur. La violence de Geoffrey, assez classiquement, est issue d’un traumatisme. Plus spécifiquement, elle est l’un des masques que revêt Geoffrey pour chasser sa blessure psychique tout comme l’anglais qui le distingue du swahili parlé dans son village ou son manque d’expression faciale traduit par l’interprétation qu’en donne le comédien Justin Mirichii.

Lorsqu’à l’initiative du Père Jacob, il retrouve la mère de son ex-femme, le silence des deux personnages déstabilise le prêtre qui tente de leur extorquer quelques mots jusqu’à insister auprès de Geoffrey : « C’est sa fille que tu as tuée. » Il s’en voit rabrouer par l’un de ses pairs qui accompagne la vieille femme. Finalement, après avoir tendu à Geoffrey des chaussettes en laine, la mère s’adresse au Père Jacob : « Le pardon absolu existe vraiment ? Juste comme ça ? » puis part brusquement lorsque son collègue, visiblement gêné, bredouille une réponse. Au cœur des dialogues, les maximes du prêtre, qui cherchent à enseigner autant qu’à situer dans le récit, rappellent celles des paraboles bibliques comme si chaque séquence posait un dilemme d’ordre religieux à Geoffrey. Le silence de la mère et celui de Geoffrey mettent en échec les injonctions et le moralisme des proverbes que colportent les prédicateurs.

Si la parole ne parvient ni à dénoncer ni à pardonner, c’est qu’elle met en danger. Lorsque Marthia apprend, par le Père Jacob, que Geoffrey a purgé une peine pour avoir assassiné sa femme, celle-ci s’empresse de rapporter l’information auprès des paroissiens et d’attiser la colère à l’égard de l’ancien prisonnier. En dépit des prêches du prêtre, les villageois prévoient d’incendier la bâtisse dans laquelle vit le professeur. L’hypocrisie de Marthia – elle avait garanti au Père Jacob que l’information ne s’ébruiterait pas – traduit un déficit des valeurs religieuses, un pharisianisme qui se ressent aussi dans son indignation : la vieille femme ne semble en colère que pour mieux se faire mousser.

Cette violence punitive menace tout secret au sein du village de Shimoni où le contrôle social vise à exclure toute anormalité. Mais alors que les villageois étaient parvenus à convaincre un jeune homme d’assassiner Geoffrey, celui-ci tombe sur le cadavre de l’ex-prisonnier, accroché au plafond. Geoffrey, par sa mort, par son silence, subit les injonctions sociales sans qu’elles lui soient formulées et se soumet à elles et à l’intériorisation extrême de ces normes tacites qui le tue. Si son parcours pourrait renvoyer au terme psychiatrique de « masculinité toxique » – un traumatisme tu par les normes de genre qui ne trouve que la violence comme seule issue –, il renvoie surtout à la façon dont la société dépeinte par Angela Wamai se bâtit sur le silence.

La parole, prise, libérée ou performative, échoue à exister dans la micro-société de Shimoni, du moins à occuper quelque valeur. En guise de dernière image, un plan fixe montre deux enfants assis à côté desquels se tient un jeune homme aux cheveux dépigmentés : Weru accompagne Geoffrey et son grand frère. Cette image séminale du traumatisme n’intervient qu’en dernier ressort, révélant définitivement le non-dit. Si l’image entend lever le tabou de la pédocriminalité, impossible à évoquer par le seul verbe, celle-ci ne parvient toutefois pas à proposer d’alternative à l’échec de la parole. Plus largement, la mise en scène tout à fait classique de Wamai, faite de champs-contrechamps, ne monte en tension que par une succession de dialogues explicites et d’effets lourdauds. En cela, et malheureusement, la réalisatrice ne sort jamais de son didactisme initial et tisse son mystère de non-dits finalement trop lisibles.

Angela Wanjiku Wamai, Shimoni, en salles le 22 janvier 2025. 


Élias Hérody

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