Rien et c’est déjà beaucoup – sur « Florence Jung » à la Fondation Ricard
« Tout est réel », ces quelques mots logés au cœur de la feuille de salle de l’exposition de Florence Jung à la Fondation Pernod Ricard sonnent comme un avertissement. Derrière les baies vitrées de cette fondation privée, située aux abords de la gare Saint-Lazare dans le huitième arrondissement de Paris, l’exposition Florence Jung qui s’achève déjà, divise : beaucoup adorent et beaucoup détestent.

Pour cette artiste qui conserve soigneusement son anonymat – et dont, malgré une présence sur la scène française depuis plus d’une décennie maintenant, l’œuvre demeure relativement confidentielle – c’est, sans doute, le signe d’une réussite. Dans le sillage de l’art conceptuel, Florence Jung ne produit pas d’objet, mais des scénarios, « des situations scriptées incrustées dans le réel » comme elle se plaît à le dire.
Ainsi, à la Fondation Pernod Ricard, il n’y a rien : pas d’œuvres, uniquement un dédale de cimaises qui s’achève sur une porte automatique à détecteur de mouvements, qui s’ouvre quand on s’avance. Seules les premières lettres de l’alphabet sont collées au sol dans ce labyrinthe qui prend les airs d’un jeu de piste. À l’entrée, une feuille de salle où sont écrits ces fameux neuf scénarios, d’une ligne à peine : « A. Des psychostimulants et des antidouleurs sont disponibles sur demande » ; « B. Un coursier a remis un colis au concierge du numéro 4 et a dit signez ici s’il vous plaît » ; « C. Un employé veille sur un cœur de porc placé dans un petit congélateur au cinquième étage » et ainsi de suite. Rien de plus, et pour Florence Jung, c’est déjà beaucoup.
Psychostimulants contre antidépresseurs
Face à cette exposition – qui, bien que les gestes ne soient pas nouveaux, rebattent les cartes de ce que l’on peut attendre d’une exposition d’art – quelle est la réaction à adopter ? Quelle est la bonne réaction à adopter, celle que Florence Jung voudrait qu’on adopte ? Faut-il jouer le jeu et se renseigner à l’accueil pour obtenir un psychostimulant ou un antidépresseur, des placebos à coup sûr ? Y a-t-il vraiment un cœur de porc au cinquième étage ? Et pourquoi donc un cœur de porc ? Et pourquoi ne peut-on pas le voir ? Une personne serait enfermée dans l’espace d’exposition, mais c’est impossible, on ne peut pas enfermer quelqu’un·e – même dans une exposition – sans son consentement ? Est-ce vrai tout ce qu’il y a sur ce papier ? Se joue-t-on de moi et à quelles fins ?
Certain·es sont sceptiques, presque paranoïaques ou distants face à de tels procédés, certain·es muet·tes, tournent vite les talons, car il n’y a rien à voir, ou du moins, car ce qu’il y a à voir n’est pas si facile à voir. D’autres, visiblement, seraient fascinés par l’exposition qui serait même devenue, pendant quelques semaines, une tendance sur TikTok. Pour Florence Jung qui affirme travailler sur les rumeurs, qui sont ces nouvelles incontrôlées qui se répandent sans qu’elles n’aient plus vraiment d’auteur·ices ? Faut-il se méfier du piège ou se ravir de tomber dedans ? Pas sûr qu’il y ait un piège, mais pourquoi se sent-on, malgré tout, anxieux·se et angoissé·e à l’idée de manquer une dimension de l’exposition, à l’idée que, peut-être, quelque chose nous échappe ? La palette d’émotions est large et l’attention radicalement mise à l’épreuve.
Les sentiments du capitalisme
D’Eva Illouz, Florence Jung en est probablement une fervente lectrice. La chercheuse franco-israélienne développe, depuis plusieurs décennies, une analyse affective du système capitaliste. Dans Les sentiments du capitalisme (2006), elle développe l’idée que le système capitaliste est avant tout émotionnel, c’est-à-dire que les affects deviennent une composante essentielle du comportement économique des agent·e·s ; autrement dit, nos émotions sont des marchandises dans cette économie de l’attention qui façonnent nos vies numériques et pas que.
Pour Florence Jung qui semble se plaire, à la Fondation Pernod Ricard, à manipuler les émotions des visiteur·euses – à la surprendre et la décevoir, à la frustrer et l’étonner – elle n’en est pas à son premier essai. Entre 2019 et 2021, l’artiste a créé anonymement une société-écran sous le nom de New Office. Elle invitait des inconnus qui avaient un vague à l’âme, une crise aiguë d’anxiété, une envie exacerbée de fuite, à téléphoner à un numéro précis, appels qu’elle enregistrait pour ensuite revendre ces données personnelles. Cette stratégie, les barons de la tech de la Silicon Valley, l’ont bien comprise, et ce depuis longtemps. Est-ce que Florence Jung nous manipule ?
C’est une question qu’on est en droit de se poser. Seulement, si – à bout de résistance – on se prête à son jeu, c’est l’ensemble de l’environnement immédiat de la Fondation Pernod Ricard qui se déploie sous nos yeux, des curateur·ices branché·es installé·es au café de la fondation, aux hommes qui fument leurs joints sur le parvis, au ballet de cadres du groupe qui passe à toute allure ; une population des plus hétérogènes.
De la gare Saint-Lazare à la rue d’Amsterdam
Depuis 2021, la Fondation Pernod Ricard a quitté ses quartiers dans le très chic huitième arrondissement, autrefois située à quelques rues de la place de la Concorde, pour le, un peu moins chic, huitième arrondissement des abords de la gare Saint-Lazare. Désormais, la fondation occupe le rez-de-chaussée d’un haut bâtiment, construit à cet effet, qui abrite également le groupe social de l’entreprise spécialisée dans les alcools et spiritueux. Ce quartier est, avant tout, un quartier de passage où des milliers de gens vont et viennent chaque jour au gré de leur emploi du temps, chargé, et de leurs horaires, contraintes. C’est un quartier bourgeois dans un arrondissement bourgeois, mais les gens n’ont l’air que d’y passer ou de s’y rendre pour le travail.
La gare, construite en 1837, voit chaque jour son lot de trains de banlieue et de trains pour la Normandie, comme son lot de consommateur·ices qui viennent faire leurs emplettes dans le centre commercial qu’elle abrite également ou dans les Grands Magasins tous proches. Chose rare d’ailleurs, l’espace d’exposition de la Fondation dispose d’une belle vue sur les quais de la gare, depuis laquelle l’on peut observer, tranquillement, les départs et les arrivées. Toute cette effervescence n’a pas échappé à Florence Jung ; d’où son choix, également, de ne pas ajouter du bruit au bruit, de l’agitation à l’agitation. Bien que l’exposition puisse mettre à l’épreuve, s’agit-il aussi d’un geste pour aider à reprendre sa respiration, ce dont nous avons vraisemblablement tou·tes besoin ?
L’espace public à l’heure de la start-up nation
Sa proposition, plus discrète que celles dont la Fondation Pernod Ricard a l’habitude, est pourtant aussi ambitieuse qu’exigeante ; avec cette expérience scriptée entre absence et présence, visibilité et invisibilité, Florence Jung s’attache à reconfigurer nos régimes d’attention : que regarde-t-on, toujours, même si on pense qu’on ne regarde rien ? Quelle attention est-on en mesure de poser sur son environnement immédiat ? Quels sont les individus et quelles sont les interactions sociales qui participent à créer l’environnement immédiat ?
Par cette fictionnalisation du réel à travers l’écriture de ces scénarios, Florence Jung fabrique des relations sociales qui se nouent dans et autour de l’exposition et notamment avec l’équipe de médiation – pour ceux et celles qui voudraient bien s’y prêter – enjeu principal de l’exposition. Pour Florence Jung dont la pratique entretient, parfois, une légère accointance avec la critique institutionnelle, c’est un moyen de déplacer le sens de l’exposition. Ainsi, cette exposition, qui se déploie dans le contexte d’une fondation privée, serait l’occasion de recréer des interactions qui participent à façonner l’espace public – la sphère sociale où la communication entre les citoyen·nes produit l’opinion publique – qui rassemble l’ensemble des passant·es, habitant·es, travailleur·euses, et visiteur·euses qui se trouvent aux alentours de ce bâtiment dernier cri.
Aussi, l’exposition agirait ou visibiliserait les conditions sociales des divers travailleur·euses plus ou moins en lien avec la Fondation ; le personnel de ménage ne nettoie plus l’espace d’exposition dont le nettoyage est laissé aux soins de l’équipe de la Fondation, dont les qualifications et salaires sont bien plus élevés, l’espace d’exposition est transformé en bureau pour accueillir une curatrice indépendante en résidence pendant trois mois, pour pallier au manque de soutien et d’encadrement de cette profession…
Ainsi, l’exposition de Florence Jung devient une réflexion sur le travail libéralisé à l’heure du capitalisme tardif, et c’est, sans doute, à ce sujet que le dialogue avec l’artiste britannique Ima-Abasi Okon est particulièrement productif. En effet, dans sa pratique, Ima-Abasi Okon se concentre autour des questions de soins, d’attentions et de visibilités. À rebours des mirages de productivité, Ima-Abasi Okon ne travaille que quatre heures par jour, et depuis quelque temps, se fait payer ses visites d’atelier lorsqu’elles ne sont pas à la demande de travailleur·euses de l’art indépendant·es qui partagent sa situation économique précaire.
Avec ses neufs scénarios et ses cimaises vierges, l’exposition Florence Jung est une sortie de route, une exposition exigeante à l’opposé des manifestations feel good qui fleurissent un peu partout. Avec subtilité – peut-être trop d’ailleurs – elle raconte à la fois quelque chose de notre monde commun à l’heure de la marchandisation de tous les échanges, d’un monde qui dépasse largement les baies vitrées d’une fondation privée, tout en racontant également quelque chose de ce monde de l’art, de ses enjeux de production de la valeur artistique aux enjeux de diffusion et de médiation.
Cependant, peut-être que la marche est trop haute, car à force de ne pas trop vouloir en dire – ce qui se comprend – on peut finir par s’y perdre ; le risque de tomber dans un projet abscons que seul·es les fans du travail de l’artiste apprécieraient. Mais, c’est toujours tout le risque, quand on joue le jeu du secret et de la retenue, de manquer sa cible et de troquer l’invisibilité pour l’illisibilité. Visiblement, la médiation de l’exposition a été renforcée et le projet plutôt apprécié, ce qui relève du pari, un pari que Florence Jung a su relever sans fracas, mais peut-être aussi sans efficacité.
« Florence Yung » à la fondation Pernod Ricard, du 19 novembre 2024 au 1er février 2025.