Achever JVLIVS – sur JVLIVS III : Ad Finem de SCH
« J’pourrais écrire un livre sur ma vie » (« Stigmates »)
«Fuck le top album, fuck être dans le tempo. » La première punchline est sévère. Elle ouvre le morceau inaugural de JVLIVS III, « Stigmates ». Dès l’introduction et comme à son habitude, SCH envoie valser l’industrie musicale et la pratique artistique dont il s’est pourtant rendu maître. Être ou ne pas être dans le top et dans les temps, telle serait la question.
Il faut dire que le rappeur a créé la surprise, et devancé la rythmique d’un marché musical calibré, en sortant le projet JVLIVS III seulement six mois après le Prequel de la trilogie. Chaque opus du marseillais porte en lui un concept. Après la formule 1 d’Autobahn, le restaurant italien de Giulio, et le film mafieux comme cadre général du projet JVLIVS, quel serait le concept de JVLIVS III ? Une hypothèse apparaît dans « Stigmates » : « C’est l’intro, j’ai pas commencé le texte. » Il serait caché là, le thème, à la fois minimal et grandiloquent : le texte.
JVLIVS III s’écoute en effet comme un roman, comme un testament, une confession ou une logorrhée. Il s’écoule comme un album compact, une seule longue track d’une heure, où aucun single ne se détache, voire plus aucun morceau au sens classique, tant les transitions sont fluides et les durées aléatoires, les couplets peu calibrés, les refrains indéfinis. Les intermèdes parlés, emblèmes de la saga JVLIVS depuis 2018, tendent à s’effacer dans ce troisième tome romanesque. Une introduction (« Ego Sum ») et un seul intermède (« L’Avversita »), écrits et dits par le rappeur lui-même, ponctuent le début du disque, puis ils disparaissent. La voix du narrateur s’estompe derrière les flows. Dans JVLIVS III tout est dans le texte, tout est dans la musique. La fiction devient un film sonore, un roman musical.
« Visière fumée noire sur une longue route pavée d’or » (« Quartiers nord »)
Le poum-tchak sonne comme un classique du hip-hop, un « Machine gun funk » de Notorious B.I.G. ramené à l’os. Les arrangements envoient tout ce que la musique électronique des 20 dernières années, de Daft Punk à Kavinsky, a pu suggérer comme futurisme. Le paysage : les lumières du port et le ciel qui paraît mort. Le point de vue : Julius qui fonce sur une moto, il roule sur des pavés d’or. La puissance, la vitesse, la richesse, ces passions de l’ensemble de la tétralogie de JVLIVS sont ramenées à leur expression la plus métonymique possible – comme la musique elle-même l’est. Presque pas de texte. Le titre, et le refrain : Quartiers nord. On est à la maison. Fini les Bouches du Rhône transfigurées en Scampia (Tome I) ou en Gibraltar (Tome II). Sous la visière fumée, et avec la richesse qui est à présent la sienne, Julien laisse tomber le masque. Le personnage, c’est l’artiste.
« Un jour il faudrait que je dise au revoir / à l’ennemi juré que je vois dans le miroir, et que je vise dans la tête » (« Dans la tête »)
Le projet semble bien celui-là : tuer la fiction. C’est ça qu’il fait, JVLIVS, c’est tirer là où ça pardonne pas, comme il le disait dès 2018 et le tome I : « Un flingue et je vise dans le tassimo. ». Sauf que cette fois, la cible, c’est le reflet. C’est lui qu’il faut tuer. Alors qui vise ? « Je suis l’interprète et l’auteur », assume le rappeur dans le couplet suivant. L’équivalence est posée, filée tout au long de l’album, entre musique et violence : « Et cette putain d’cabine [d’enregistrement], quand j’y rentre, on dirait qu’j’leur en colle un sur la tempe. »
La musique comme arme, retournée contre soi-même ? La fin est violente, en témoigne la pochette. Citation de la mort de Tony Montana dans Scarface, le personnage baigne dans son sang dans une fontaine néoclassique. Ce qui explique sans doute pourquoi Giulio meurt : dans l’interview vidéo-club de Konbini, SCH dit qu’on oublie souvent que Montana est « un zgègue » ; qu’il a fait les mauvais choix. Celui qui se retrouve à baigner dans son sang, c’est le bandit, pas l’artiste. Car c’est comme ça que finissent les bandits. Le double fictif, le Giulio du préquel, doit redevenir Julien. Le chanteur.
« La rue mène au trou au corbillard ou au billard » (« Soldi famiglia »)
SCH a eu quelques problèmes avec les bandits récemment. 41 personnes sont mises en examen dans l’instruction pour assassinat sur l’un de ses proches, en août dernier, lors d’une fusillade non loin d’une boîte de nuit où le chanteur se produisait en showcase, à la Grande-Motte. Selon le procureur, il ne fait aucun doute que la cible était le chanteur, menacé de mort depuis plusieurs mois par des malfrats plus ou moins apparentés à la DZ Mafia. Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que l’album de la fin soit aussi l’occasion de regarder la mort en face.
C’est là qu’un genre de divorce a lieu : d’un côté, des textes sombres, où JVLIVS ne peut pas garantir qu’il sera encore là demain ; où le but est juste d’être du « bon côté du glock » (« Anamnèse ») ; où « causer à un mur [vaut] mieux qu’à un homme » (« Stigmates »). De l’autre, une promotion où SCH assume ne jamais avoir cherché à gagner de l’argent avec la musique, où ce qui compte, c’est l’art, où il revendique le statut d’artiste et met à distance tout le folklore habituel de la figure du rappeur, la street cred, le côté mauvais garçon. D’un côté un album précipité, testamentaire, dépouillé de tout ce qui faisait son unité (narration par interludes, surenchère baroque de violence et de métaux, etc.), de l’autre une orgie d’orchestration, des structures rythmiques et textuelles subverties, des morceaux d’une minute trente, des couplets qui peuvent faire huit ou trente vers, bref une virtuosité qui se pose là comme un homme qui avancerait, bras en croix, face à des canons braqués sur lui. Ad finem, le grand final.
« Si j’avais parlé, si j’donnais ma version, tu crois qu’la tienne tiendrait ? » (« Stigmates »)
Dans le clip de « Stigmates », SCH, comme le personnage de Jack Nicholson dans Shining, tape frénétiquement et en boucle « AD FINEM » sur une machine à écrire. Il s’agit donc d’écrire. Mais le verbe « parler » est ambigu dans la punchline : il dit la confession, l’aveu, le dévoilement de la part intime du rappeur. Dans la fiction mafieuse, il désigne aussi le geste des balances et des traîtres. Entre les deux versions évoquées (la mienne, la tienne mise à mal) apparaît en creux la figure du juge et du jugement ; quant à celui qui parle, c’est celui qui quitte la mafia.
Au-delà du récit fictif, SCH écrit dans JVLIVS III des sentiments nouveaux et des images nouvelles : la nostalgie des années 2000, les tourments d’une rupture amoureuse sur « Jour d’octobre » (« p’t-être elle est seule sans moi, p’t-être elle est mieux »), mais aussi plus finement des éclats de souvenirs imagés : « J’ai pété mes vingt-ans dans un box, night dans la pisse, la Veuve Clicquot » (« Multirécidiviste »), des souvenirs du père « J’ai connu l’franc, j’ai connu l’four, le daron dans la Kadett 16, dans un futal en velours à siphonner des poids lourds » (« Deux mille »).
Ce sont ces bribes d’images qui construisent l’une après l’autre le roman cryptique et non linéaire de Giulio, l’enfant, le rêveur, l’émotif. Le texte et la parole circulent malgré tout, malgré toutes les lois du silence qui voudraient les faire taire, qu’elles viennent des autres ou de soi-même : « bad en gestion des émotions / C’est pas la question mais tu réponds aux questions par des questions » (« Deux mille »).
« J’veux voir voler les automobiles » (« Deux mille »)
La fiction déjà mise en place dans les précédents volumes en est transformée. C’est l’album d’un affranchi – au sens mafieux, celui qui est dans « le code », comme il le disait dans le premier tome en 2018, mais aussi au sens de celui qui se libère des codes. Le RS4 se multiplie, change de couleur selon les morceaux ; il est noir puis gris nardo. Il y a de la moto, un hippodrome dans le moteur, tout a été dit, tout a été obtenu. Mais le rêve demeure entier. JVLIVS a tout eu, tout gagné, tout conquis, mais il veut voir voler les automobiles, comme on disait autrefois. Le mafieux se meurt au faîte de sa gloire, mais le minot continue de rêvasser en prenant le tram sur la Canebière, attendant les francs et les autos volantes, avec un vinyle d’Édith Piaf.
« Une guitare bien accordée » (« Multirécidiviste »)
Parce que le S tire toujours sur tout ce qui bouge, mais cette fois d’un point de vue musical. La guitare bien accordée, c’est à la fois l’arme, et l’instrument. On pense à Goldman et Hallyday, à Aznavour, à Piaf. Toute la sympathie de l’artiste pour la variété française, dans ce qu’elle a de populaire, de rock’n’roll et de mélancolique, est convoquée dans un album qui compte une armada de producteurs, de Seezy, bien connu du rap parisien, à Augustin Charnet, qui a travaillé comme guitariste avec Christophe ou Cali, en passant par Luc Blanchot, violoncelliste attitré de Bigflo et Oli. La guitare, terme argotique pour désigner l’AK47, tire en rafale et dans toutes les directions.
On raconte qu’Akhenaton, le rappeur marseillais d’IAM, a célébré le jour anniversaire où le rap, du haut de ses 50 ans d’existence, a dépassé en longévité le rock. JVLIVS III signe l’annexion des guitares du rock par le continent rap, 20 ans après Cypress Hill, et les guitares dialoguent avec les basses distorsionnées à la toute fin du magnifique et noir « Soldi famiglia ». On assiste alors à une fusion musicale entre le rap et la pop pour un enterrement électrique, un peu à la manière de Sergio Leone qui enterrait le western sous des plans étirés et la musique opératique d’Ennio Morricone.
« Le bruit de la pluie sur les feuilles mortes à la fin de l’automne » (« La Pluie »)
Le pari est fait de la musicalité, embrassant une tendance lourde du rap actuel. Toute l’orchestration de JVLIVS III, réunie sous la bannière « Barone Rosso » (Maison Baron Rouge) accompagne l’impressionnante variété des flows du rappeur. À côté des envolées vocales qui vibrent, SCH expérimente de nouvelles choses avec sa voix : il la pousse jusqu’à l’enrouer sur les couplets de « Deux mille », il flirte avec le spoken word hors tempo dans l’intro de « Stigmates ».
Plus généralement, et comme dans un western, le tome III orchestre des duels entre la voix du rappeur et les instruments. Dans « La pluie » et « Lumière Blanche », la topline vocale est reprise par la guitare, comme si celle-ci doublait la voix et venait s’ajouter aux effets classiques d’amplification vocale du rap. Dans JVLIVS l’opéra rock, l’homme-orchestre se mesure à l’orchestre réel. L’action et la tragédie n’ont plus lieu dans un décorum emprunté au cinéma, mais dans la musique elle-même. Comme à l’opéra, les instruments prennent en charge le drame, mais aussi le paysage climatique : les notes de pianos suggèrent la pluie d’automne, et les riffs de guitare les éclairs de la foudre.
« J’suis entre l’avoir ou l’être, quatre murs ou quatre planches » (« Lumière blanche (Ad Finem) »)
Le ton et l’ambiance sont, plus que jamais, à la tragédie. « On peut pas tout prendre à la dérision » prévient SCH dans « Quartiers nord », et l’auditeur ne peut que valider ce constat. La mort règne et demeure, elle scande par exemple chaque mesure du refrain, à la tonalité pourtant allègre, de « Missiles » :
« La nuit, entre la vie et la mort, la p’tite fait des rêves de villa, piscine
Et dehors, c’est la mort, t’as vieilli, nous, on t’regarde mal même si t’es d’ici
Et des plans s’élaborent et les gens s’adorent avant d’s’entretuer, par ici
Tout seul quand c’est la merde mais le sun se lève même si on s’haït avec des missiles. »
Tous les éléments du paysage tendent à rimer avec la mort. La mélancolie domine dans cet opus qui ne recèle que très peu de punchlines piquantes, de descriptions de tortures charcutières amusantes ou d’outrances verbales plaisantes. Le Hennessy, qui dans le tome 1 amenait du sexe dans les voitures allemandes et des paiements en espèces, sert désormais à trouver le sommeil (« Rose noir »)… L’« Ego sum » christique remplace l’ego trip, passé en sourdine. La veine est terne, et Giulio pleure. « Un homme est un homme parce qu’il pleure et qu’il meurt. » (« La pluie »).
« J’irai trouver des réponses dans la lumière blanche » chante SCH dans le refrain du sublime dernier titre « Lumière blanche (Ad Finem) ». Il emprunte ici les accents du « Paradis blanc », la chanson crépusculaire de Michel Berger, et formule l’utopie d’un havre où le calme et le sommeil seraient possibles enfin, là-bas dans un pôle nord rêvé et encore froid. On pense ici au cri de Dante « O Somma Luce » (Oh sublime lumière !) dans le tout dernier chant du Paradis et de la Divine Comédie. Une lumière blanche trouble la fin du roman noir, du marché noir, et du loup noir. La toute fin de « Lumière blanche » fait par ailleurs entendre l’introduction du Préquel du cycle JVLIVS, sorti six mois avant.
La fin renoue avec le commencement, la naissance succède à la mort et ce n’est pas une bonne nouvelle, mais plutôt le dessin d’un cercle infernal. Ainsi s’achève la cathédrale JVLIVS, un cycle long de plus de 80 morceaux, élaboré en six ans seulement, et dont on n’a pas fini d’arpenter les recoins…
« Maintenant les rappeurs jouent les chanteuses » (« Hells Angel »)
… mais soudain, après le grand final opératique, un twist se produit. Un morceau bonus, « Hells Angels », est sorti quelques jours après l’album. « On s’en branle de ton passif ! » assène violemment le rappeur dans le refrain, comme une salve d’autodérision lancée à lui-même et à son œuvre. Ce titre signe indubitablement le retour du personnage diabolique. On y compte plus de punchlines que dans tout l’album qui précède : « J’trempe la plume dans du sulfurique, tête creusée pour les culturistes, J’baise le new comer et l’puriste, j’crois qu’j’suis l’un des plus vieux futuristes. »
Qu’est-ce à dire ? Le diable n’en aurait-il pas fini avec SCH, et avec nous ? « Hells Angels » porte en tout cas le signe de la canaillerie et de l’élégance d’un rappeur-poète qui sera toujours là pour cramer et re-cramer les lauriers qu’on pose et repose sur sa tête.
SCH, JVLIVS III : Ad Finem, 6 décembre 2024.