Tous les autres s’appellent Nour – sur La Mer au loin de Saïd Hamich Benlarbi
«C’est là ce que nous avons eu de meilleur », disait Frédéric Moreau à son complice Deslauriers, à la fin de L’Éducation sentimentale de Flaubert, se remémorant le fiasco de jeunesse d’une visite au bordel.
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À la fin de La Mer au loin, Nour et son ami Houcine (Omar Boulakirba), avec lequel il a gagné la France dix ans plus tôt, concluent dans une semblable forme d’éternel regret le spectacle rétrospectif qu’est leur roman de formation, étalé sur plus de dix ans passés à la vitesse de l’éclair, dans une semi-conscience de somnambule : « Je ne peux plus me réveiller », lui confie son ami Houcine, avant de reconnaître, avec un sourire : « On a passé de bons moments. » Chez Flaubert, les deux jeunes ambitieux passaient à côté de leur vie à force d’en attendre trop.
Dans le deuxième long métrage de Saïd Hamich Benlarbi, le récit migratoire est fait à l’aune de ce grand genre romanesque qu’est le roman d’apprentissage. Il est fait de cette perpétuelle schizophrénie qui mélange des émotions contradictoires, s’efforce de tromper les rails du récit en inversant souvent les rapports de cause à effet.
C’est le cas dans la première séquence, où un routier s’arrête pour prendre en stop deux jeunes filles, la nuit, sur une route de campagne. La crainte que le drame survienne pour les deux amies est vite remplacée par la soudaineté avec laquelle elles braquent le chauffeur pour le délester, avec leurs amis planqués dans l’ombre de sa cargaison, et repartir, dans l’hilarité, tous serrés dans une petite voiture. Les scènes de La Mer au loin détournent souvent l’émotion première de leur situation, primaire, presque pour en privilégier une autre, moins évidente, plus complexe.
Déjouer la peur et ruser pour survivre en tant que clandestins vont rester les idées fixes, récurrentes, du quotidien des trois hommes venus d’un Maghreb flou, où les noms des pays et des villes d’origine sont indifférents de ce côté de la Méditerranée et se perdent dans une culture commune et des destins similaires. À grandes enjambées, La Mer au loin traverse les dix dernières années du XXe siècle par la chronique de ce groupe de Marocains et d’Algériens qui vivent dans des squats surpeuplés et vendent au marché ce qu’ils ont volé.
Quitter son pays, déplacer son âme
Si la traversée fait l’objet du premier plan du film (Nour, sur le pont d’un bateau, qui contemple l’horizon), elle est soit le fruit d’une reconstruction imaginaire soit un flashforward [une prolepse, en français, ndlr] du moment où traverser la mer en homme libre sera devenu possible.
Le film ne laisse pas la place à cet imaginaire sordide de l’exil et oriente son regard sur un tout autre point de vue. La reconstitution des années 1990 passe essentiellement par des intérieurs. Si l’on imagine aisément que la raison première en est un budget modeste, cela imprime aussi au film un effet de terriers, de refuges de fortune qui accueillent, pour un temps, ces corps sans patrie et sans domicile.
La Mer au loin enjambe les époques pour raconter combien l’exil n’est pas l’histoire d’un voyage, mais bien plutôt le récit d’un déplacement total de la psyché. La question du foyer y est centrale. Lorsque Nour finit par rentrer dans sa famille, au Maroc, parce qu’il a enfin obtenu la naturalisation française qui lui permet de faire le voyage, les retrouvailles ressemblent, dans leur mise en scène, à une scène précédente, où Khaled, compagnon d’exil de Nour, tente d’arranger un mariage à Houcine, leur ami commun, revenu de quelques années de prison.
Dans la première des deux scènes, devant cette famille traditionnelle où le père prend la parole à la place de sa fille, du thé à la menthe et des pâtisseries sont dressés pour les invités et la transaction suppose une moralité immaculée qui ne franchit pas la ligne du champ-contrechamp. Nour et ses amis sont des parias dans cet intérieur, face à ces valeurs brandies en étendard. C’est exactement la même situation, la même attitude compassée, le même jugement sans appel que trouvera Nour, de retour chez ses parents. Sa mère juge « la chrétienne plus vieille que lui et son fils qui n’est même pas le sien » qui l’accompagnent, ce qui suffit à rejeter sa personnalité à lui.
Dans ce voyage, qui dure si peu après avoir été attendu si longuement, Nour rend visite à celle qu’il aimait au moment où il a quitté son pays et qu’il avait alors laissée derrière lui, avec la promesse de la faire venir. Lorsqu’il comprend que sa fille de onze ans est de lui, conçue avant son départ, c’est la perspective de tout un hors-champ de douze années qui surgit d’un coup. À l’exception d’un coup de fil de Nour à sa mère, le contrechamp de la vie au Maroc n’existe pas, ce qui rend d’autant plus brusque ce vide laissé par les exilés, dans leur famille, dans les quartiers, dans l’entreprise familiale, dans l’économie du pays, qui surgit d’un coup.
Sur le bateau qui les mène au Maroc, Nour, qui vomit par-dessus bord, est réconforté par son beau-fils, qui porte un maillot de Zidane, au moment où la France, que l’on appelait alors « black-blanc-beur », s’unifiait joyeusement derrière la victoire à la Coupe du Monde de football de 1998.
Illusions perdues
On suit, certes, le destin de Nour, antihéros mutique et passif qui se laisse porter par son charme autant que par les jeux du hasard. S’il attire le récit à lui, il crée aussi un effet de hors-champ, celui du destin de ses amis, agis par les mêmes contraintes que lui, auxquelles ils répondent différemment.
La Mer au loin a la singularité d’aborder la question du rapport au pays d’accueil par le prisme du couple et de l’impossibilité de choisir sa vie amoureuse. La nécessité qu’impose la clandestinité empêche la vie romantique de peser de tout son poids dans l’existence des déplacés. Le trajet du film va de cette meute unie dans un sentiment de liberté à son éparpillement dans la société pour moins attirer l’attention de la police et chercher, chacun, un refuge à son illégalité, qui passe, pour tous, par l’espoir de la conjugalité mixte. Après avoir quitté leur pays, vivre en communauté de semblables est trop dangereux et oblige chacun à trouver sa place au soleil.
Si la scène cataclysmique du mariage arrangé raté de Houcine a des airs d’un autre âge, c’est que la question de la clandestinité redistribue celle de l’amour et de la conjugalité. Le groupe de jeunes gens impétueux et fêtards du début est fait de deux couples : Nour est avec Blandine, une grande bourgeoise dont les parents vont mener le clan à sa perte ; Khaled est avec Fadela. À la suite d’une arrestation, Khaled renonce à cette vie collective et fait le choix d’un mariage de raison pour obtenir des papiers. Sa maîtresse délaissée, Fadela, lui emboîte le pas dans un geste bravache : à son mariage, elle monte dans la voiture d’un inconnu et on la retrouvera quelques mois plus tard, épouse dépressive et solitaire, dans son minuscule pavillon de banlieue. Au fil des années, au contact de son mari aimant, la désillusion de cette vie non choisie se transforme en autre chose qu’on devine moins noir et moins subi.
Dans cette nécessité de trouver un arrangement à sa misère, Nour rencontre un couple de Français qui s’arrange mal d’un modèle conjugal trop contraignant pour eux. Quand Serge et Noémie le recueillent, Nour découvre une autre marge que la sienne, celle imposée à Serge par sa bisexualité et celle des transexuels qui vivent de la prostitution dans un hôtel proche de la gare Saint-Charles. La fête du début était marquée par les accents du raï, qui définissait l’origine, la communauté culturelle et, aussi, l’horizon de Nour et de ses amis, venus en France pour y devenir musiciens. Elle se métamorphose, par la suite, au contact de ce couple libre et orageux.
Tous les autres s’appellent Nour
La rencontre avec Noémie et Serge fait basculer le récit dans une autre marge, mais aussi dans un autre milieu social. D’origine italienne, issu de la précédente vague d’immigration, Serge est rejeté par les siens du fait de son orientation sexuelle. Même si leurs trajectoires sont aux antipodes et se croisent finalement peu dans l’économie de cette fresque sur le temps long, leurs personnages sont unis par un même sens du mélodrame. On reconnaît, à l’image, la stylisation que Tom Harari avait imposée à Diamant noir (2016), réalisé par son frère, Arthur Harari, et qui évoque leur goût commun pour le mélodrame hollywoodien flamboyant de Douglas Sirk autant que de son épigone fauché Raine Werner Fassbinder. Le mélange des milieux sociaux, le goût de la marge, le poids du regard social, tout cela observé dans des intérieurs à la lumière et aux couleurs chaudes, contrebalance la veine sociologique et naturaliste dans laquelle le cinéma français traite habituellement les thèmes de la migration.
La vivacité avec laquelle Noémie passe d’un mari à un autre va vers cette théâtralité de la forme, vers un récit qui embrasse les grandes étapes d’une existence en ayant l’intelligence constante de déplacer les effets là où on ne les attend pas, et donc d’en démultiplier les possibles. Comme, par exemple, en faisant jouer la dispute familiale explosive par Serge et ses frères et en laissant Nour quitter les siens calmement, sans un mot, comme si cette rage de n’être pas compris par ses parents avait déjà été exprimée auparavant par un personnage et n’avait donc pas besoin d’être réitérée.
La mer n’est pas si loin, elle est le trait d’union qui relie le sud de la France et le nord du Maghreb, tous deux baignés dans la chaleur d’un même soleil. Ce qui est loin, c’est l’identité perdue après laquelle courent Nour et ses amis, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils sont passés à côté.
La Mer au loin de Saïd Hamich Benlarbi, en salles depuis le 5 février.