Matière-musique-image-corps – sur velvet de Nathalie Béasse
Le rideau est fermé. Il s’ouvrira plus tard. Il n’est pas là pour dissimuler une scène qu’on attendrait de révéler aux spectateurs après avoir fait noir et silence. Le rideau n’a plus cette fonction : celle d’occulter le monde du théâtre, d’être la frontière entre ici et là-bas. D’ailleurs il se fait rare. Nombreux sont les spectacles qui s’en passent.

Quand le spectateur s’installe, le plateau est déjà visible, comme s’il avait toujours été là ; des personnes l’occupent, vaquent, dorment, lisent, indifférentes à sa présence. Il pourrait s’y promener s’il ne craignait pas de franchir une frontière symbolique. Quelques fois, on l’invite à envahir la scène, à passer du côté du spectacle. Pas ici. Le rideau est fermé.
On entend un son, grave, à peine perceptible, un murmure au large spectre ; quelque chose qui grossit ; une rumeur, un vent ; le son se fait multiple, petites perceptions, c’est une cavalcade qui s’approche, enfle, menace de tout emporter. Ça s’arrête. Le rideau est toujours fermé. Mais on l’a vu frémir, se gonfler par endroits, devenir une surface vibrante. On entend des oiseaux chanter. L’esquisse d’un paysage sonore. Au milieu, quelques plis se troussent, découvrant une ribambelle de fleurs. Quelques minutes plus tard, une tête apparaît ; tête de femme sans corps qui monte et descend comme dans un film de Méliès ; les cheveux se soulèvent et tombent sur le visage ; la tête disparaît dans le tissu. Puis c’est un dos d’homme en uniforme militaire fin de siècle (XIXe). Le rideau ne laisse passer que des morceaux. Fragments d’un rêve dont le réveil nous a fait perdre le fil.
Pendant tout ce début de spectacle, le rideau n’est plus ce qui sépare la scène de la salle : il est la scène. Non au sens où le spectacle se déroulerait devant lui, à l’avant-scène, comme cela arrive encore parfois, mais parce qu’il est lui-même une figure : une matière sensible affectée par des évènements insituables, une profondeur de plis de laquelle surgissent des choses et des corps comme si elle les contenait tous et bien d’autres ; une membrane sans dehors ou un lieu dont l’intérieur serait inaccessible, mais qui laisserait passer des secousses et des corps. On pourrait lire dans ce geste une réflexion sur le dispositif théâtral, une manière de mettre en scène ses bords, l’appareillage matériel de sa puissance symbolique. C’est ce qu’on pense au début. Puis on se rend compte que ce qui intéresse Nathalie Béasse est de faire du rideau un théâtre, de transporter le drame dans ses plis.
Et c’est bien ce qui se passe ensuite : une série de petites scènes sans liens apparents émergeant à différents endroits du rideau, de cour à jardin. Un homme porte une valise pleine de bûches, la valise s’ouvre, les bûches tombent. Une femme avec une plante en pot dans les bras crache des fleurs en papier. Un conférencier discourt en italien sur la Renaissance, décrit un tableau qui pourrait aussi être un paysage. Un homme déguisé en ours prend une femme dans ses bras et danse avec elle sur une chanson du Velvet. Etc.
Dans velvet, tout est vivant, les tissus, les bûches, les ventilateurs, les fleurs de papier.
Chaque scène est une surprise, impossible à prévoir. N’importe qui et quoi peut sortir du rideau. Il y a une joie à cette suite de moments, le plaisir renouvelé de l’inattendu. Ces scènes sont sans lien dramaturgique. Aucune intrigue ni aucun personnage ne peuvent en émerger. Mais on peut déceler dans certaines un modèle d’action fait de ruptures motrices, d’accidents, de retournements soudains : les fleurs en papier qui sortent de la bouche de la femme, les bûches qui tombent de la valise de l’homme. Dans d’autres, c’est presque l’inverse, l’incongruité de la situation laisse place à une scène relativement banale : une fois passée sa surprise la femme danse avec l’ours comme avec n’importe quel partenaire et le conférencier a beau parler italien, il confère comme le ferait n’importe quel historien de l’art.
Puis le rideau se lève, découvrant un ensemble étagé de toiles et de rideaux suspendus à différentes hauteurs, des voiles et des tulles, des bâches maculées de couleurs, des toiles peintes représentant des décors désuets. Un atelier de peinture ou un entrepôt de décors, mais aussi une multitude de théâtres possibles, encore enchevêtrés, à démêler, à révéler. Cela fait des plans et de trouées, derrière il y a toujours une autre surface, un autre tissu ou une autre toile. Mais le regard se fixe ailleurs. Au premier plan, côté jardin, une petite scène : un rideau de velours tombant sur le sol en plis bouillonnant et une petite table avec une lampe de chevet dessinent l’espace d’un cabinet. Une femme est debout à côté de la table. Un pavé de rue est posé sous la lampe. La femme parle sans remuer les lèvres, ventriloque. Puis elle prend le pavé, menace de le jeter en direction du public et le laisse tomber sur le tapis. La scène fait bloc. Rideau-table-femme-lampe-pavé-voix-ventriloque. On aimerait se souvenir de ce qu’elle a dit, les mots qu’elle articulait depuis son ventre étaient clairs mais ils ne semblaient être qu’un élément parmi d’autres, comme le rideau et la table, une partie de quelque chose qu’il fallait percevoir dans sa totalité obscure. Un bloc.
Il y en aura un autre plus tard, vers la fin du spectacle, une femme sans tête après la tête sans femme. Imaginez un rideau qui descendrait des cintres, s’enroulerait autour de la tête d’une femme comme un cône de tissu, puis passerait sous son pull et deviendrait une jupe. Ou alors, si l’on part du bas, une jupe qui monterait depuis sa taille, emporterait la tête et filerait jusqu’aux cintres. Parallèlement, une musique joue. Comme pour les mots de la scène précédente, le souvenir de la musique s’est effacé. Peut-être un motet. Ce que l’on en perçoit est un bloc : femme-jupe-rideau-musique. Obscur comme l’était le précédent. Mais dernier mouvement d’une suite de variations qui commença avec la tête sans corps : corps de femme pris dans des situations qui simultanément la donnent à voir et l’emprisonnent, d’où elle cherche à s’extirper sans y parvenir, comme si le rideau d’où elle émergeait au début devait finir par l’engloutir. Il s’agirait moins de mettre en scène – quoi d’ailleurs ? un texte ? des personnages ? une intrigue ? il n’y a rien de tout ça dans velvet – que de composer des choses et des corps, de former des blocs, de dessiner des séquences, de faire émerger des figures et de faire de cet ensemble hétérogène un spectacle – ce qu’il est bien.
Ce qui n’empêche pas que des choses se passent sur le plateau maintenant ouvert aux regards du public. Des toiles et des bâches et des tulles se lèvent et s’abaissent, ouvrent des perspectives nouvelles. Un homme puis deux déplacent un plateau mobile sur lequel je compte cinq chaises et six pavés (de rue). Un moment, on se croirait au milieu d’un spectacle inédit du Théâtre du Radeau – des cadres, des objets, des mouvements, des corps qui s’éparpillent et se manipulent jusqu’à ce que la situation surgisse, parfaite, moment né de l’apparent désordre et appelée à y retourner – mais Nathalie Béasse, bien qu’ici travaillant un matériau similaire, en fait tout autre chose. Les deux hommes s’engueulent. Une femme arrive. Le plateau mobile trouve sa place. On y installe des animaux empaillés. Renard, chien, chevreuil, sanglier. On dispose des reliefs et un tissu savamment plissé. On se dispute sur la posture du chien. Une musique retentit qui pourrait être du Vivaldi. C’est un tableau qu’on aimerait dire vivant s’il n’était à ce point mort. Pour une fois, le mouvement se fige. Les corps sont pris dans l’image comme des mouches dans la glu. Le burlesque de la scène – le chien qui bien qu’empaillé ne cesse de changer de posture – se renverse en tableau mortuaire.
velvet est peut-être le « blue velvet » de David Lynch dont le spectacle ne cesse de frôler les ambiances : matière-musique-image.
Mais une femme revêt l’armure qu’on avait mise de côté (elle détonnait dans le tableau des empaillés) et tente de la transpercer avec une flèche comme le fut Saint-Sébastien. Le théâtre se déplace à nouveau. De la nature morte au pastiche, d’un tableau à l’autre. Dans le texte qu’elle a écrit pour le programme de salle du Théâtre de la Commune, Nathalie Béasse explique que ça a commencé par La jeune fille en blanc, un tableau de Whistler peint en 1862 : « La femme en blanc avec son bouquet de fleurs, debout sur une peau de bête. […] J’imaginais au plateau d’autres personnes debout, nous regardant entourées de natures mortes, d’animaux empaillés et leurs pensées qui divaguent. » On suppose que la jeune fille est la seule à disposer d’une intériorité et que la fonction des autres éléments du tableau est de la signifier autant qu’ils signifient les circonstances de sa position sociale et de sa situation familiale. Mais on pourrait aussi bien reconnaître dans la tête de l’ours, si vivante devant les plissements de sa robe, la présence d’une altérité réelle qui ferait du tableau une image à deux figures, l’ours et la jeune fille, soit presque un début de conte.
Certains spectacles de Nathalie Béasse ont pu prendre la forme de la fable : Happy Child (2008), wonderful world (2011), Roses (2014). Dans velvet, la fable est difficile à trouver. Comme dans le tableau de Whistler, elle n’est pas première. Elle naît d’une image qui fait bloc comme « ours-jeune-fille-peau-robe ». À condition de pouvoir la déplier. C’est une des fonctions du théâtre. L’ours devient peau qu’on revêt pour danser avec la jeune fille, la robe se fait rideau, la jeune fille devient tête sans corps et corps sans tête. Autant de contes potentiels ou de variations possibles d’un même motif : celui des liens invisibles qui attachent les humains à ce qui les entoure, objets, vêtements, éléments de décor, aimaux empaillés. Dans velvet, tout est vivant, les tissus, les bûches, les ventilateurs, les fleurs de papier. Les bûches ne parlent pas mais les corps émergent du rideau comme d’une matrice facétieuse (elle ne les livre qu’en morceaux). Les animaux sont empaillés mais les humains ne cessent d’y projeter leurs tourments et de subir leurs regards.
velvet est le velours et le velvet underground (« pale blue eyes ») et peut-être le « blue velvet » de David Lynch dont le spectacle ne cesse de frôler les ambiances : matière-musique-image. Ne manquent que les corps et les choses dont on ne sait s’ils émergent des ambiances et des matières ou s’ils les ont précédées. Au début, il n’y a qu’un rideau et les voussures du velours. Puis viennent les corps comme dans un jardin d’Eden renversé.
velvet de Nathalie Béasse, le 14 février au Théâtre Louis Aragon à Tremblay-en-France, le 28 février au Carré à Château-Gontier, les 6 et 7 mars à La rose des vents à Villeneuve d’Ascq.