Littérature

En Pologne, quelque part – sur Le Passage d’Andrzej Stasiuk

Critique littéraire, écrivain

Sans être de cette catégorie désormais cliché des écrivains baroudeurs, l’auteur polonais Andrzej Stasiuk a besoin d’espace, traversant les territoires dans une odeur d’huile de vidange et de caoutchouc brûlé. Le nouveau livre de cet usager du monde, Le Passage, est pourtant bien plus statique, comme en écho au confinement lié au Covid-19. Au cœur de sa Pologne natale, c’est ici dans le temps qu’il voyage, oscillant entre 1941 et aujourd’hui.

Un village, une forêt, une rivière et ses bords, deux armées qui attendent de part et d’autre. Nous sommes en juin 1941, à l’est de la Pologne, non loin de Lublin, la ville trop grande pour être nommée. Il est question de Dorohucza, de Hruszowa et, parfois, du village natal de l’un des protagonistes, éclairé d’une « ombre, un brouillard ou une fumée » : Sobibor. On lira aussi les noms de Chelmno et Treblinka, à peine plus.

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Andrzej Stasiuk aime nommer les lieux. Son œuvre entière en résonne, de Dukla, au sud-est de la Pologne qu’il habite, aux bourgs des Carpates, dans Taksim, aux innombrables lieux traversés dans L’Est ou dans Mon Bourricot, récit d’un voyage jusqu’en Asie centrale, au temps où l’on pouvait encore traverser la Russie.

Sans être de cette catégorie, devenue cliché, des écrivains voyageurs, Stasiuk a besoin d’espace. Il aime bourlinguer dans des véhicules qu’il bricole lui-même, souvent des tout-terrain sans âge. Tous ses récits sentent l’huile de vidange et le caoutchouc des pneus, sont remplis de poussière, mais le paysage reste figé dans un temps que l’Ouest ne connaît plus. Qui aime la description, l’énumération, qui rêve en entrant dans des boutiques hors d’âge vendant ce qu’on ne trouvera plus jamais ailleurs est chez lui dans un livre de Stasiuk. L’Europe orientale et, parfois, les Balkans, tels qu’il y traîne dans Sur la route de Babadag, constituent son univers. On ne s’étonnera pas que le prix Nicolas Bouvier ait célébré cet usager du monde.

Le Passage a paru peu après le confinement lié au Covid-19. Ce n’est pas un détail. Le roman est beaucoup plus statique que les textes l’ayant précédé. L’auteur revient dans la région de sa famille paternelle et l’histoire qu’il relate ressemble à ce que son père aurait pu lui raconter. Mais le vieil homme qui croit encore n’avoir que cinquante-six ans survit dans la confusion et, écrit Stasiuk, « j’ai dû m’aventurer tout seul dans sa mémoire ». Le roman repose sur une alternance de chapitres se déroulant à l’été 1941 et dans les années 2020.

S’aventurer, c’est utiliser des conditionnels, des « j’imagine », retenir quelques noms propres qui surnagent, créer, aussi. Les chapitres romanesques mettent en scène des habitants du coin, quelques partisans dont on ne sait ce qu’ils préparent, un passeur nommé Lubko, Max et Doris, jeune couple juif ayant fui un ghetto, une Tsigane qui vient en aide à ces fugitifs comme à « La Loutre », l’un des partisans atteint de gangrène au terme d’un affrontement peu glorieux.

Les Allemands et les Russes sont là, mais, curieusement, l’inaction des uns et des autres a quelque chose de frappant. Les premiers se préparent. Stach, l’un des partisans, voit un avion de reconnaissance, avec svastika et croix noire : « Un avion tel un ostensoir funeste survolant le monde. Ou un crucifix étrangement articulé. » Les troupes se rassemblent, motorisées, puissamment armées, « gigantesque serpent de fer ». Ces mêmes soldats restent indifférents à la présence des partisans et ne traquent pas les fugitifs juifs qui tentent de passer la rivière. Côté soviétique, on ne voit rien ou presque. Un autre fuyard, qui avait trouvé en URSS un refuge, est revenu côté ouest après avoir subi les interrogatoires d’agents de la NKVD : « Les agents frappent de la même manière un Polonais, un Russe ou un juif. »

Le Passage est un de ces romans de l’attente dans lesquels l’atmosphère importe plus que tout. La présence inquiétante d’un silure dans la rivière suffit à dire un trouble. L’abattage d’un cochon dans l’auberge d’un certain Romaniuk tourne au carnage. L’animal prend une dimension monstrueuse, en particulier lorsqu’il mord La Loutre. Il fait chaud, les insectes bourdonnent, des vers grouillent dans la plaie au cou du blessé, la puanteur règne. On se lave rarement. Le pays « emprisonne » les personnages. L’auberge en est le microcosme que découvre un capitaine originaire de la très civilisée Poznan : « Les murs rongés par le salpêtre, le plancher gluant sur lequel il posait les pieds avec dégoût, la table sans nappe, les fenêtres sales, les toiles d’araignée, les mouches, le plafond noirci de fumée – un espace exigu, cinq pas sur cinq, et délétère. » Dans cet espace, une trappe sert de cache à Max et Doris. En somme, tous les espaces sont fermés, un piège, possible.

Dans ce cadre clos, dans ce moment d’attente qui touche à sa fin, on boit, on parle. On se dispute, on s’insulte, on se bat. Les échanges entre Stach, combattant d’origine germanophone, et ses compagnons sont brutaux. Le passé revient, celui de la guerre civile entre l’armée polonaise et les troupes soviétiques de Boudienny, en 1920. Ce sont des échos qu’a rassemblés Isaac Babel dans Cavalerie rouge. Le petit groupe de partisans déteste les Allemands, les Russes ou les soviétiques et, surtout, les juifs. Le lieutenant menace Lubko : « Écoute-moi bien, passeur de youpins : la guerre ne finira pas tant que nous vivrons. Et elle a besoin d’argent, la guerre. De l’argent des sales youpins de préférence, celui que tu détiens, mais que tu refuses de nous donner. » Il voit là des « passages patriotiques », consistant à récupérer des armes soviétiques en échange des fuyards transférés. Pour qui a lu L’Éducation européenne de Romain Gary, quelque chose résonne. À ceci près que nous étions plus au nord de la Pologne.

À cette brutalité fait écho la dimension lyrique ou la thématique du conte, incarnée par le couple formé par Doris et Max, « deux enfants égarés ». Ils s’aiment dans la forêt, dans la cache, transgressant un interdit ; ils ont pu échapper au ghetto, ils rêvent de traverser la Russie et d’arriver au Birobidjan. Max accompagne Doris dans une rêverie sur cette utopie née du cerveau de Staline. Avec la Palestine, c’était l’unique république juive au monde. Peu de juifs y ont vécu, ou survécu, mais Doris l’ignore et rêve de traverser la Sibérie. Blottis dans une cache, les amants y vivent comme dans un jardin d’Éden. Max imagine pour elle « des chameaux, des antilopes, des loups, un ciel toujours bleu des collines verdoyantes et des rivières sinueuses tels des serpents argentés […] il sait qu’ils resteront terrés dans des granges ». On songe à Lennie et George dans les dernières pages bouleversantes de Des souris et des hommes.

Toute la partie romanesque du Passage baigne dans la pénombre. Rien ne se distingue avec certitude, et cela se sent à l’emploi des pronoms, à l’absence de tout portrait. On ne sait pas bien qui est Le Jeune, Le Gris ni si ce dernier coïncide avec le lieutenant. Le capitaine n’a pas de nom. Ce brouillage correspond à celui de la mémoire. Nous voyons avec le père, qui ne sait plus où il en est. Le narrateur reconstitue, cherchant plutôt la vérité d’un moment que la reconstitution réaliste.

Son vrai regret est celui d’un espace complexe, contradictoire, jamais vraiment sorti de son ombre ; d’un pays qui n’aurait pas perdu de sa richesse ethnique et culturelle.

On peut aussi lire le roman dans son ancrage provincial, plus oriental que centre-européen. Stasiuk, même né à Varsovie, est un enfant de cette Pologne qui fut russe, autrichienne et qui jouxte l’actuelle Ukraine, une région disputée. À l’époque de l’occupation nazie, la région de Zamosc avait même été un laboratoire du futur Reich de mille ans : on en avait expulsé tous les Polonais avec l’idée d’y installer des Allemands.

Mais restons-en au plan littéraire pour voir la parenté avec Bruno Schulz, Andrzej Kusniewicz voire Aharon Appelfeld. L’auteur du Sanatorium au croque-mort est natif de Drohobycz, en Galicie. Il n’a jamais quitté cette ville. L’œuvre romanesque d’Andrzej Kusniewicz se déroule dans ces régions frontalières qui ont plus tard fait partie des « terres de sang » sur lesquelles a écrit Timothy Snyder. La même lumière éclaire ces œuvres, une pénombre, plutôt, dans laquelle nul n’est sûr de bien distinguer et comprendre. Et puis, autre point commun, le mélange des peuples, des langues, des religions. Chez Stasiuk, on croise Romaniuk l’uniate, des catholiques et des orthodoxes. Ces derniers ont vu leurs églises pillées et profanées par les bolcheviks lors de la guerre civile. Les rivalités persistent, et quand, au détour d’une phrase, on lit le mot Volhynie, on se rappelle les massacres commis contre les Ukrainiens après 1945. Avec l’arrière-plan religieux que l’on devine.

Il y a, enfin, dans la sensualité de certaines scènes érotiques du Passage, quelque chose qui rappelle La Chambre de Mariana, du romancier israélien né en Bucovine. Le Jeune, caché derrière les arbres, découvre le corps de Doris, « nue, assombrie par la clarté naissante, presque invisible ». C’est une première fois. Les apparitions de Maryska sèment également le trouble. Les femmes sont sans doute les seuls personnages décrits. Comme si leur beauté ou leur générosité à l’égard des plus fragiles pouvaient sauver le monde de ce qui l’attend. Mais l’horreur n’est jamais loin, qui consiste à salir ces femmes.

Rendre vie à ce monde est le travail de l’écrivain. Dans les pages qui racontent le présent, Stasiuk le rappelle. Sa prose prend des accents poétiques plus marqués : « Le matin, à moitié réveillé, j’ai songé que j’étais à l’image de ce pays : je revenais sans cesse à mon enfance. L’ombre du vieux pommier me protégeait de la chaleur matinale. La toile verte de ma tente était trempée par la rosée de la nuit. Somnolent, léthargique, je paressais en imaginant que j’étais ce pays. Je voulais flotter, me tourner et me retourner dans les eaux amniotiques du passé, eaux depuis longtemps taries. Comme dans un aquarium vide que je remplis de mes propres rêves. Plus je vieillis, plus le doute m’assaille, alors je cherche des signes de salut en remontant à mes origines. À des événements qui n’ont duré qu’un bref instant avant de disparaître, telle une flamme dans le vent. Je les ai oubliés au point de devoir les imaginer maintenant. Les façonner avec la pâte molle des mots. De rafistoler la vérité et la mémoire à l’aide de bavardages. Et de l’ingéniosité du cœur, qui trouvera toujours un moyen de s’émouvoir. Je suis comme ce pays qui tourne sa grosse tête triste pour regarder en arrière. Car c’est là seulement qu’il trouve une consolation. »

La nostalgie d’un pays perdu n’a chez lui rien de réactionnaire, rien de ce « c’était mieux avant » qui nous empoisonne. Cette nostalgie-là, il la raille en évoquant un jour d’élections dans la région : « C’était le jour des élections. Partout, on voyait des portraits du beau gosse et de l’abruti. […] Le joufflu, je l’avais vu quelques jours auparavant sur le marché de notre commune. En bras de chemise, il s’époumonait à vous casser les oreilles. Au sujet de la famille et de la patrie. Oui, il braillait, et sa voix trahissait à quel point il voulait croire à ses paroles. À présent, il pendouillait çà et là, sous la pluie. Un peu froissé, mou. Au pays de mon enfance. Près de la rivière qui, tel un serpent ardent, enserrait la colline du château au coucher du soleil. Il allait la sauver, la patrie. La sortir de l’éternel déclin, de son sort merdique dans le trou du cul du monde. Mais la sortir avec toute sa merde. »

Pour qui a lu Pourquoi je suis devenu écrivain, cette désinvolture et cette faconde ne surprennent pas. Insoumis, Stasiuk a passé deux ans en prison, mais, à lire ce court récit, c’est à se demander s’il ne s’y amusait pas plus qu’autre chose.

Son vrai regret est celui d’un espace complexe, contradictoire, jamais vraiment sorti de son ombre, des contrastes qui naissent des saisons, et, bien sûr, d’un pays qui n’aurait pas perdu de sa richesse ethnique et culturelle. Stasiuk l’écrivait dans L’Est : « Je n’écris pas sur les juifs. J’écris sur nous. Sur ceux qui sont restés. Je dis que nous occupons l’espace dont ils ont disparu. Qu’avec notre vie, nous essayons de combler le vide qu’ils ont laissé. » Les pages au présent qu’il consacre à Treblinka rappellent cette tragédie.

Les personnages du roman attendent. Ils savent que l’étincelle viendra, que tout sera bouleversé, et on a envie, une dernière fois, de se tenir près d’eux : « “Est-ce que le ciel se termine quelque part ?” se demandait Lubko, arrivé dans la cour de ferme ténébreuse de Romaniuk. Ce dernier était parti quelque part, mais ne devait pas tarder à revenir, c’est ce que lui avait dit son épouse. Il fumait une cigarette, cachée dans le creux de sa main. “Non, c’est peu probable. Sinon, ce ne serait pas un vrai ciel.” »

Andrzej Stasiuk, Le Passage (2021), traduit du polonais par Margot Carlier, Actes Sud, février 2025.


Norbert Czarny

Critique littéraire, écrivain, Critique pour L'École des Lettres et En attendant Nadeau

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