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Oil Porn ? – sur Landman de Taylor Sheridan

Politiste

« We’ll drill, baby, drill », c’est le programme de Donald Trump, qui, alors que la production de gaz et de pétrole aux États-Unis atteint des niveaux record, donne la priorité, dans ses premières décisions, aux énergies fossiles et au démantèlement des protections environnementales. L’occasion de voir comment la série Landman conçoit des infrastructures pétrolières et des énergies fossiles qui, elles, n’ont rien de fictives.

Landman (2024) suit le travail de Tommy Norris, un homme fatigué chargé de gérer les différentes crises d’une exploitation pétrolière dans le bassin permien, à l’ouest du Texas. Les épisodes rendent visible une matérialité des infrastructures pétrolières, notamment les ossatures nécessaires à l’extraction du pétrole, parfois montrées dans la complaisante beauté d’un soleil couchant. Vannes et régulateurs, robinets et structures en métal, tuyaux et tubes : comme le relevait déjà le journaliste Rémi Noyon, ça grince, coulisse, fuit, se décroche, explose parfois. Cette matérialité a des conséquences sur les ouvriers qui s’occupent de la maintenance des puits. Le labeur use et noircit les corps, et pire encore lorsque des accidents surviennent, parfois fatals.

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Pourtant, malgré cette matérialité, les choix narratifs et esthétiques de cette série invitent à se demander s’il ne s’agirait pas d’une sorte de « porno pétrolier » (oil porn, pour le dire dans la langue de la série, mais à prononcer « uhl », à la texane, comme le souligne Alison Herman !).

En employant cette expression, je fais référence à une autre, celle de « porno climatique ». Dans un rapport d’un think tank britannique publié en août 2006, Gill Ereaut et Nat Segnit ramassaient en une formule le traitement médiatique et politique des conséquences du changement climatique : « La difficulté réside dans le fait que l’ampleur du problème tel qu’il est présenté exclut la possibilité d’une action ou d’une intervention réelle de la part du lecteur ou du spectateur. Elle contient un conseil implicite de désespoir – “le problème est tout simplement trop grand pour que nous puissions l’affronter”. Son sensationnalisme et son lien avec l’irréalité des films hollywoodiens éloignent également les gens du problème. Sous cette forme impressionnante, l’alarmisme pourrait même devenir secrètement excitant – une forme de “pornographie climatique” (p. 7). »

Pourtant, ce qui marque en premier lieu dans cette série, ce sont les images absentes. Lorsque les infrastructures sont filmées, les gestes du travail restent secondaires et, souvent, inexpliqués. S’il ne s’agit pas de plaider pour des fictions étouffées par le didactisme, des gestes sans sous-texte restent muets pour qui n’a pas l’expérience de ce travail, plaçant ainsi le regard dans une pure contemplation.

Ensuite, les rapports sociaux de race et de classe pour les employés de l’industrie pétrolière – essentiellement des hommes – sont esquissés (par exemple à propos de l’opportunité que représentent des emplois fortement rémunérés pour des personnes sortant de prison), mais ces thématiques partent en fumée (de façon littérale) tôt dans la saison. L’inégalité dans la chaîne de production est parfois évoquée, comme par le regard que porte Tommy sur le luxe de la maison de son patron ou lors des négociations pour payer des indemnisations à des familles d’ouvriers décédés en contrepartie du renoncement à toute poursuite judiciaire, mais la série préfère les discussions juridiques et financières en haut de l’échelle pétrolière.

Enfin, les conséquences de la vie, et sur la vie, à proximité de ces infrastructures pétrolières ne font pas l’objet d’un traitement particulier. Malgré la vision d’un paysage constellé d’infrastructures, les effets sur la terre et sur l’environnement demeurent invisibles alors que leurs effets sont considérables et bien perceptibles, par exemple en Louisiane. La dimension transnationale de la production d’énergies fossiles est rarement présente, à l’exception de l’évocation de la volatilité des cours et de l’OPEP. Il n’y a pas non plus d’intégration dans la narration des effets de la pollution de l’air, de l’odeur ou du bruit. La fiction permet pourtant de rendre visibles les conséquences de l’exposition à des composants qui ont la propriété d’être invisibles ou peu visibles. C’est le choix fait par Jonathan Glazer dans La Zone d’intérêt (2023), lorsque la puanteur et la fumée devenaient perceptibles au spectateur par la réaction de la mère de l’épouse du commandant qui leur rendait alors visite.

Dans cette série, les effets sur la faune et la flore et les différentes conséquences sur la santé ne sont pas non plus mentionnés : augmentation des cancers et à des stades plus avancés, malformations congénitales, problèmes respiratoires ou encore troubles de la reproduction. Plus une personne habite proche de l’un de ces sites et plus les risques sont accrus. Ces mêmes risques sont inégalement distribués et beaucoup plus élevés pour certaines communautés, sans compter que la pauvreté et les problèmes d’accès à l’assurance santé compliquent gravement la capacité à se soigner. Ces histoires, et ces voix, n’existent pas dans la série.

Le racisme environnemental n’est pas ce qui intéresse Taylor Sheridan. En revanche, la série témoigne à maintes reprises d’une conception réactionnaire des rapports sociaux de genre, comme l’ont relevé de nombreuses critiques, qualifiant même la série de « repoussante » à cet égard.

Landman fait l’éloge d’un temps fantasmé où les hommes savaient encore tuer les serpents en les coupant en deux d’un coup de pelle.

Trois femmes se trouvent au centre du récit. Il y a Rebecca Falcone, une avocate dépêchée sur le site de l’exploitation en raison d’une série de problèmes, Angela Norris, l’ancienne compagne de Tommy, et leur fille, Ainsley Norris, âgée de dix-sept ans. Le personnage d’Angela Norris est constamment ramené à sa sexualité. Sa fille a un rôle réduit à sa relation aux hommes (la comédienne qui l’interprète, Michelle Randolph, a répondu aux critiques) : il s’agit de ses liens à son père, de ses tourments sentimentaux ou de plans alors qu’elle est en maillot de bain en train de se passer de la crème ou de faire de la gymnastique en sous-vêtements, ce qui détourne les hommes autour d’elle de la routine de l’extraction (enfin, routine est une façon de parler puisque les semaines de Tommy consistent à « contrôler des trucs qui explosent pour se sentir viril », selon l’expression de son ancienne compagne). Des femmes, donc, enfermées dans le regard des hommes ou dans leur regard sur les hommes.

Mon jugement sur ce traitement est également dramaturgique car il y aurait eu des personnages et des dilemmes beaucoup plus intéressants à construire, par exemple sur la place de l’addiction à différents types de fluides dans les relations familiales ou à propos de l’ambivalence d’un confort sous perfusion extractive, à peine esquissée par la série lorsque les conséquences de l’effondrement des cours du baril, et leurs répercussions familiales, sont évoquées. Quitte à adopter des schémas narratifs attendus, les relations entre Tommy et Ainsley auraient pu être explorées sous l’angle d’un engagement de cette dernière à saboter, et peut-être de façon littérale, les activités de son père.

D’autres fictions permettent d’explorer la texture sociale et matérielle, financière et morale des énergies fossiles. Dans son roman Brut (Seuil, 2011), l’écrivain Dalibor Frioux raconte les effets de cette « compotée de cadavres » dans une Norvège du milieu du XXIe siècle. L’un des chapitres montre plusieurs personnages réunis sur une plateforme en pleine mer qui doivent se livrer à des exercices pour trouver le nom de baptême d’un nouveau champ pétrolier. La matière circule : elle est dans leur bouche lorsqu’ils y laissent un échantillon dont ils doivent sentir le goût et l’odeur, rendue à la fois abstraite et visible par des modélisations sophistiquées, ou plus intime lorsque des idées sont extraites après une quinzaine de minutes allongés sur le sol. Autant de tentatives pour s’efforcer de « penser comme un pétrole ». Plus récemment, le film Sabotage (Daniel Goldhaber, 2023) suivait, entre autres trajectoires, celle de la militante Theo, victime d’une maladie liée à la pollution de l’air causée par la raffinerie à proximité de son domicile.

Il ne s’agit pas de reprocher à Taylor Sheridan, scénariste de la série et réalisateur de plusieurs épisodes, de ne pas avoir fait un travail de chercheur – ce n’est pas son métier –, mais d’avoir livré une fiction expéditive, en surface, au sens littéral.

Landman choisit comme personnage central Tommy, qui agit comme un agent de délégitimation de la critique sociale et environnementale des intérêts pétroliers. Il répète les mensonges d’un secteur duquel ses intérêts sont parties prenantes (ses revenus étant liés à la réussite financière de son patron, comme il le lui dit au téléphone) : il y a du pétrole partout, depuis l’essence utilisée dans nos voitures aux rouges à lèvres et aux valves cardiaques, donc il serait impossible de s’en passer (la décroissance n’est pas au menu !) ; les entreprises du secteur ne font que répondre à la demande (argument classique qui a été démonté par Geoffrey Supran et Naomi Oreskes, qui montrent que ces entreprises ont construit une rhétorique de la demande) ; il n’y a aucune alternative (la part des énergies renouvelables en Europe progresse, bien qu’elle demeure minoritaire, à l’exception de la Suède) : le patron de Tommy, lui-même et jusqu’au prétendant de sa fille se moquent ou dénoncent les énergies renouvelables, par exemple à cause de leur intermittence ou de leurs effets sur les oiseaux et les baleines.

Quand un personnage exprime ses réserves sur la fracturation hydraulique, Tommy lui répond qu’il existe bien une alternative : se passer de téléphone, de voiture, chasser sa propre nourriture et vivre dans une tente. Il ajoute que la supériorité morale ne tient pas chaud la nuit… L’extrême caricature de ces saynètes interroge même sur leur rôle et leur crédibilité dans la série, même si pour en décrypter les poncifs et garder en tête ce qui n’est pas montré, il faut toutefois être déjà un peu informé.

La critique peut être morale ou politique, mais, comme il s’agit d’une fiction, elle est principalement narrative. Le problème n’est pas qu’une fiction choisisse de traiter un point de vue restreint et principalement du côté des fortuné·es de l’extraction sans laisser de place à un contrediscours. Après tout, la série Succession (2018-2023) se concentrait sur la famille Roy, se disputant l’empire Waystar Royco, sans faire entendre les histoires des travailleuses et des travailleurs de ses différentes sociétés. Toutefois, elle se trouvait riche des nombreuses ambivalences des enfants et du patriarche. Le problème est, ici, de construire des personnages et des intrigues qui sont monolithiques, simplistes, parfois réduits à des archétypes dont la principale fonction semble être de tenir des propos réactionnaires. J’ignore si Taylor Sheridan adhère à de tels discours, même si son positionnement idéologique semble proche des valeurs du Parti républicain.

Ce spectacle du pétrole comme nécessité est-il pour autant un « porno pétrolier » ? Même si ce n’est pas l’objet de cet article, il y aurait matière à s’interroger sur les conceptions morales, esthétiques et politiques à l’œuvre dans l’emploi du mot « porno » pour disqualifier le traitement médiatique ou culturel du changement climatique. Cet usage semble à la fois réduire les pornographies à la sidération et au sensationnalisme, à faire du « porno » un bloc homogène et à confondre l’exposition à un contenu avec sa réception.

Ce type de production semble davantage exprimer une tentative pour vivifier ce que la chercheuse Stephanie LeMenager appelle la « mélancolie pétrolière », c’est-à-dire le « deuil des ressources pétrolières conventionnelles et du monde qu’elles soutenaient ». Lorsque le fils de Tommy Norris décide de se lancer à son tour dans les affaires, c’est en rachetant d’anciens puits qu’il veut reconditionner. Il affirme ainsi au fermier que les revenus qu’il en tirera lui permettront de faire vivre le bétail, indépendamment du coût que cela représente. Ce dernier sourit et lui répond alors : « Ce sera comme dans les années 1970. » C’est bien une opération de réactivation des possibilités matérielles et morales permises par l’extraction qui est alors promise.

Cette réactivation passe par la responsabilité individuelle. Tout au long de la série, Tommy en incarne la puissance face à des institutions (armée ou services de santé) au mieux tatillonnes, au pire inutiles.

Lorsque l’avocate, urbaine, débarque dans ce monde, après avoir montré quelques marqueurs caricaturaux de ce qui semble être la lecture du wokisme par le scénariste, elle se retrouve face à un serpent. Elle est tétanisée, immobile et paniquée. Tommy, lui, intervient après avoir fixé l’impuissance de l’avocate, perplexe et rageur. Il est même capable de faire un parallèle entre l’industrie pétrolière et le trafic de drogue alors qu’il a un sac sur la tête et qu’il est menacé par une arme. Il a la verve facile, la bonne réplique au bon moment et ne se laisse faire ni par son patron ni par les femmes. Il règne sur les corps : il interdit toute relation sexuelle à sa fille, y compris en frappant un garçon qui en a le désir alors que celle-ci est consentante, n’en tolère la perspective que par l’hypocrisie et torpille la discussion d’un homme avec une prostituée au comptoir d’un bar, avant de dénoncer le fait qu’elle ait choisi le « chemin facile » (the easy way) en comparaison des serveuses.

Tommy, gardien des puits de son patron, est le gardien de l’ordre : un Fossil American Dream à la santé déglinguée mais qui refuse de crever. Les images deviennent alors l’éloge d’un temps fantasmé où les hommes savaient encore tuer les serpents en les coupant en deux d’un coup de pelle. Face à eux, et face à une industrie qui a amassé en cinquante ans des profits estimés à deux milliards huit cents millions de dollars par jour, il faudra plus que des formations à la « transition écologique » pour empêcher le pire.

Landman (saison 1, dix épisodes) de Taylor Sheridan, diffusé depuis le 17 novembre 2024 sur Paramount+.


Antoine Hardy

Politiste

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