Danger imminent – sur « Apocalypse. Hier et demain » à la BNF
Réécrivant d’emblée ce grand récit de manière contemporaine, Apocalypse s’ouvre sur un prélude signifiant : la séquence finale d’un film désormais devenu culte dans laquelle deux femmes et un enfant tentent de se protéger d’un danger imminent, à l’aide de bien minces branchages. Dans une atmosphère bleutée et orageuse, les larmes les plus désespérées, le désarroi le plus cru, et l’immense détresse s’emparent des trois personnages, tandis que la gigantesque planète de la mélancolie se rapproche de la Terre, jusqu’à la déflagration, le souffle le plus dévastateur emportant toute vie sur son passage.

On peut suivre ici Bruno Latour qui, dans Face à Gaïa, analyse ce film de Lars Von Trier – Melancholia (2011) – comme un symptôme de premier plan des temps climatiques et cosmiques plus qu’incertains que nous traversons. Latour commente en ce sens : « Ce ne serait pas la Terre qui serait détruite en un dernier et sublime éclair apocalyptique par une planète errante, ce serait notre Globe, le global lui-même, notre idée idéale du Globe qui doit être détruite pour qu’une œuvre d’art, une esthétique émerge. À condition que vous acceptiez d’entendre dans le mot esthétique son ancien sens de capacité à percevoir et à être concerné[1]. » Peut-être est-ce le message de l’exposition, envoyé de manière subliminale dès le départ : comment nous sentir concerné.e.s ? Que ferons-nous lorsque la fin du monde, réellement et non dans un rêve, aura lieu ? Quel bruit fera donc le monde lorsqu’il s’écroulera ?
Une fois ces questions posées, entrons dans L’Apocalypse de Jean, ce texte prophétique et biblique, aux étapes narratives haletantes : s’ouvrant sur le personnage de l’agneau mystique, le livre nous transporte dans une aventure du chiffre 7, des sept sceaux aux sept trompettes, des sept anges aux sept cavaliers. Il nous mène ensuite, non moins tumultueusement, vers le combat de Michel contre le dragon, puis l’affrontement des deux bêtes, pour s’achever sur la chute de Babylone, le Jugement dernier, l’entrée dans la Jérusalem céleste. En un dernier éclat, le texte s’ouvre sur une promesse, toujours à venir, celle de l’immense réconciliation du Ciel et de la Terre. Les étapes sont innombrables, formant un axe narratif constitué de plusieurs nœuds scéniques très puissants, magnifiquement dévoilés dans les pages des manuscrits médiévaux présentés dans la première partie de l’exposition. Situation initiale / éléments perturbateurs / résolution du conflit, tout y est : la fortune de ce texte sera bien évidemment immense. Dans les représentations du Moyen Âge, le péril vient toujours d’en haut, tout comme le châtiment vient du fond des âges, pour s’abattre sur les créatures humaines et sur la Terre.
Viens et vois, voici les mots du Christ s’adressant à Jean, sur l’île de Patmos, l’invitant à écrire ses visions. L’Apocalypse serait donc, en premier lieu, l’histoire d’un œil grand ouvert sur le gouffre. Saint Jean, l’auteur présumé du texte, est en effet un visionnaire. Et s’il est le premier des poètes voyants, il s’agit pour lui avant tout de porter témoignage : de ce qu’il a vu, et de ce qui adviendra. Si bien que le terme apocalypse vient du grec apokálupsis signifiant « révélation ». Cela donnera à la vision une réelle performativité dévoilante, autorisant l’auteur à lever, littéralement, le voile. Surprise alors dans l’exposition, on frémit tout à coup en découvrant la graphie appliquée et onduleuse du jeune Arthur Rimbaud sur la page de sa fameuse lettre-manifeste de 1871 : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » Rimbaud souligne. Et par ce geste-là, celui d’appuyer sur la voyance, il lance sa Saison en Enfer, son Apocalypse à lui, directement placée sous le signe de Jean. Les méandres de l’exposition offrent, souvent très à propos, de tels télescopages spatio-temporels, pour notre plus grand plaisir. Une immense tradition artistique entre alors en constellation : Max Ernst et Unica Zurn en majesté, jusqu’à Georges Bataille[2] qui ne cessera de mettre en scène un œil écarquillé, en proie aux horreurs de son temps. Car c’est de cela qu’il s’agit : regarder le Mal en face. Oui, mais comment ?
Dans le catalogue, Frédéric Boyer se fait l’exégète du texte et propose une interprétation de ce regard apocalyptique comme « mise à nu » : « Mise à nu, c’est comprendre qu’il ne s’agit pas d’un secret à révéler mais au contraire nous encourager à garder les yeux ouverts sur la nudité de ce que nous vivons et que nous ne supportons pas. Nommer l’innommable, représenter l’irreprésentable[3]. » Et plus loin : « L’image dénude le réel ou l’histoire du monde pour écrire sur un autre mode d’apparition la violence pure qui se déploie comme délire et oppression[4]. » Cet exercice de mise à nu est un plongeon dans l’obscurité, une manière de voir non pas simplement l’invisible, mais surtout ce qui ne devrait pas – sous peine de trop grande souffrance – être vu. Et pourtant, les artistes sont celles et ceux qui se risquent à ce travail de l’obscurité, à cette mise à nu de la violence à l’état brut.
Si bien que l’exposition répond pleinement à ce désir de mise à nu. Dans son deuxième grand mouvement, comme à l’opéra, elle emporte les spectatrices et spectateurs dans une chevauchée fantastique, parmi de grands chef-d’œuvres de l’histoire de l’art, à la fois horrifiques et superbes. Et si L’Apocalypse est une histoire qui se raconte par fragments, scènes, épisodes visuels, plusieurs ensembles graphiques sont présentés, donnant à voir ou à revoir des séries dans leur état complet : d’abord le cycle de L’Apocalypse de Dürer (une série de xylographies, 1498-1511), Les Grandes Misères de la guerre de Jacques Callot (eaux-fortes, 1633), Les Désastres de la Guerre de Goya (gravures, 1815), les visions de William Blake (lavis et encre, autour de 1800), L’Apocalypse de Saint Jean d’Odilon Redon (lithographies, 1899), et enfin les visions crépusculaires et tardives de Victor Hugo. Il y a plusieurs salves. En tant que spectateurs, on en ressortira un peu sonnés, comme après une volée de cloches écoutées de trop près.
Ces ensembles ont tous leur spécificité graphique, et les voir réunis permet une vertigineuse confrontation des virtuosités. L’on se met à comparer la vivacité à la fois acérée et virevoltante de Dürer avec le trait rigide et cassant de Goya, ou encore la rondeur acidulée des créatures de Blake avec l’envoûtement des clairs-obscurs de Redon. Puis, en prenant du recul, on en vient à se demander : quelle est donc la puissance qui relie ces superbes ensembles graphiques ? La réponse est simple : c’est la folie du monde à laquelle répondent ces artistes à grands coups de corps décapités et mutilés, de calamités monstrueuses, de langues de feu, et autres serpents diaboliques. La folie du monde n’est plus divine, mais bien humaine : c’est la guerre des paysans au tournant de l’an 1500 pour Dürer, la Guerre de Trente Ans pour Callot, les conquêtes napoléoniennes sanguinaires pour Goya, l’instabilité révolutionnaire du XIXe siècle secouant l’Europe pour Blake, et c’est encore Victor Hugo en exil à Guernesey dépeignant la « bouche d’ombre » et les sombres temps de la France sous Napoléon III. Les Hommes font désormais eux-mêmes leur propre malheur. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman dans le catalogue : « L’apocalypse vient d’en bas car elle ne tient, ultimement, qu’à nous-mêmes et aux tréfonds de nos propres désirs. Elle se manifeste lorsque les hérésies d’espérance se déchaînent en révoltes politiques[5]. »
Le troisième grand mouvement de l’exposition nous fait basculer au XXe siècle, qui a eu son lot d’apocalypses, de la Shoah à la menace nucléaire. Datée de 1894, La Guerre du Douanier Rousseau est une œuvre-seuil, à la fois regardant vers le passé (la guerre de 1870, l’écrasement de la Commune de Paris en 1871), et ouvrant sur l’avenir. La créature échevelée centrale, vêtue de sa robe blanche immaculée malgré les monceaux de cadavres à ses pieds, chevauche sa monture le glaive à la main et semble rire de toutes ses dents. L’Ange décrit par Walter Benjamin dans « Sur le concept d’histoire », en 1940, est tout proche, cet « Angelus Novus » inspiré par Paul Klee : « Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées »[6]. Benjamin donnait pour mission à l’historien de « s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger[7]. » Dans le fond, Benjamin rejoignait alors intimement la structure fondamentale du texte de L’Apocalypse : les boucles du temps meurtrier, la répétition des ruines, certes, mais aussi la fusion des temporalités dans l’attente d’un futur toujours repoussé. Car il s’agit bien ici d’une ouverture dialectique des temporalités, jouant de l’imminence du danger incessamment rejouée, travaillant sur le fil malheureux du passé, ouvrant sur les possibles équilibristes de l’avenir.
La question est celle de l’écriture commune d’un nouveau texte commun : une apocalypse qui aurait perdu sa majuscule.
On découvrira plusieurs parallélismes avec l’exposition « L’Âge atomique » qui s’est tenue au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris cet automne, tant les problématiques se rejoignent, avec plusieurs œuvres communes, d’une abstraction mêlée de spiritualité atomisée avec Le Jugement dernier de Kandinsky (1912) à Hiroshima mon amour (Alain Resnais, scénario Marguerite Duras, 1959). Car la bombe atomique, et plus largement la menace nucléaire, est au cœur de la vision apocalyptique du siècle dernier, et c’est de cette manière que le philosophe Günther Anders (abondamment cité dans le catalogue) parlera dès les années 1950, en une formule plus que frappante, de « l’obsolescence de l’Homme », actant une fin programmée pour l’humanité désormais aux prises avec ses propres enfantements maudits : le mauvais progrès, l’industrialisation délétère, les camps d’Auschwitz, les bombes d’Hiroshima et Nagasaki.
Jeanne Brun s’appuie en ce sens sur les propos d’Anders dès son texte introductif : « Si quelque chose dans la conscience des hommes d’aujourd’hui a valeur d’Absolu ou d’Infini, ce n’est plus la puissance de Dieu ou la puissance de la nature, ni même les prétendues puissances de la morale ou de la culture : c’est notre propre puissance. […] Puisque nous possédons maintenant la puissance de nous entre-détruire, nous sommes les seigneurs de l’Apocalypse. Nous sommes l’Infini[8]. » De nombreuses œuvres (pour beaucoup en provenance des collections du Centre Pompidou) illustrent ces propos circonstanciés : d’Otto Dix à Ceija Stojka, de Zoran Music à Jean Fautrier.
Mais voilà, comment serait-il possible de déjouer ce terrible constat de Günther Anders aujourd’hui, au XXIe siècle, et pour les siècles à venir ? Comment sortir de ce mauvais rôle de « seigneurs » d’une Apocalypse sans Royaume ? Comment, au temps de l’anthropocène, du réchauffement climatique, de l’épuisement des ressources, de la perte exponentielle de la biodiversité, opérer un réel renversement ? Quel serait, selon une belle formule utilisée par l’artiste Abdelkader Benchamma, « l’horizon des événements » ? Que faire « quand la maison brûle », comme se le demande aussi Giorgio Agamben dans un texte récent ?
L’enjeu serait de parvenir à franchir un seuil, de sortir radicalement des jeux à somme nulle, afin d’opérer un passage vers la sortie. Paradoxalement, un début de réponse est peut-être contenu dans l’idée d’Apocalypse elle-même. Jeanne Brun rappelle en ce sens : « Dépassant toute lecture historique ou religieuse, l’Apocalypse s’est affirmée surtout comme le plus grand mythe eschatologique, le grec eschatos ne renvoyant pas ici seulement à la fin, mais au seuil, donc à l’ouverture de l’avenir[9]. » Car le moment eschatologique est un point de contact, une charnière où l’on peut passer d’un temps à un autre. Ce n’est autre qu’un moment décisif, un Kairos, une courbure, une faille si infime soit-elle, à partir de laquelle une bifurcation serait praticable.
On peut donc s’interroger sur l’absence de mentions aux désastres qui sont sous nos yeux grands ouverts, tous les jours, lorsque nous nous éveillons : rien ici sur l’Ukraine, Gaza, Trump. Cela ne peut être qu’un choix délibéré des commissaires qui semblent avoir décidé d’orienter leur habileté curatoriale vers une autre voie : celle des œuvres enthousiasmantes de Miriam Cahn, Ali Cherri, Kiki Smith ou encore Lola Gonzalez. Vouloir donner à voir le monde à travers des œuvres est l’entreprise la plus épineuse qui soit, mais je crois qu’il nous revient d’encourager la recherche en ce sens, toujours essayer. Il ne faut pas se tromper, et l’exposition ne tombe pas dans cette impasse : la question n’est certainement pas de demander aux artistes, aux œuvres produites aujourd’hui, des réponses à l’état catastrophique de notre temps. La question n’est pas d’évaluer la capacité de soin des œuvres ou de condamner l’impuissance de l’art. Au contraire, la question est celle de l’écriture commune d’un nouveau texte commun : une apocalypse qui aurait perdu sa majuscule. Pour finalement nous renvoyer à une seule et unique question : par-delà la spectacularisation trop facile des fléaux contemporains, par-delà la culpabilisation paralysée face à l’incapacité d’action présumée, de quelles marges de manœuvre disposons-nous ?
Il s’agirait, en ce sens, d’enclencher un mouvement de mutation intellectuelle et culturelle porté par un grand texte, laïque cette fois, collectif cette fois, mais tout autant visionnaire. Ce texte est en train de s’écrire, même s’il reste encore illisible, aux feuillets épars, car il s’agit d’un récit informel formé par de multiples voix[10]. La fonction, politique désormais, d’une exposition ou d’un livre, est bien de rassembler ces énergies, d’entrelacer ces amitiés, de mettre en commun les antidotes d’un bien-vivre. L’importance de cette exposition est là : elle pourrait nous aider à théoriser une action possible, un élan, c’est-à-dire nous aider précisément à nous dégager d’une conception théologique de l’Apocalypse pour la ramener du côté d’une éthique humaine partagée et pacifiée. Elle participe d’une réécriture d’un nouveau récit qui fera de nous des êtres en mesure d’imaginer et de nous projeter. Le livre de la vie nouvelle est devant nous.
« Apocalypse. Hier et demain » à la Bibliothèque nationale de France, du 4 février 2025 au 8 juin 2025.