Cinéma

Chien noir, loup blanc – Sur Black Dog de Guan Hu

Critique

Prix « Un certain regard » au Festival de Cannes 2024, Black Dog est le nouvel opus du cinéaste chinois Guan Hu. Dans une ville proche du désert de Gobi, Lang travaille pour une brigade censée vider la région de ses chiens errants. Il y recueille un chien noir, réputé enragé. Fable politique, le film relit les années 2000 au prisme de la transformation rapide qu’a connue le pays du « socialisme de marché ».

Levons d’emblée un mystère interprétatif : Black Dog de Guan Hu est une fable politique. Située dans les confins de la Chine, au bord du désert de Gobi dans les années 2000, cette reconstitution historique s’achève sur la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin en 2008 et s’appuie sur une inévitable comparaison avec la Chine contemporaine.

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À plusieurs instants, Black Dog insiste sur sa nature allégorique : par exemple, Lang, son personnage principal, se retrouve confiné suite à la morsure d’un chien errant renvoyant inévitablement à la politique sanitaire du régime chinois lors de la crise Covid. Cette lecture, assénée en partie par le film, révèle tout de même une part de nouveauté à la fois dans la façon dont le cinéma chinois met en scène l’histoire récente du pays et, plus généralement, dans les formes contemporaines que prend le cinéma d’histoire.

Nul n’est étonné par la présence au casting (dans un rôle très secondaire) de Jia Zhangke, récemment auteur du film Les Feux sauvages. D’autant que Guan Hu et Jia Zhangke participent tous deux de la Sixième Génération du cinéma chinois, tous deux étudiants de l’Académie de cinéma de Pékin et devenus réalisateurs à la fin des années 1990, après la chute du bloc de l’Est et la répression de Tian An Men. Jia Zhangke, cinéaste originaire du Shanxi, s’est fait le peintre et le romancier de la Chine du « socialisme de marché » sur laquelle il jette un regard rétrospectif dans Les Feux sauvages en recyclant les images de ses films réalisés depuis les années 90. Pour saisir une transition rapide, recomposant le paysage et les liens sociaux, l’image y change de nature, habitée d’une inévitable téléologie.

C’est le cas, aussi, dans Black Dog où le récit converge vers une date de rupture, lieu d’une triple mort. L’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin correspond en effet à la mort de ce chien noir que Lang, ex-motard sorti d’années de prison pour meurtre, recueille alors qu’il est membre d’une patrouille censée débarrasser la ville de ses chiens errants. Mais ce soir-là, Lang accompagne son père dans ses derniers moments à l’hôpital et c’est par un panoramique que l’on découvre la foule attroupée devant un écran géant qui retransmet l’événement. La troisième mort, c’est celle du décor lui-même : la ville, dont les bâtiments délabrés sont détruits.

Guan Hu choisit systématiquement une optique en focale courte qui élargit l’image et capte le plus possible le décor. En termes de prises de vue, il n’y a pas de changement notable entre la façon dont on filme la ville et le désert avoisinant. Mais c’est plutôt en termes de cadrage que la différence opère. Les solitudes du désert de Gobi ont pour seule ligne l’horizon, parfois courbée par les dunes, quand les rues sont structurées par des lignes de fuite infinies et les intérieurs surcadrés. Marginale vis-à-vis de Pékin, la ville délimite elle-même ses propres marges dans un système d’encastrement. Ce sont des marginaux, des repris de justice comme Lang, qui sont embauchés pour traquer les chiens, chiens qui errent dans la ville mais vivent en meute dans le désert. L’espace du film est constitué de satellites sans orbite car Beijing est loin.

Dans L’histoire-caméra[1], Antoine de Baecque discute de la façon dont les formes filmiques impriment l’histoire et définit à propos du cinéma d’Andreï Tarkovski une « esthétique du démoderne ». Par là, l’historien veut saisir la façon dont la décrépitude et le pourrissement qui habitent les derniers films du cinéaste présagent de l’échec du projet socialiste. Cette formule, qui peut s’étendre à un certain nombre de films soviétiques des années 1970-80, présente une lecture rétrospective – téléologique – de l’effondrement du régime à venir. Dans les reconstitutions chinoises contemporaines, cette esthétique – similaire, en apparence – ne correspond pas à la chute du pouvoir central mais à son renforcement. Les bâtiments délabrés du régime maoïste vont être détruits pour moderniser la ville qui doit être prête à accueillir la nouvelle ère permise par les Jeux Olympiques. En somme, il s’agit bien d’un effondrement, celui d’une ère politique, certes, mais aussi celui d’une organisation sociale.

Le film renvoie à une figure thématique récurrente des cinémas des pays communistes : le rapport du centre à la marge. En Union soviétique, plusieurs cinéastes (Andreï Tarkovski, Larissa Chepitko, Elem Klimov…) mettaient à l’épreuve l’idéologie du régime en la confrontant à la réalité de ses confins. L’URSS, comme la Chine, se déploient sur des territoires vastes agrégeant des religions, des populations et des traditions différentes avec lesquelles le pouvoir central doit composer, quitte à s’arranger sur la mise en œuvre du projet politique. L’histoire de la Chine a, par exemple, été traversée par une opposition entre l’ethnie majoritaire Han (confucianiste) et d’autres ethnies, oppositions auxquelles se superposent les enjeux de contrôle du territoire par le régime installé en 1949. L’actualité de la Chine communiste continue de rappeler ces données, ne serait-ce que par les cas extrêmes de l’occupation militaire du Tibet et de la détention de personnes Ouïghours dans des camps de rééducation dans la province du Xinjiang qualifiée de « génocide » par de nombreuses ONG.

Black Dog est une reconstitution anachronique non pas pour de prétendues erreurs historiques mais parce que le présent ne cesse de déterminer la mise en scène du passé. Le processus à l’œuvre dans le passé recomposé du film c’est celui d’un arraisonnement, d’un nettoyage comme l’illustre la traque des chiens sans carte d’identité, errants ou domestiques. Ces chiens se retrouvent parqués dans une fourrière géante au bord de la ville. Si la métaphore évoque directement la politique ethnique du régime chinois, l’expulsion des chiens en présage d’une autre : les résidents d’immeubles vétustes sont aussi mis à la porte. Dans Black Dog, la dynamique vise à annihiler les marges au sein de la ville. Cet espace, dans lequel des haut-parleurs diffusent sans cesse des recommandations d’ordre sanitaire, cherche à se conformer au centre politique et économique voire à occuper cette forme de centralité : la ville est présentée comme le meilleur lieu en Chine pour observer une éclipse solaire rarissime. Cette illusion de centralité alimente une volonté de domestication de la population locale.

Finalement, le procédé est assez lisible : contre la biopolitique totalisante du régime, on oppose une éthique relationnelle, placée au niveau des émotions.

Car Lang ne recueille pas directement le chien noir éponyme. Les deux êtres solitaires se tournent autour pendant la première partie du film. Lang, repris de justice et ancien compétiteur de courses de moto, affronte les conséquences de ses actes – le « boucher Hu » veut se venger de la mort de son fils – mais surtout la réinsertion. Passé le temps des prouesses, Lang doit désormais gagner sa vie en cumulant des tâches ingrates. Mais là où le film pourrait sombrer dans la mélancolie et le regret d’une époque révolue, il exprime les changements que Lang a à traverser par une sorte de comique de geste.

Étrangement doté d’une force surhumaine qui lui permet de se sortir des embuscades que lui dresse le « boucher Hu », Lang perd peu à peu son habileté à moto. À plusieurs instants, il s’essaie à quelques acrobaties – en franchissant un pont constitué d’une unique planche par exemple – sans jamais réussir. Cette moto qu’il chevauche régulièrement et retrouve presque immédiatement après sa sortie de prison, Lang va lui ajouter un side-car dans lequel le chien peut s’installer. Ce dispositif modifie considérablement la conduite de l’ex-détenu qui n’est plus en mesure de réaliser des acrobaties simples et le mène plusieurs fois à des accidents. Ce comique de geste va de pair avec le mutisme du personnage principal, avare en mots, qui, couplé au silence animal, fait reposer le récit sur les expressions faciales, les déplacements mais aussi l’inscription des personnages dans le cadre.

En fait, Lang comme son chien ne cessent de se blesser au fil de traques, de cascades. Plus précisément, le chien noir subit non seulement la traque de la fourrière de pacotille assemblée pour l’occasion mais il est aussi la victime collatérale et pourtant principale des ennemis de son nouveau compagnon. Mais c’est parce que motard tient tant à son chien qu’il est poursuivi par « Hu », qui cherche désespérément des proches de Lang dont le décès pourrait satisfaire son désir de vengeance. Plus globalement, le compagnonnage entre l’homme et le chien développe une émotion qui prend à rebours les attendus d’un récit d’ordre politique aux accents de polar : la tendresse. Cette tendresse – qui verse parfois dans la mièvrerie – adoucit les deux personnages. Tous deux entrent dans une forme de maturité et, par ailleurs, Lang adoptera le fils de son chien après la mort de celui-ci.

Cela requalifie la domestication de masse qu’entreprend la ville. La cohabitation entre Lang et son chien formule une contre-proposition, une alternative aux pratiques violentes de la fourrière. De fait, on observe dans Black Dog une rupture de ton entre la crypto-déportation glaçante des chiens au début du film et l’humour teinté de bons sentiments qui structure la suite du film. Lang et son chien restent des marginaux, toujours en parallèle de la vie de leur groupe, mais ils évoluent dans un autre rapport à l’altérité : Lang gagne en responsabilité et cesse de s’accrocher à son statut de loup blanc solitaire. Finalement, le procédé est assez lisible : contre la biopolitique totalisante du régime, on oppose une éthique relationnelle, placée au niveau des émotions. Ainsi de l’allégorie politique, pivote-t-on vers une fable.

Dans la ville, ceux qui sont mordus par des chiens deviennent des « enragés ». Ils errent sans but et agissent irrationnellement à l’instar d’un personnage qui imite les barrières automatiques bordant un chemin de fer. Lang lui-même a été mordu. Mais arrive progressivement l’idée que ces « enragés » ne le sont pas devenus par une morsure mais parce qu’ils l’étaient déjà. La rage, qui s’apparente en fait à une folie douce, est l’effet des transformations politiques, comme un prétexte pour ne pas affronter leur échec. Ainsi naît un paradoxe : l’annihilation des marges, leur disparition forcée par une politique sanitaire, produit une nouvelle marginalité, une exclusion. C’est lorsque Lang est confiné avec le chien qui lui aurait transmis la maladie qu’il se rend compte de la supercherie. Adopter ce chien a pour lui une fonction de résistance, comme si, pour lui, cohabiter c’était déjà lutter.

Black Dog (2024) de Guan Hu, en salles le 26 février 2025.


[1] Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Gallimard, 2008.

Élias Hérody

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Notes

[1] Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Gallimard, 2008.