D’un fragment l’autre – sur « Antre » de Pélagie Gbaguidi
Dans le dernier livre de la Bible, L’Apocalypse, celui qui aurait été écrit par Jean de Patmos, on peut lire : « Heureux celui qui lit, et ceux qui écoutent les paroles de la prophétie, et gardent ce qui s’y trouve écrit, car le temps est proche ». Voir des signes prophétiques n’est cependant pas suffisant, encore faut-il imaginer quelles orientations leur donner. Comment trouver des formes plastiques adéquates pour ces inquiétudes de notre temps qui résultent de ce que le sociologue Aníbal Quijano appelle « la matrice coloniale du pouvoir » ? Comment créer des formes qui soient à la fois capables de décrire et d’évaluer les tensions de cette matrice, d’en dévoiler les enjeux, d’en esquisser des directions, d’en transformer les modalités du sentir, du faire et de l’être ?

Ce sont des questions que l’artiste béninoise Pélagie Gbaguidi, née au Sénégal et habitant en Belgique, se pose. En ne cédant ni au découragement ni au déni de réalité, l’artiste refuse d’interpréter les obscurités de notre époque comme l’annonce d’une fin ou d’une rupture radicale. Elle scrute les histoires du passé et l’état actuel de notre monde en les mettant en relation. Elle sonde les morts pour aider les vivants, et inversement. Elle lit des annonciations dans les murmurations d’oiseaux, ces grandes nuées formant dans leur déplacement des mouvements magistraux. Elle raconte ses observations, impressions et rêves dans des dessins et peintures narratives, et en faisant cela, elle nourrit nos espérances et notre agentivité.
Pélagie Gbaguidi est une griotte des temps présents qui assure, par l’art, une continuité pour nos histoires. C’est en tout cas ainsi qu’elle se définit, en référence aux conteurs d’Afrique de l’Ouest issus de la culture mandingue qui, entre autres, colportent en musique et en danse des récits historiques et mythologiques. Comme eux, elle est une artisane du verbe ; comme eux, elle déploie des espaces pour la parole et les corps, écoute leurs vibrations, fabrique des récits et s’approprie leurs pouvoirs. Mais elle ne relaie pas ceux officiels et dominants issus du colonialisme moderne, ces récits qui façonnent encore nos représentations du monde, nos manières de faire et d’être. Au contraire, elle s’attèle à redonner un certain pouvoir à des existences trouées, invisibilisées, négligées au travers d’une « oralité plastique [1] ».
En procédant ainsi, elle opère trois actes que sont ceux de la conscientisation, de la symbolisation et de la revitalisation, actes qui, pris ensemble et selon les finalités que se donne l’artiste, contribuent à notre édification. L’artiste accompagne ainsi le spectateur à traverser une période crépusculaire, tout en attirant son attention sur les germes d’un monde à venir pour lequel il convient de préparer dès aujourd’hui les forces éthiques et politiques.
« Antre », la nouvelle exposition de Pélagie Gbaguidi, est actuellement visible à La Verrière, à Bruxelles. Celle-ci fait suite à « Murmurations », qui s’était tenue du 30 juin 2024 au 15 décembre 2024 au Château de Rochechouart, Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne [2]. « Murmurations » retraçait le parcours de l’artiste à travers huit salles spacieuses, depuis des dessins de jeunesse datant de la fin des années 1990 lorsqu’elle était encore étudiante à l’école supérieure des arts Saint-Luc (Liège, Belgique) à un ensemble de peintures réalisées ces deux dernières années et rassemblées sous le titre Fragmentation.
« Antre » ressert quant à elle le champ de la production prolifique de l’artiste à un noyau d’œuvres, parfois fragments de fragments, dans un espace unique et simple, surmonté d’une verrière ouvrant sur le ciel, qui par chance était bleu le jour de ma visite. Bien que plus modeste, cette dernière exposition présente les mouvements vertigineux de l’œuvre de Pélagie Gbaguidi : ceux qui vont du sol au ciel, des corps aux supports, d’espaces de représentation en espaces de représentation. Dans l’antre, les éléments exposés ne cessent de se relier entre eux, et de faire signe vers l’extériorité du monde, à commencer par celle de l’espace d’exposition, sa structure et ses murs, celle des fragments manquants des œuvres exposées, celle des œuvres des artistes invités pour l’occasion (le collectif d’artistes-designers Aygo, les artistes Marianne Berenhaut et Hessie). C’est peut-être la raison pour laquelle le commissaire Joël Riff précise dans son texte du livret d’exposition que l’antre ici « ne cible pas tant où l’on se cache, que d’où l’on sort [3] » ; que cet intérieur, bien qu’il révèle la puissance d’une vitalité artistique singulière et personnelle, demeure un espace transitionnel chargé d’altérité et de renvois.
Et, de fait, Pélagie Gbaguidi ne crée pas de manière isolée, solitaire, repliée. Son espace de création – son antre – est percé de portes et de fenêtres. Artiste de terrain, elle part au contact et à la rencontre des autres. Son processus de production intègre l’enquête. Parmi les œuvres présentées ici, Acide (2023) a été réalisée lors d’un séjour en République démocratique du Congo auprès de femmes, parfois accompagnées d’enfants et de vieillards, pratiquant une exploitation illégale de minerais. Elle y a recueilli leurs témoignages, observé leurs conditions de travail, proposé des ateliers de création et créé une œuvre in situ qu’elle a appelée Chorégraphie de la survie.Udji Kinge [4].
L’enquête de terrain et la plongée dans les pratiques extractives contemporaines ne sont pas menées dans l’intention de produire un discours scientifique ou des pièces documentaires qui éclaireraient discursivement les mécanismes de l’exploitation, de l’oppression ou des impérialismes néocoloniaux. Cette approche est plutôt envisagée comme une épreuve physique, sensible. Pélagie Gbaguidi se laisse impressionner par ce avec quoi et celles avec qui elle entre en contact ; elle voit, sent, entend, respire, goûte, parfois avec difficulté ; elle absorbe (sans anéantir, ni s’accaparer) et déplie ce qu’elle devine être les dimensions affectées et affectives des vies qu’elle croise. Enfin elle tente de répondre par la création à l’appel de celles et ceux qui ont été violentés, brisés, empêchés, pour offrir à ces personnes d’autres déclinaisons de vie possibles et sensibiliser les spectateurs aux cruautés du monde marchand et mercantile.
C’est une démarche similaire, observation et enquête associées à des formes d’imprégnations sensibles, qui anime dans une perspective plus globale une autre œuvre de l’exposition, Fragmentation 2. Quel est le sens de la vie sur terre et la fabrique de la conscience, réalisée lors d’une résidence à l’Université catholique de l’Ouest (UCO) en 2024, en écho à la tapisserie de l’Apocalypse du Moyen Âge exposée au Château d’Angers. Des questions relatives au patriarcat, aux extractivismes, et au genre y sont abordées à travers une peinture narrative mettant en scène des personnes qui y sont directement confrontées.
Cette série s’inscrit dans la continuité de Fragment 1 (2023), laquelle porte plus spécifiquement sur les pratiques d’exploitations minières en République démocratique du Congo. Certains minerais comme le cobalt servent à fabriquer des batteries qui alimentent des objets technologiques (ordinateurs, téléphones portables) et des batteries électriques dans un alliage de course au profit, d’injonctions au progrès technologique et de recherche d’une « transition énergétique » mondiale (ou « transition verte ») dont la dimension extractive ne saurait être passée sous silence. Pour ces deux séries, l’artiste réalise des peintures en fragments qu’elle agence, compose et recompose selon les espaces d’exposition.
À la Verrière, trois peintures-fragments de Fragmentation 2 – il en existe d’autres – sont organisées en un ensemble. Toutes trois représentent des morceaux de corps dans des milieux non figuratifs aux couleurs chair et cuivrées à la liquidité huileuse et collante, qui rappellent des tons et textures d’un chantier d’extraction. Ces morceaux de corps font irruption sur fond du désir de s’affranchir d’une situation oppressante et avilissante.
La première peinture représente des visages d’enfants aux yeux levés exprimant l’effroi, la stupeur. L’artiste les appelle des « témoins ». Entre ces visages, deux mains tendues, l’une vers le haut cherche à attraper quelque chose, l’autre vers le bas tient un enchevêtrement de fils bouclés qui ressemble à une chevelure. Une deuxième montre des jambes et hanches nues, avec au niveau de l’entrejambe un sexe féminin. Cette peinture laisse des coulées qui donnent une impression de liquéfaction et d’épuisement du corps. La troisième peinture de Fragmentation 2 présente un torse féminin de profil qui tend un bras et est traversé par une source de lumière intérieure figurée ici par une tâche jaune sur son dos. Pélagie Gbaguidi a dessiné au fusain sur le mur blanc de l’espace d’exposition le prolongement de ce bras vers la main qui cherche à attraper quelque chose du premier fragment, reliant ainsi de façon explicite les mouvements de la composition. En dessous de cet ensemble, dans l’angle du mur, elle a placé en regard deux dessins de carnet (2023) aux lignes enfantines représentant des animaux dont deux tout petits à l’affût de nourriture et peut-être aussi de jeux. Ces dessins soulignent l’humour, la tendresse et la capacité de l’artiste à prendre de la distance par rapport à des existences souvent arrêtées ou inaccomplies, faute de liberté.
Ce qui émane alors de cet ensemble de peintures et de dessins, c’est une inquiétude pour les vies. D’un côté, la présence d’enfants et d’animaux signalent les mauvais traitements infligés à ceux qui incarnent une certaine innocence dans le cours du monde. De l’autre, les figures hagardes et effrayées des enfants-témoins rappellent la violence, la misère et peut-être même la honte, véhiculées par des pratiques de domination, d’accaparement et de contrôle. Nous pouvons penser ici, à titre d’exemple, aux creuseurs illégaux de minerai exposés à tous les dangers (une chute de terril, des tirs venus d’une police corrompue par les industriels ou de la milice chargée de surveiller la mine), tout autant qu’à la détresse de chercheuses certes rémunérées par les industries mais soumises à l’arbitraire des exploitants et aux droits bafoués.
Les bouts de corps peints semblent réaliser alors un double mouvement contradictoire : bien qu’amputés, ils signalent un effort d’émancipation.
Ces craintes relatives aux processus de dénégation de vies humaines ou non-humaines sont doublées du sentiment d’angoisse que porte tout être vivant face à la nécessité d’assurer sa survie comme celle des siens. On comprend aisément que les scènes de brutalité provoquent la sidération des enfants qui en sont les spectateurs ou les objets.
Pélagie Gbaguidi aborde ces phénomènes de domination d’un point de vue écoféministe, c’est-à-dire en articulant le destin croisé des femmes et de la nature, des enfants et des animaux. Ce qui permet ces rapprochements entre des milieux et des femmes, ce sont leurs activités reproductives et régénératrices, qui se trouvent obstruées par un contexte géopolitique destructeur.
Cela est particulièrement perceptible sur la toile Acide de 2023 et dans ses modalités de production. Une personne aux contours floues, qui semble n’être plus que l’ombre d’elle-même, y est assise mains sur les genoux, peinte au centre du tableau sur fond vert et rouge (deux couleurs du drapeau de la République démocratique du Congo). Sur la peinture apparaissent de petits fragments narratifs de broderies, discrets par leurs couleurs et leur taille, qui décrivent des scènes de vie ou des actions plus allégoriques : là des enfants dont l’une précocement enceinte, ici un homme aux bras en forme de chaîne que des ciseaux tentent de couper, un chien enserré aux abois, des corps qui martèlent la terre à l’endroit du sexe de l’ombre, une femme qui sème des graines. Ces motifs ont été brodés par des femmes congolaises dans le cadre d’un atelier transversal proposé par l’artiste dont l’enjeu était de réaliser une création collective sur la base d’échanges et de discussions. Au cours de cet atelier, ces femmes ont donné forme et plasticité aux récits partagés de leur quotidien.
Le recours aux fragments par Pélagie Gbaguidi informe sur les effets existentiels et expérientiels des pratiques de domination et d’extraction. Ces effets sont d’abord ceux d’une unité brisée que rencontrent les paysages dévastés, les communautés locales morcelées, enfin les existences individuelles désagrégées. À quoi s’ajoute le deuil d’un monde formant un tout où chaque être trouve sa place, tout en pouvant en changer, dans un équilibre certes fragile mais signifiant. Le tableau dans son format traditionnel, unitaire, individué, clos et achevé, ne peut restituer la perte d’unité et de totalité que traversent aujourd’hui humains et non-humains. C’est pourquoi de nombreuses œuvres de Pélagie Gbaguidi ne sont pas réalisées à partir de toiles de lin rectangulaires ou carrées dont les bords seraient bien délimités par un châssis et éventuellement encadrés.
L’artiste peint souvent sur des sacs de farine de boulanger d’environ 25 kg, qu’elle a décousus pour retrouver une surface plane. Les sacs, bien qu’aplatis, conservent leurs froissures et à leurs extrémités leurs déchirures. Ils sont disposés contre le mur avec des inclinaisons légèrement différentes. L’usage de sacs de farine comme support de la peinture n’est pas anodin. Il s’agit bien de renvoyer à la part nourricière des céréales et du pain dans nos existences biologiques et sociales, et par extension au caractère révoltant et inepte de la confiscation des terres agricoles et des expropriations, qui contraignent les populations locales à abandonner leurs milieux de vie et leurs activités traditionnelles de subsistance pour de nouvelles dépendances médiées par l’argent.
Les différents fragments n’admettent, nous l’avons évoqué, pas d’ordre spécifique, ni un sens de lecture prédéterminé. Ils excluent toute linéarité. Dans cette perspective, ils échouent à reconstituer un ensemble cohérent, avec un commencement, un milieu et une fin. La diffraction narrative qui en ressort ouvre à des modalités attentionnelles éclatées chez le regardeur. À l’image des vies dispersées, atomisées, chaque fragment peut prendre une place différente dans l’ensemble, selon l’accrochage. Aucun dans l’économie du tout ne conserve donc une position, un rôle et une fonction déterminés et chacun semble pouvoir être remplacé par un autre de manière interchangeable, de telle sorte qu’à chaque fois les différents assemblages des fragments induisent de nouvelles histoires.
Ce caractère remplaçable fait penser aux mauvais traitements réservés aux chercheurs de minerai, car ce qui compte pour les exploitants ce n’est pas le « qui » de la personne qui travaille ou de l’être dont on tire des richesses ou des ressources mais bien le « quoi » de ce qu’ils rapportent. Les processus d’objectification d’une vision patriarcale et masculiniste des rapports hommes-femmes remplacent eux aussi le « qui » par le « quoi ».
À travers sa pratique, qu’elle qualifie de « chorégraphie sismographique », l’artiste souligne que l’exigence éthique de l’universel ne peut faire l’économie des préoccupations intersectionnelles actuelles.
Ce que révèle alors l’usage du fragment dans l’œuvre de Pélagie Gbaguidi, c’est « l’aspect existentiellement malheureux [5] » de ce dernier, qui fait, entre autres, que son sens demeure indisponible. Effectivement, Pélagie Gbaguidi travaille la précarité : celles de paysages ruinés, de femmes et d’enfants dépossédés, de nations et de politiques qui ne sont que l’ombre d’elles-mêmes en s’inféodant à des industries le plus souvent étrangères, mais aussi d’œuvres d’art qui manquent toujours la réalité dont elles rendent compte.
Pour autant, la prise en charge de cette précarité est aussi garante du souci apporté à la complexité d’une situation qui ne saurait se réduire à un seul récit ou à un seul sens. En soulignant la dimension inachevée, incomplète et éclatée de l’œuvre d’art, en jouant sur les différentes histoires qui peuvent s’en dégager, Pélagie Gbaguidi critique des formes plastiques qu’une certaine modernité artistique a prétendu rendre autonomes. L’artiste revendique différentes possibilités d’arrangements formels pour déjouer toutes les significations trop univoques des œuvres d’art.
Sans nier les effets de morcellements d’un capitalisme et d’un patriarcat anomiques, s’opère un renversement de la valeur même du fragment. L’œuvre d’art peut dépasser l’indisponibilité du sens pour aller vers la revendication de la pluralité et de la polysémie, selon une approche pluriverselle des mondes que l’anthropologue colombien Arturo Escobar appelle de ses vœux, à la suite de la critique de l’universalisme d’Aimé Césaire. Aucune œuvre ni aucun récit ne peut s’approprier absolument et totalement la vérité à propos d’un événement, d’un fait ou d’une réalité, et toute œuvre-fragment contient des interprétations multiples. C’est la part existentiellement heureuse du fragment, celle qui repose dans des éventualités ouvertes de sens qui émergent d’un « sentir-penser [6] » – concept forgé par le sociologue Orlando Fals Borda –, c’est-à-dire d’un penser avec le cœur, les affects, les émotions, qui s’insère dans un vécu particulier.
Cette trajectoire que prend l’artiste permet de désamorcer les tentatives de normalisation esthétique autour de critères établis par une modernité et de captation du sens par la matrice coloniale du pouvoir. À cet égard, Pélagie Gbaguidi affirme s’inscrire dans les ambitions d’une esthétique décoloniale. En même temps qu’elle propose des supports, des formes et des modalités d’accrochage propres, qui interrogent à nouveaux frais l’esthétique moderne, elle donne ici un espace d’expression indirecte aux femmes, aux enfants, aux personnes âgées, aux animaux, aux arbres, tout en affirmant la valeur de leurs histoires à la fois multiples et singulières.
Cette dimension de soin et ce désir de panser des blessures par l’art se reconnaît dans les gestes de fabrication restés lisibles pour le spectateur. Les bords des sacs de farine ont été recousus, ce qui peut être interprété comme un effort de cicatrisation et de contenance. Il s’agit d’apaiser les déchirures des fragments, qui sont aussi des vies fracturées, de maintenir dans certaines limites leurs possibles débordements dans des violences extrêmes, enfin de réorienter ces vies vers leur reconstruction.
Pélagie Gbaguidi peint parfois à même le support en y semant des pigments qu’elle dilue et lie, puis étend avec les mains. Sur ces surfaces peintes se devinent les caresses de l’artiste sous lesquelles corps et vies, jusqu’ici livrés à la souffrance et à l’indifférence, viennent à renaître, comme si l’attention d’un doux contact corporel exerçait un pouvoir véritablement régénérant. Les bouts de corps peints semblent réaliser alors un double mouvement contradictoire : bien qu’amputés, ils signalent un effort d’émancipation. Les mains tendues ainsi que les visages d’enfants, qui dans leurs peurs font corps et se blottissent les uns contre les autres, semblent en quête d’espaces de liberté et de réconfort. Dans cet espoir, les « témoins » montrent qu’ils ne sont pas tout à fait vaincus bien que particulièrement vulnérables.
Cette délicatesse rédemptrice du geste de la peintre se retrouve dans les invitations de Pélagie Gbaguidi à passer par les corps. Ainsi en est-il des traits crayonnés qui outrepassent les supports de la peinture pour s’inscrire sur les murs de la Verrière. Ces lignes serpentines encouragent les spectateurs à s’engager dans une rythmicité dansée du regard. C’est que les peintures, les dessins, les broderies, dans le désir de guérison et de transformation vers un monde plus sensible aux relations, appellent à un transport vers d’autres formes d’incorporation, donc d’autres pratiques du regard. Il s’agit de prolonger par-là un aspect de la critique faite au cadre comme pouvoir contraignant de nos regards et de nos appréciations. Suivre les traits qui franchissent en liberté les frontières des sacs de farine peints, c’est s’assurer une sortie en forme d’échappatoire de l’antre du tableau, pour mieux y revenir.
Pélagie Gbaguidi aide à décaler le regard, à mettre à distance le dispositif spectatoriel frontal traditionnel et certains de ses signifiants en excitant les mouvements diversifiés de nos yeux et de nos corps. Elle ouvre aux hors champs qui ne sont pas qu’imaginaires ou de l’ordre de nos représentations, mais concrets et réels : la salle d’exposition et plus largement les choses et les événements du monde. À ces danses du regard, s’ajoute la conscience des corps comme appuis d’autres corps meurtris. La toile Le jour se lève : Eurotopia (2022) montre en ce sens un exemple de solidarité au cœur même de la chute et du vertige, par ce qu’elle manifeste d’une co-soutenance des uns par les autres.
À la faveur de ces traversées des œuvres et de la vie par le corps, la performance constitue d’ailleurs une part importante de la démarche de l’artiste. Souvent, lors de ses vernissages, qui sont aussi des cérémonies, l’artiste introduit son public en jouant de son corps et de sa voix pour activer la rencontre des œuvres d’art avec les sensibilités des spectateurs. Ici, la performance reste perceptible dans la série de dessins de 1999 Marche, dispersée dans la salle d’exposition. Nous y voyons des pieds et des jambes, souvent mutilés, maladroits, aux écorchures qui recouvrent parfois une autre dimension matérielle dans des lésions de feuilles de papier, supports de dessins, ou encore dans des recouvrements-pansements. On se demande alors comment ces jambes-là peuvent bien marcher.
Et pourtant elles marchent, elles « claudiquent » dirait peut-être l’écrivain Camille de Toledo, et répondent à cet égard à une exigence de survivance, qui est souligné par l’ambiguïté du titre de la série : Marche, à la fois verbe d’action à l’impératif et substantif. L’artiste revêt alors une fois de plus son rôle de griotte, qui est aussi thérapeute, d’un côté en transmettant des signes, qui sont aussi des soins, à savoir ceux des pouvoirs transformateurs, fortifiants et créateurs de la marche, de l’autre, en ouvrant sous nos yeux des espaces-temps dilatés et symboliques de recompositions. Marcher, en somme, c’est entrer en résistance.
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La nécessité ressentie par Pélagie Gbaguidi « de partager un état d’éveil, un sursaut sur la capacité à fabriquer de la conscience et de la responsabilité à l’échelle individuelle et collective [7] », s’inscrit dans un effort de reconstruction d’un monde qui n’aurait pas pour principe celui de la colonialité du pouvoir mais qui s’appuierait sur une attention à des relations élargies et plus douces. D’une certaine manière, à travers sa pratique, qu’elle qualifie de « chorégraphie sismographique », l’artiste souligne que l’exigence éthique de l’universel ne peut faire l’économie des préoccupations intersectionnelles actuelles. Il relève de notre responsabilité de s’intéresser à la manière dont ces luttes – les questions de genre, de transidentité, de racisme, de communauté, de religion, de langue – alliées à l’art peuvent ensemble désamorcer les mécanismes de domination et de subalternisation, et renouer avec un universel soucieux des particularités, un universalisme que l’historien Antoine Lilti appellerait « latéral » ou ou « critique [8] ». Les conditions d’un dépassement des inquiétudes de notre temps résident dans ces ondes sensibles que révèlent les pratiques de Pélagie Gbaguidi. C’est une ambition.
« Topos terre
Nous deviserons accroupis, l’assise de nos osselets bien campés sur cette terre
dont les ruines de poussière dessineront d’autres langues
qui féconderont la paix et le soulagement de vivre.
J’y crois et vous-mêmes [9] ? »
« Antre » de Pélagie Gbaguidi, exposition à la Fondation d’entreprise Hermès à Bruxelles du 15 janvier au 29 mars 2025.