Littérature

Le bûcher infini – sur Les Cendres de Gramsci de Pier Paolo Pasolini

Professeur d'esthétique et d'histoire du cinéma

« La mort, ce n’est pas plus communiquer, c’est ne plus être compris » ; afin de conjurer ce que Pier Paolo Pasolini semblait concevoir comme une fatalité, il s’agit de ressusciter son œuvre et ainsi, prolonger la vie de sa pensée. Un impératif auquel répond la première traduction française des Cendres de Gramsci, publiée ce 5 mars – jour de son anniversaire.

Par un savant et simple trucage, F. W. Murnau, le plus génial des cinéastes gay de Weimar, fait voler dans son adaptation de Goethe, et peut-être aussi du Docteur Faustus de Marlowe (Faust. Eine deutsche Volkssage, 1926), deux hommes enlacés. Dans les bras du lourd Méphisto en collants, Faust rajeuni en éphèbe parcourt une partie du monde dans les cieux, franchit les montagnes et admire le paysage, exactement comme dans un rêve.

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Pier Paolo Pasolini, jeune cinéphile amoureux de F. W. Murnau et qui voulait devenir cinéaste, a dû se promettre de refaire cette séquence merveilleuse s’il parvenait à réaliser des films. Il put se le permettre en 1974 et l’a fait rejouer à Sergio Citti et Alberto Argentino dans ses Mille et Une Nuits : le démon roux prend le prince Shazaman sous les bras poitrine nue contre poitrine nue et tous deux s’envolent à la verticale dans les airs, puis planent au-dessus des mers et des montagnes. C’est par le même travelling dans les airs, la même magie enfantine que débute Les Cendres de Gramsci.

Le premier des onze longs poèmes narratifs (qu’on désigne traditionnellement du nom contre-intuitif de poemetti, « petits poèmes ») formant le recueil de poésie qui rendit Pier Paolo Pasolini célèbre en Italie en 1957 et sort aujourd’hui en français chez Ypsilon dans la traduction de Jean-Paul Manganaro, se nomme L’Appenino (« Les Appenins ») et présente un long travelling aérien au-dessus de cette chaîne de montagnes qui couvre l’Italie du Nord au Sud et forme une sorte de botte-bis sans son haut talon, mais aussi sans son Nord industrialisé, un manteau courbe couché sur la nation.

Pour moi qui récite silencieusement ce premier vers en regardant par le hublot chaque fois que je prends l’avion au-dessus de l’Italie, je suis certes frustré de ne pas retrouver, au premier instant du recueil, mon « Théâtre de dos, ivres et calcinés », l’image de ces géants montagneux qui font la bête à deux dos avec la nation italienne. Jean-Paul Manganaro a choisi « saillies » chaque fois qu’il est question de « dos » (dossi) dans le recueil, qui s’ouvre donc sur un bondissant « Théâtre de saillies » ; de même pour moi la lune muette « donne vie » à ce théâtre muet, plutôt qu’elle ne « vit en [lui] » (Teatro (…) / muto, è la luna muta che ti vive).

Un théâtre « muet » que la « lune muette », si présente dans toute l’œuvre de Pier Paolo Pasolini, peut seule magiquement animer. Sa lumière mouvante permet aux acteurs du livre, les villes de la nation, un gisant de marbre à Lucques, le tombeau « non catholique » d’Antonio Gramsci dans le cimetière acattolico de Testaccio à Rome, les grandes toiles internationales de Picasso et les tableaux du terroir frioulan de Giuseppe Zigaina, les villages, les quartiers, les néofascistes en meeting, les communistes en Congrès, les ouvriers, les paysans, le peuple du pays natal, de faire leur entrée comme sur une scène. Mais c’est peut-être Jean-Paul Manganaro qui a raison. Qu’importent les mots que je porte.

Ce qui importe, c’est que les grands recueils complets et savamment agencés des poèmes de Pier Paolo Pasolini, enfin ! près de soixante-dix ans en retard pour celui-ci, paraissent en français. Merci aux éditions Ypsilon de s’attaquer à du dur après nous avoir offert trois raretés pasoliniennes : le surprenant poème sur le « No-Thing » shakespearien (C. pour « Chatte », Fica en version originale, 2008), le provocant Manifeste pour un nouveau théâtre (2019) et les délicates, multilingues et exquises Feuilles de langues romanes (2023).

Ce qui est formidable, c’est que 2025, année anniversaire d’un jubilé profane de la mort de Pier Paolo Pasolini (un « Jubilé » n’est pas seulement l’Année Sainte du Vatican, mais également un intervalle de cinquante ans) verra aussi la sortie de Transhumaner et organiser (Trasumanar e organizzar) chez Lanskine dans la traduction de Florence Pazzottu, le dernier recueil entièrement original publié du vivant de l’auteur. Comme Les Cendres est un peu, en 1957, l’entrée dans la reconnaissance nationale d’un poète classique, disons à la Aragon, et Transhumaner en quelque sorte, en 1971, son dernier recueil d’un cycle d’autobiographie romaine martyrologique, mais cette fois-ci hermétique, disons à la Ezra Pound, les Français découvriront une sorte de « cercle herméneutique » de la sérieuse et sauvage poésie de Pier Paolo Pasolini. Ce sera, pour eux, presque une révolution dans la connaissance d’une vieille connaissance.

Et maintenant, il va falloir s’accrocher, rester prudent pour ne pas revivre les décennies manquées, mais dispensables, d’incompréhensions compréhensives ou d’apologies insultantes. L’antithèse, l’oxymore, la « sinéciose », ces trois figures de rhétorique proches qui supposent, chez Pier Paolo Pasolini, l’accouplement des oppositions irréconciliables, autrement dit créent des synthèses disjonctives, sont en effet ses modes majeurs d’expression – tout particulièrement dans Les Cendres de Gramsci – et elles ont, en Italie, longtemps rejailli sur sa réception, qui n’en finit pas d’avilir et d’encenser cette œuvre en même temps, d’entretenir le bûcher infini de l’incompréhension tout en dispersant les cendres de sa renaissance de phénix.

Ce qui est réconfortant enfin, pour en finir avec le contexte historique, c’est cette idée d’Ypsilon de sortir les Cendres le jour de l’anniversaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini (le 5 mars) dans l’année jubilaire de sa mort ; ceci la rend jubilatoire car nous en avons plus que marre des enterrements à répétition et, depuis l’année 2022 qui aura marqué, par la grâce du centenaire, enfin l’anniversaire de sa naissance et non plus de sa mort, nous aspirons à lire un Pasolini vivant, voire renaissant.

Les Cendres de Gramsci est l’œuvre qui a classé pour toujours Pier Paolo Pasolini dans les poètes politiques. Ceci n’en fait ni un théoricien politique ni un militant. Bien avant la dégradation symbolique en cet endroit, dont il fut la victime lors de la décennie suivante (avec le piège médiatique de L’Espresso qui s’est refermé sur lui en mai 1968 autour de son poème sur les étudiants et qui aboutit à la fake news d’un Pasolini défenseur de la police), Franco Fortini déjà l’avait décrété en 1959, à la lecture des Cendres, incapable d’être un « communiste moderne », ignare en politique, décadent, mélodramatique et néo-bourgeois. Le féminisme nous a appris à mieux comprendre l’importance du mélodrame depuis lors. C’était méchant pour un ami.

Les Cendres sont une hantologie de Gramsci, elles ne sont pas un manifeste, ni ne relèvent du réalisme socialiste.

Vittorio Gassman, à l’inverse, avait fait la commande à Pier Paolo Pasolini, lors de la création du Teatro Popolare Italiano, d’une traduction moderne de la trilogie de l’Orestie d’Eschyle (grande réussite malgré les cris de l’académie, toujours la plus souvent jouée aujourd’hui) parce qu’il pensait que le style du poète politique des Cendres de Gramsci pourrait équivaloir au geste du tragédien grec dans la cité d’Athènes. Très précisément il expliquait en 1960 : « sa poésie évite plus que d’autres de s’abandonner à un chant, à un lyrisme, disons, extérieur qui, au contact de la poésie grecque, produirait en fin de compte ce que nous cherchons à tout prix à éviter, à savoir une certaine “beauté de l’incompréhension”, une “poésie mystérieuse” contre laquelle, en créant justement le théâtre Populaire Italien, nous sommes fermement décidé à lutter ».

L’Antonio Gramsci des Cendres n’est ici ni un philosophe ni un chef (il fut le fondateur du Parti communiste italien), mais l’interlocuteur muet d’une élégie, un tombeau. Ce tombeau n’est pas celui du communisme. Pourtant, 1956, avec la répression russe en Hongrie et le XXe Congrès du PCUS, marque un nouveau détachement de Pier Paolo Pasolini des communistes, entamé dès 1948 ; les poèmes-chapitres « Les cendres de Gramsci », « Une polémique en vers » et « Picasso » en sont des exemples objectifs, et le recueil tout entier est porté par cette polémique anti-PCI désenchantée, qui ne désespère jamais de définir la complexité et déjoue par avance, déjà en 1957, toute dérive droitière, réactionnaire ou « antimoderne » (en France, un Alain Finkielkraut ou un Bernard-Henri Lévy avaient fondé de grands espoirs au début des années 1980, dans la récupération idéologique d’un Pasolini, enterré et donc réduit au silence depuis peu, prétendu antimoderne ). Non, le Gramsci des Cendres est un martyr dans sa prison, « réduit au pur et héroïque penser » comme le dit Pasolini dans un texte critique contemporain, voire à sa seule urne funéraire : les Cendres sont une hantologie de Gramsci (au sens derridien d’un retour des spectres), elles ne sont pas un manifeste, ni ne relèvent du réalisme socialiste.

On croit parfois en France à un stalinisme attardé de Pasolini, par exemple lorsqu’il décrit la visite de la grande exposition Picasso de 1953 à Rome et affirme que sa peinture est « étrangère au sentiment du peuple », que « le peuple / est absent ; son bruissement se tait dans ces toiles, dans ces salles, alors / qu’au dehors il explose heureux dans les placides / rues festives ». Il n’en est rien. L’exposition est une victoire culturelle du Parti communiste italien, Picasso étant alors un compagnon de route, et « l’erreur de Picasso » sur laquelle débouche le poème est celle de la tendance kitsch des grandes toiles pacifistes (Guernica ne sera exposé qu’à Milan, dans l’expo qui fera suite à celle, historique par son extraordinaire résonance dans le pays mais moins complète, de Rome) que Pasolini associe au mot d’ordre « prospectiviste », néo-jdanoviste, de la ligne du Parti, qu’il rejette.

Cet « amour / voulu et prématuré » d’un peuple fictif heureux et gagnant lorgne, pour lui, vers un réalisme socialiste inassumé, tandis qu’il prône une volonté de savoir et une attitude critique, que possède ailleurs Picasso dit-il, et où il peut exceller, mais à condition de rester dans « l’enfer » du monde bourgeois : « Une société / désignée pour se perdre, il est fatal // qu’elle se perde : une personne, jamais ». Comprendre : la bourgeoisie est destinée à mourir, mais l’artiste bourgeois ne gagne, n’agit politiquement qu’à mettre en jeu sa propre perte. Seconde et ultime conclusion du poemetto : « il faut // être fous pour être clairs. », à comprendre en deux sens. La clarté du simplisme militant des toiles pacifistes est une folie ; une erreur ; la vraie élucidation idéologique en art passe par l’usage de la « folie » : le témoignage et l’action politiques ne peuvent exister chez un artiste (ici un poète) que par la mise en situation critique de son énonciation, ce qui mènera Pier Paolo Pasolini très loin, jusqu’à la destruction interne du poème, voire du vers, dans Transhumaner et organiser.

En somme, la pensée politique de Pasolini existe bel et bien, nonobstant les doutes de Franco Fortini. Ceux-ci se retournent du reste en admiration dans le même texte de réprobation : « Pourquoi le livre des Cendres de Gramsci continue-t-il à exercer une attraction si forte chaque fois qu’on le réouvre ? » se demande-t-il. Sa réponse : parce qu’ils sont autant de situations épiques et lyriques qui racontent une histoire et dont la narration est torturée sur le gril de la métrique imitée des classiques.

Cette métrique, que le lecteur peut apprécier sur la page de gauche de la belle édition bilingue, est réglée par l’impair (Pasolini est un grand Verlainien) : les onze poemetti sont eux-mêmes principalement fondés sur l’hendécasyllabe, toujours onze, le vers le plus traditionnel en italien, souvent rimés et regroupés en tierce rime (ABA BCB CDC, etc.) à la manière de Dante et des poemetti de Giovanni Pascoli. Cette grille à la fois oppressante de classicisme et d’une rapidité d’enchaînement sans pareille (la vitesse de récit insurpassable de la Divine Comédie), est cependant aussi impure qu’impaire, les onze syllabes ne constituent qu’une mesure de référence centrale (qui reste sensible malgré le fait que les vers peuvent osciller entre neuf et treize), caressée autant que transgressée, sacralisée et désacralisée. Ce mouvement, dispersé, est celui du sujet des Cendres, refusant l’embaumement qui se trouve conjuré, au début du recueil, par les paupières fermées finement ciselées dans le marbre du gisant d’une jeune fille d’où vont naître toutes les images du recueil, depuis ce regard de mort. La dispersion infinie des cendres consiste à sauter du privé au public, de la passion sensuelle à l’idéologie, de l’histoire au primitivisme pré-historique, et jusqu’à la disparition du temps.

Mais moi, avec le cœur conscient
de qui n’a de vie que dans l’histoire,
pourrais-je encore œuvrer avec une passion pure,
si je sais que notre histoire est finie ?

 

Pier Paolo Pasolini, Les Cendres de Gramsci (1957), édition bilingue, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Ypsilon éditeur, mars 2025.


Hervé Joubert-Laurencin

Professeur d'esthétique et d'histoire du cinéma, Université Paris Nanterre, traducteur, cinéaste