Cinéma

Des hommes entre eux – sur Tardes de soledad d’Albert Serra

Critique

Après Pacifiction, Albert Serra signe Tardes de soledad, un documentaire qui joue avec – autant qu’il se fascine pour – les codes de la liturgie tauromachique. Si le réalisateur espagnol filme la corrida et ses coulisses avec une certaine distance, il donne de ce théâtre de la mise à mort une vision symbolique, dans laquelle se confondent admiration et ironie.

Le premier plan de Tardes de soledad est un leurre. Les minutes au cours desquelles le taureau solitaire, entouré par l’obscurité de la nuit, regarde dans l’œil de la caméra qui enregistre son souffle autant que la brillance de son pelage n’augurent absolument pas du point de vue du film. Ce premier documentaire d’Albert Serra ne place pas en effet la corrida dans le regard de l’animal. Son premier plan est une exergue sur la puissance de l’existence de la bête, qui vient s’ajouter à un film tourné l’œil rivé sur le matador.

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On pourra en conclure que pour se mesurer à un animal si massif, il faut du courage. On pourra aussi garder en tête ce plan liminaire qui semble rendre caduc et vain, comme teinté d’ironie, tout ce que l’on verra ensuite. Le spectateur néophyte observant la succession de corridas qu’offre le film ne peut s’empêcher de constater combien cette pratique séculaire n’a rien à voir avec un duel, puisque le torero est entouré d’une équipe qui fatigue et pique le taureau, qui le secoure lorsqu’il est roulé dans le sable au risque d’être piétiné. La solitude du titre, c’est avant tout celle de l’animal pris dans une lutte inéquitable contre une meute, qui reste finalement au bord du cadre autant qu’au bord de la dramaturgie.

Après avoir filmé plusieurs toréadors, Albert Serra a choisi de centrer son film sur la figure d’Andrés Roca Rey, torero né au Pérou, star dans son domaine. Même si le cinéaste confie que son désir de filmer ce rite est venu de ce qu’il n’en connaissait rien, il l’évoquait pourtant il y a plus de dix ans, lors d’un séminaire pour des étudiants de l’Université Paris VIII : « La corrida, c’est un rituel, avec une grande tradition, une organisation parfaite de l’espace et du temps, un côté symbolique de chaque moment. Tout est très codifié, très fermé. Mais en même temps , il y a le côté imprévisible du taureau. Le taureau est un animal sauvage qui a le pouvoir, s’il est très sauvage, s’il ne travaille pas bien, de détruire toute cette codification, il peut même tuer le torero[1]

Mort tous les après-midis

Serra ne se dérobe pas pour filmer la mise à mort, la disparition d’un être. Il n’enjolive pas la barbarie de l’acte derrière la joliesse des passes. Sa fascination manifeste pour son protagoniste ne l’empêche à aucun moment de montrer l’arbitraire de ces gestes anciens reproduits dans un âge où tuer les bêtes ne fait plus partie de notre quotidien ou de notre survie. Le montage accumule les coups de grâce, les fait durer, si bien qu’à la dernière on finit par en être écœuré, par n’en plus pouvoir d’assister à ce spectacle de la mort brutale, encore et encore.

Dans sa structure du motif et de ses variations, Tardes de Soledad opère un détour. Après une succession de corridas, entrecoupées par les trajets en voiture jusqu’à l’arène, un crochet nous fait passer par la chambre d’hôtel où la star s’apprête avant la représentation. Après cette baisse de tension, ce changement de rythme et d’esthétique, revenir au combat devient intolérable , on espère en finir au plus vite, tant le film nous éprouve physiquement. « La mort est pour l’être le moment unique par excellence. C’est par rapport à lui que se définit rétroactivement le temps qualitatif de la vie. Il marque la frontière de la durée consciente et du temps objectif des choses. La mort n’est qu’un instant après un autre, mais c’est le dernier », écrivait le critique André Bazin dans son article « Mort tous les après-midis » paru dans Les Cahiers du cinéma. En filmant la mort, Serra s’identifie à son personnage qui la lui donne.

Serra filme le rituel, sa codification liturgique, sa cruauté. Deux portraits de madones trônent au chevet de Roca Rey, qui embrasse une médaille sainte avant de combattre le taureau qu’il insulte  copieusement, le traitant de meurtrier. Serra aime assurément cet alliage irréconciliable qui peuple ses fictions, entre une piété farouche et une barbarie qui amène à mettre à mort gratuitement, au nom de la tradition, plusieurs bêtes par après-midi. Les corridas et leurs gestes se répètent, de façon cyclique.

Fidèle à ses habitudes de fiction, Serra a tourné longtemps (plusieurs corrida sur une période de deux années), à trois caméras et avec plusieurs prises de son grâce à des micros HF installés sur le torero quand il était d’accord, sur ses co-équipiers et même sur le cheval. Centré sur la récurrence des corridas filmées depuis les gradins, Tardes de Soledad entretient un étonnant rapport de proximité à son sujet en l’observant en longue focale et en l’écoutant avec ses micros au plus près de l’action. Le public disparaît de l’image pour n’exister que sonorement, dans un brouhaha lointain et indistinct. Ne restent que le torero, son équipe et les taureaux, qui courent jusqu’à la mort, sitôt remplacés par un autre. Laisser la foule hors champ participe de cette dimension symbolique, quasi métaphysique, qui détache l’espace de l’arène de la société et fait de sa terre ocre un désert nu où s’affrontent l’homme et l’animal. Pourtant, ce dispositif est sans cesse démenti par le son, celui du public ou celui de la cuadrilla.

Le torero, acteur naturel

Ce que cherche Serra dans la corrida, c’est « l’acteur naturel » qu’est le torero. En représentation, en totale maîtrise de ses gestes, de ses attitudes, comme par exemple dans la cabrure de ses hanches à l’extrême, il offre son corps aux regards du public et aux cornes du taureau pour mieux les lui dérober. La caméra capture avec fascination les expressions de celui qui tend toute sa concentration sur un but ultime, ne pas mourir. Il en ressort un mélange de contrôle total et de lâcher prise qui donne lieu à des expressions de visage qu’on ne verrait dans aucune autre circonstance. On est tout entier tendus vers ce visage dont la bouche imite celle du taureau, cherche le mimétisme pour l’attirer, ou son regard d’où perce un délire meurtrier.

Il y a une part de pure folie dans cette obsession à vouloir mettre à mort un animal face à un public. Cet improbable assemblage d’instinct et de technique, de solitude et d’ivresse du pouvoir, c’est déjà ce que cherchais le cinéaste catalan lorsqu’il filmait dans Pacifiction Benoît Magimel en Haut-commissaire de la République à Tahiti, dirigé à l’oreillette pendant des prises durant des dizaines de minutes. Il y a chez Roca Rey la dimension shakespearienne d’un roi déchu, de celui qui concentre le talent dans une tour de solitude.

Après avoir exposé la sensualité du taureau dans le premier plan, Serra met en avant celle de l’homme, dont la masculinité est vantée haut et fort par ses comparses. « Il en faut des grosses comme ça pour faire ce que tu viens de faire » l’encouragent ses co-équipiers pendant les passes, désignant ses parties intimes comme le siège d’un courage qui le distingue. Cette récurrence obessionnelle des attributs masculins, érigés comme signe de puissance, va à l’encontre de ce que perçoit le spectateur face à cette marionnette hystérique qui agite sa cape avec le plus grand sérieux. Serra a beau se défendre en interview de filmer une représentation de la masculinité toxique, comment percevoir autrement un spectacle qui met en scène exclusivement des hommes vantant des valeurs virilistes ? Les micros qu’ils portent sur eux nous placent au plus près des commentaires qu’ils font à leur héraut dans les entre deux des combats, exaltation d’un idéal de conquête du public autant de que la bête. Comme un enfant en quête de compliment, le toréador demande encore et encore s’il a convaincu, si son mérite a été suffisamment acclamé.

Profession tueur

Le spectacle de ces hommes entre eux fascine le cinéaste, qui observe l’étrange relation qui les rend solidaires pour le profit d’un seul d’entre eux. Entre les combats, Roca Rey et sa cuadrilla quittent l’arène en van. La caméra installée dans l’habitacle reste fixe et les regarde s’installer dans les rangées du mini-bus, leurs regards tous dans la même direction, comme si c’était enfin la matérialisation de ce public dont l’image reste absente dans le film. Il ressort de ce cadrage un effet de cour. Roca Rey trône sur son siège en cuir, ses suzerains le félicitent. Cette énergie masculine enserrée dans le cadre statique de la voiture de luxe semble sortir d’un film de Scorsese. Le silence après la corrida où Roca Rey a failli finir encorné se brise dès que le toréador sort du véhicule et laisse place à une logorhée de reproches, qui dévoile la panique qui déborde leurs lèvres après avoir été retenue depuis de longues minutes. La répétition de ces trajets en voiture, selon le même rituel, reprenant le même cadrage fixe, joue avec les codes du film de mafia et donne le sentiment de voir un gang après un meurtre. L’amitié de cette famille masculine ne va pas sans une certaine vassalité et un respect teinté d’admiration dûs au chef de meute.

Seul dans sa chambre d’hôtel au luxe clinquant, et décorée de blanc et de dorures, Roca Rey se prépare avant d’aller dans l’arène. Moulé dans son collant blanc transparent qu’il remonte jusqu’aux aisselles, il remet son sexe en place, embrasse son chapelet de perles et remonte ses bas fushias. Il fait alors appel à son habilleur, qui le porte comme un pantin pour ajuster précisément son pantalon scintillant. On croirait le matador prêt à entrer sur la scène d’un cabaret, tant l’homoérotisme qui nimbait déjà les tapes sur les fesses pendant la corrida devient frappant dans cette pièce nue où le corps cherche la beauté du costume. On sent l’ironie et l’admiration dans l’oeil du cinéaste, qui observe aussi la puissance de ce compétiteur en peintre : la carnation de son torse nu, le costume blanc, que l’on voit revenir maculé de rouge après le premier affrontement, devient dans la séquence de l’habillage la parure qui révèle un absurde désir de beauté.


[1] Cité dans par Dominique Villain dans Le Travail du film, Presses Universitaires de Vincennes, 2012.

Notes

[1] Cité dans par Dominique Villain dans Le Travail du film, Presses Universitaires de Vincennes, 2012.