Théâtre

Tragédie et simulation
– sur Bérénice et Schwanengesang D744 de Romeo Castellucci

Philosophe et écrivain

Le mois de juin fut pour Romeo Castellucci celui des reprises. Après Schwanengesang D744 à la MC93, le Théâtre de la Ville reprend Bérénice avec Isabelle Huppert en princesse de Judée. Deux spectacles qui sont chacun à sa manière des expériences limites, où tragédie classique et récital de chant adoptent des formes imprévisibles et en partie incompréhensibles, mais bouleversantes.

«Le héros tragique n’a qu’un langage qui lui corresponde parfaitement : le silence, précisément. […] En se taisant, le héros rompt les ponts qui le relient à Dieu et au monde et il s’arrache aux paysages de la personnalité, qui par la parole trace ses limites et s’individualise face à d’autres, pour se hisser dans la solitude glaciale du Soi. »
Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption [1]

À la fin de Bérénice, après que la voix d’Isabelle Huppert, soudain nue et bégayante, articulait avec peine les derniers mots que Bérénice adresse à Titus – « Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus » –, alors que nous attendions le noir et le bruit de nos mains battantes, le spectacle repoussait sa clôture d’une dernière scène, Isabelle Huppert s’approchait du rideau en tulle qui séparait le plateau de la salle, y apposait ses mains et son visage comme si elle souhaitait voir à travers lui, voir ce qu’il dissimulait, le rideau se levait et l’on voyait son visage dans toute sa netteté, elle disait alors, après qu’elle eut prononcé ses derniers mots, après la fin du texte, elle répétait, en disant puis en criant, « Ne me regardez pas », comme si elle prenait soudain conscience du fait qu’elle était regardée, elle l’actrice jouant Bérénice, elle qui ne pouvait plus, maintenant que le spectacle était fini, se cacher derrière ce masque, elle dont on voyait avec netteté le visage maintenant que le rideau en tulle était levé, « Ne me regardez pas », regardez le personnage, la fable, l’histoire, le mythe, regardez Bérénice de Jean Racine, regardez le spectacle, ne regardez pas le corps et ses rides et ses humeurs, le corps transpirant dont les organes articulent soir après soir la même parole.

publicité

Et nous le regardions bien sûr ce visage que nous n’avions jamais vu aussi nettement, nous le regardions comme quelque chose d’obscène, dont nous aurions dû rire et peut-être avons-nous ri, peut-être était-ce le moment où la tragédie basculait, devenait farce, comédie, satire,


[1] Cité par Jacques-Olivier Bégot, « Le don du silence. Remarques sur la théorie de la tragédie chez Walter Benjamin », Contre-jour, n°8, 2025, p. 91-101.

[2] « Mais nous savons tous parfaitement que la tragédie n’est pas de la poésie ! Le noyau de la tragédie n’est pas tragique : il est pré-tragique, et se soustrait continuellement à lui-même comme l’œil de la limace. […] La puissance nucléaire de la tragédie consiste, comme quelqu’un l’a fait remarquer, dans ce qu’elle nie : le silence du héros, et les figures de fable qui sont peu nombreuses et effrayantes. », « L’Orestie à travers le miroir » (1997), dans Les Pélerins de la matière. Théorie et praxis du théâtre. Écrits de la Societas Raffaello Sanzio, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2001, p. 56.

[3] « Je mise sur une technique qui se dépasse ; sur une supertechnique qui se trouve dans sa propre mise en œuvre évanouie, agnostique et sans abri. Proche du hasard, de l’invisibilité et touchant aussi à son contraire : la supertechnique de l’animal, qui y repose dedans. Sans crainte de se tromper. Mais avec la peur panique d’y être. Sur scène. », « L’iconoclastie de la Scène et le retour du Corps. La puissance charnelle du théâtre » (1997), ibid., p. 105.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Rayonnages

Théâtre Culture

Notes

[1] Cité par Jacques-Olivier Bégot, « Le don du silence. Remarques sur la théorie de la tragédie chez Walter Benjamin », Contre-jour, n°8, 2025, p. 91-101.

[2] « Mais nous savons tous parfaitement que la tragédie n’est pas de la poésie ! Le noyau de la tragédie n’est pas tragique : il est pré-tragique, et se soustrait continuellement à lui-même comme l’œil de la limace. […] La puissance nucléaire de la tragédie consiste, comme quelqu’un l’a fait remarquer, dans ce qu’elle nie : le silence du héros, et les figures de fable qui sont peu nombreuses et effrayantes. », « L’Orestie à travers le miroir » (1997), dans Les Pélerins de la matière. Théorie et praxis du théâtre. Écrits de la Societas Raffaello Sanzio, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2001, p. 56.

[3] « Je mise sur une technique qui se dépasse ; sur une supertechnique qui se trouve dans sa propre mise en œuvre évanouie, agnostique et sans abri. Proche du hasard, de l’invisibilité et touchant aussi à son contraire : la supertechnique de l’animal, qui y repose dedans. Sans crainte de se tromper. Mais avec la peur panique d’y être. Sur scène. », « L’iconoclastie de la Scène et le retour du Corps. La puissance charnelle du théâtre » (1997), ibid., p. 105.