Littérature

Histoires de familles – sur des livres de Carrère, Mauvignier et Saemmer

Sociologue

Publications de la rentrée littéraire, Kolkhoze d’Emmanuel Carrère, La maison vide de Laurent Mauvignier et Les zones grises d’Alexandra Saemmer remontent le fil du temps pour exhumer l’ombre portée de l’histoire sur des familles dévastées par les migrations, peurs, haines et traumatismes de la guerre – trois textes thématiquement apparentés mais largement dissemblables de par le soin porté à la mémoire d’existences féminines.

« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous »
Frantz Kafka[1]

 

À quoi servent les généalogies et autobiographies familiales ? Le fait est qu’elles sont à la mode. La littérature s’y colle depuis longtemps ; les histoires de famille sont au cœur de nombre de publications récentes[2] ; les universitaires s’en mêlent eux aussi[3]. On entend une petite voix qui susurre : ah, les vilains petits secrets du « roman familial », la psychanalyse en a fait ses choux gras – et la psychobiographie prend le relais.  La littérature comme règlement de compte névrotique ? Mais si ce n’était que ça !

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Car la tendance est là, qui donne lieu à des écritures singulières, hybrides, à fleur de peau, où se combinent non-fiction, fiction et auto-fiction. Ainsi dans l’avalanche de publications récentes, je voudrais retenir trois livres : Kolkhoze d’Emmanuel Carrère, La maison vide de Laurent Mauvignier, et Les zones grises d’Alexandra Saemmer.

Dans son récit, Emmanuel Carrère part des funérailles officielles aux Invalides de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, historienne et académicienne célèbre, morte en 2023, pour nous proposer l’histoire de ses ancêtres russes et géorgiens d’un côté, français d’un petit village des Pyrénées de l’autre, en remontant jusqu’à Catherine II. Si la place de la mère est centrale, son oncle en est le contre-point, et son père non moins présent lequel, effacé par la gloire de sa femme, accumula les dossiers sur les deux branches de la famille que l’écrivain mobilise amplement.

Le roman-fleuve de Laurent Mauvignier s’ouvre, lui, sur cette maison familiale peuplée par bien des fantômes dans un bourg de la région de Toulouse, avec pour visée de retisser les liens invisibles d’une génération à l’autre à partir de la première moitié du XXe siècle, avec le suicide du père de l’auteur, en 1983.

Dans son enquête familiale, Alexandra Saemmer évoque d’emblée la mort de sa mère, en 2024, qui lui légua un paquet d’archives en guise d’héritage afin


[1] Frantz Kafka, Lettre à Oskar Pollak, (janvier 1904), Œuvres complètes, t. 3, La Pléiade, Gallimard, 1993.

[2] Voir, par exemple, Camille de Toledo, Thésée, la vie nouvelle, Verdier, 2020 ; François Noudelmann, Les enfants de Cadillac, Gallimard, 2021. — Ndlr : voir aussi l’article de Bertrand Leclair, « Familles décomposées – sur les romans de Louise Bentkowski, Gabriella Zalapì, Élisabeth Barillé », paru dans AOC à la rentrée littéraire de l’année dernière (20 septembre 2024).

[3] Citons, notamment, les livres d’Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Points, 2012 ; Anne Wieviorka, Tombeaux. Autobiographie de ma famille, Seuil, 2022 ; et aussi, Sonia Dayan-Herzbrun, Rien qu’une vie, Hémisphères Editions, 2022. — Alexandra Saemmer est professeure des universités en Sciences de l’information et de la communication à Paris 8.

[4] Emmanuel Carrère lui a consacré un livre, Un roman russe, Folio, 2007.

[5] Fédor Dostoïevski, L’Idiot (1869), traduit du russe par André Markowicz, Babel, 2001.

[6] Il s’en explique dans Laurent Mauvignier, Quelque chose d’absent qui me tourmente. Entretiens avec Pascaline David, Éditions de Minuit, 2025.

[7] On évoquera un style comparable, à la ponctuation quasiment sans points, de l’écrivain hongrois Lazlo Krasznahorkai, dans Le baron de Wenckheim est de retour, Babel, 2023. Cet autre roman-fleuve raconte aussi l’histoire de ce soldat hongrois déclaré mort et retrouvé cinquante ans plus tard dans un hôpital psychiatrique d’une bourgade russe, également évoquée dans Kolkhoze.

[8] C’est Jean-Philippe Toussaint qui relève l’usage que fait l’auteur de Crime et châtiment de ce « plus tard », dans l’entretien publié dans l’édition du roman de Dostoïevski chez Flammarion (2004).

[9] Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Corti, 2023.

[10] Sur la légende du « Prince Igor », voir Mikhaïl Chichkine, La paix ou la guerre. Réflexions sur le « monde russe », Les Éditions Noir sur blanc, 2022.

Michel Kokoreff

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Notes

[1] Frantz Kafka, Lettre à Oskar Pollak, (janvier 1904), Œuvres complètes, t. 3, La Pléiade, Gallimard, 1993.

[2] Voir, par exemple, Camille de Toledo, Thésée, la vie nouvelle, Verdier, 2020 ; François Noudelmann, Les enfants de Cadillac, Gallimard, 2021. — Ndlr : voir aussi l’article de Bertrand Leclair, « Familles décomposées – sur les romans de Louise Bentkowski, Gabriella Zalapì, Élisabeth Barillé », paru dans AOC à la rentrée littéraire de l’année dernière (20 septembre 2024).

[3] Citons, notamment, les livres d’Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Points, 2012 ; Anne Wieviorka, Tombeaux. Autobiographie de ma famille, Seuil, 2022 ; et aussi, Sonia Dayan-Herzbrun, Rien qu’une vie, Hémisphères Editions, 2022. — Alexandra Saemmer est professeure des universités en Sciences de l’information et de la communication à Paris 8.

[4] Emmanuel Carrère lui a consacré un livre, Un roman russe, Folio, 2007.

[5] Fédor Dostoïevski, L’Idiot (1869), traduit du russe par André Markowicz, Babel, 2001.

[6] Il s’en explique dans Laurent Mauvignier, Quelque chose d’absent qui me tourmente. Entretiens avec Pascaline David, Éditions de Minuit, 2025.

[7] On évoquera un style comparable, à la ponctuation quasiment sans points, de l’écrivain hongrois Lazlo Krasznahorkai, dans Le baron de Wenckheim est de retour, Babel, 2023. Cet autre roman-fleuve raconte aussi l’histoire de ce soldat hongrois déclaré mort et retrouvé cinquante ans plus tard dans un hôpital psychiatrique d’une bourgade russe, également évoquée dans Kolkhoze.

[8] C’est Jean-Philippe Toussaint qui relève l’usage que fait l’auteur de Crime et châtiment de ce « plus tard », dans l’entretien publié dans l’édition du roman de Dostoïevski chez Flammarion (2004).

[9] Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Corti, 2023.

[10] Sur la légende du « Prince Igor », voir Mikhaïl Chichkine, La paix ou la guerre. Réflexions sur le « monde russe », Les Éditions Noir sur blanc, 2022.