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Antonio Carlos de Souza Lima et Edmundo Pereira : « Parler du Musée National, c’est parler des peuples indigènes et de l’histoire du Brésil »

Journaliste – Agencia Publica

Le Musée national de Rio de Janeiro a perdu presque la totalité de ses collections dans l’incendie déclenché le 2 septembre dernier. Dans cet entretien, Edmundo Pereira, directeur du Département d’Anthropologie, et Antonio Carlos de Souza Lima, professeur d’ethnologie amérindienne au Musée National, décrivent l’ampleur des pertes et les conséquences dramatiques de cet incendie pour l’ethnologie, la culture brésilienne, la science.

Des visiteurs parcourent la pelouse de la Quinta da Boa Vista, un parc de la zone nord de Rio de Janeiro, certains les yeux en l’air, quand d’autres s’arrêtent pour prendre une photo. « Arthur est venu ici avec l’école » ; « Moi, j’ai une photo de dinosaure que j’avais prise ici » ; « J’avais besoin de venir pour voir, c’est un sentiment de perte » ; « Mes enfants ne pourront plus venir ici ».  Quelques jours après l’incendie, devant les ruines du Musée National, on entend encore les lamentations de gens qui savent avoir perdu un peu de l’histoire récente de leurs propres vies, et beaucoup d’une histoire bien plus grande.

La vice-directrice de l’institution, Cristiana Serejo, a déclaré que l’incendie avait détruit près de 90% des collections. Avec près de 20 millions d’objets, c’est une grande partie de l’histoire brésilienne qui vient de partir en fumée : « C’est l’histoire brésilienne dans ce qu’elle a de plus étincelant et de plus cruel », résume le chef du Département d’Anthropologie du Musée National, Edmundo Pereira, avec qui nous avons eu l’occasion de discuter. Pour lui, comprendre les collections du Musée National, c’est comprendre le Brésil, « une histoire coloniale où beaucoup d’objets proviennent de processus très violents ». Edmundo Pereira était en charge de la gestion des collections du Musée et venait justement de commencer un vaste travail de numérisation des fonds.

Dans ces locaux, il y avait aussi le département d’anthropologie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), où Antonio Carlos de Souza Lima, professeur d’ethnologie amérindienne, a fait ses études. Il a aussi contribué à des recherches essentielles pour la reconnaissance et la cartographie des terres indigènes au Brésil, ainsi que pour l’adoption de mesures de discrimination positive en faveur des Amérindiens. Ce professeur, qui a travaillé dans différents secteurs du musée pendant 38 ans, affirme que les subventions du Musée National, reversées par l’UFRJ, ont brutalement chuté depuis l’approbation de la Proposition d’Amendement Constitutionnelle (PEC) du Plafond des Dépenses Publiques, en 2016, mais que le manque chronique d’investissements publics dans l’institution relève d’une histoire bien plus ancienne.

Souza Lima et Pereira décrivent les objets et collections perdus, en insistant sur les artefacts des peuples indigènes, les objets du folklore brésilien, afro-brésiliens, africains et ceux de cultures qui n’existent plus. « Le Brésil est composé d’une multitude de peuples. Tout cela a brûlé. Il s’agit d’un patrimoine irrécupérable. Ce que nous pouvons faire désormais, c’est construire un patrimoine avec le Brésil du 21esiècle», regrette le professeur Souza Lima.

Quelles histoires et relations entretenez-vous avec le Musée National ?
Antonio Carlos de Souza Lima : Au cours de mon master, j’ai commencé à étudier les populations indigènes et découvert que cette institution était exemplaire parce qu’elle suivait un esprit moderne toujours renouvelé. C’était une maison où l’on faisait de la science 24 heures sur 24 parce qu’on croyait en l’importance de la connaissance pour la vie humaine, pour la transformation du pays, et par engagement vis-à-vis des populations. L’institution avait déjà une longue tradition d’étude des peuples indigènes et ici j’ai rencontré des professeurs qui ont été des pierres angulaires de l’ethnologie au Brésil. L’un d’eux, le professeur João Pacheco de Oliveira, est devenu mon directeur de master : une personne engagée vis-à-vis des Indiens Tikuna et de tous les peuples indigènes du Brésil. C’est dans cette tradition que je me suis formé. Dans une institution où la précarité matérielle était immense, disposant de moyens toujours insuffisants, reversés par le ministère de l’Éducation à l’université, et de l’université au Musée. Depuis que je suis arrivé ici, nous avons tenté plusieurs fois de retirer toutes les collections pour les mettre à l’abri dans d’autres bâtiments. C’est un vrai bazar : toute cette zone de végétation par exemple appartient au Jardin Botanique du Musée National, mais l’IBAMA (l’Institut en charge de l’Environnement et de la Conservation) se croit compétent pour agir, l’IPHAN (Institut en charge de la protection du patrimoine historique national) tente aussi de s’immiscer. Tout cela serait très bien si les choses fonctionnaient correctement, mais cela entrave en vérité tout projet de rénovation.

Edmundo Pereira : C’est un drame personnel pour moi qui ai fait dans cette maison mon master, mon doctorat et qui y suis maintenant enseignant et chercheur. J’ai occupé plusieurs postes administratifs et je travaille de près avec tous les collègues du domaine de l’ethnologie amérindienne. Tout ce que je suis aujourd’hui, je le dois en grande partie à ce lieu : ce que je suis professionnellement, ce que je suis comme citoyen, comme diffuseur d’un savoir scientifique construit en collaboration avec les populations indigènes, avec des populations quilombolas, avec des mestres (maîtres de la culture populaire).  C’est le deuil de quelqu’un qui a perdu un proche, de quelqu’un qui travaille pour la science et pour l’éducation, deux outils fondamentaux pour la consolidation d’une culture brésilienne plurielle, responsable, qui respecte les différences. Il se mêle à tout cela une dimension très personnelle.

Aujourd’hui, grâce à l’anthropologie, je suis devenu une personne meilleure. C’est l’anthropologie qui m’a donné des instruments pour comprendre qu’il y a beaucoup de choses que j’ignore. D’où une immense tristesse, qui maintenant commence déjà à s’estomper du fait de toute l’émotion provoquée par tous les gestes de solidarité. Le deuil, c’était hier, aujourd’hui il faut réfléchir à ce que nous allons faire pour renouer les liens et réaffecter les gens. Les collègues d’archéologie vont avoir beaucoup de travail parce que cet endroit va devenir un grand site archéologique, pour que nous puissions lentement reconstituer et restaurer ce qui peut l’être. Au sujet des polémiques politiques actuelles, elles nous embarquent sur le train de l’hypocrisie, où chacun se défausse de ses responsabilités. Une sacrée hypocrisie : cela fait des années que nous demandons de l’aide. Et nous n’avons pas fait que demander : cela voulait dire aussi monter des projets, organiser des réunions, des commissions, rédiger des avis d’expertise, tout ce qu’implique la sollicitation et la gestion de fonds publics. Maintenant, ma génération est face à une urgence qui va nous demander beaucoup de travail, un travail qui ne sera qu’un début. Toutes les générations vont devoir travailler, nous ne sommes que la première graine. Nous allons devoir travailler durant de longues années pour avoir une base sur laquelle on pourra reconstruire.

Quelles recherches et travaux avez-vous menées au Musée ?
Antonio Carlos de Souza Lima : J’ai terminé en 1985 mon mestrado (thèse de 3èmecycle) sur la politique indigéniste brésilienne. Nous avions entamé un grand projet de cartographie des terras indigenas, les territoires autochtones (amérindiens) du Brésil qui recensait 518 territoires autochtones ; aujourd’hui on en recense 670. Une recherche énorme, menée en collaboration avec d’autres organisations, et qui a duré huit ou neuf ans, mais qui dès le début a soulevé des arguments en faveur de l’idée de terres traditionnellement occupées. Nous faisons partie d’un grand collectif de chercheurs, avocats et indigènes qui a défendu et établi les bases scientifiques – il ne s’agit pas juste d’opinion ou de fraude comme l’affirment certains – d’un droit autochtone brésilien territorial et foncier.

En 1988, plusieurs postes de professeurs ont été mis au concours et je suis passé en deuxième position, après Berta Ribeiro, l’une des principales spécialistes en ethno-technologie au Brésil. Le musée accueillait également l’une des principales spécialistes en culture matérielle indigène, Maria Heloísa Fenelon Costa, qui a créé le domaine de l’ethno-esthétique au Brésil.  En 1994, j’ai intégré le Programme de Troisième cycle en Anthropologie Sociale où j’avais été formé, et dont je suis devenu coordinateur. On manquait cruellement d’enseignants à l’époque, parce qu’il n’y avait pas de recrutements. L’étouffement de l’enseignement public est très ancien, cela dure depuis plusieurs générations. Le Musée National était lié à l’université, mais il avait un statut d’institution nationale, établi par un décret gouvernemental qui n’a jamais été révoqué. Le Musée a ainsi siégé dans les principaux conseils administratifs de divers domaines tout au long de l’histoire de la République : le Conseil forestier, qui est ensuite devenu le Conseil de l’Environnement, le Conseil National de la Protection des Indiens, et jusqu’à ce jour le Conseil National du Patrimoine Artistique et National. Toute ma vie professionnelle est liée à ce lieu. J’ai développé des projets de recherche sur les politiques indigénistes, j’ai dirigé des étudiants sur une variété de sujets, pendant quatorze ans j’ai développé des travaux pour encourager la présence indigène dans l’enseignement supérieur, un ensemble d’actions en faveur de la discrimination positive.

Edmundo Pereira : Je suis rentré ici via un concours pour ethnologue (spécialiste des Amérindiens). Je suis de ceux auxquels on a confié la tâche de gérer les collections ethnologiques (amérindiennes). C’était un travail très dur, très routinier, un travail de l’ombre qui est le lot commun de tout responsable de collection. J’ai aussi eu pour mission de commencer la numérisation des matériaux. Cela représentait environ quarante-deux mille objets, dont trente mille appartenant aux populations indigènes. Sans parler des autres collections plus petites mais non moins importantes comme les collections africaines, les collections afro-brésiliennes, les collections asiatiques ou du Pacifique. Je devais donc inventorier et localiser tous ces objets.

Nous avions cartographié la première réserve d’archive et une partie de la seconde. Nous étions arrivés à localiser et à indexer treize mille objets. C’est un projet qui prend maintenant un caractère historique, ce qui d’ailleurs va nous permettre de rester optimiste dans la suite de notre travail. Nous avions commencé à mettre tout cela en ligne, sur le site du Musée National. Du point de vue amérindien – celui que je maîtrise le mieux –, on parle de près de 300 peuples. On parle des collections du peuple Iny, traditionnellement connu sous le nom de Karajá, du peuple Magüta, aussi connu comme Tikuna.

Ces collections s’accumulent depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle, elles nous racontent l’histoire de ces peuples, de leur patrimoine matériel, les matières premières qu’ils utilisaient, leurs techniques de construction, sans parler de la signification symbolique de ces objets, en particulier les objets religieux. Ces collections nous permettent de retracer l’histoire de ces peuples, et en ce sens de retracer l’histoire du Brésil. L’anthropologie a participé aux processus coloniaux, comme l’illustrent les collections du dix-neuvième et début du vingtième siècle. C’était une histoire critique que nous étions en train de commencer, une histoire de l’occupation du territoire national, des fronts pionniers, qui est aussi l’histoire de l’anthropologie, de la science, de la promotion de l’éducation et de la muséologie brésilienne.  Nous étions en train d’organiser tout cela pour mettre le catalogue général à disposition du public.

Nous avions terminé la phase de numérisation de la collection Karajá et on avait organisé la salle d’Afrique, avec tout un travail de production de matériaux didactiques gratuits en ligne. J’étais en train de travailler sur la reconstruction de la collection du Pacifique, une collection très ancienne, datant pour l’essentiel du début XIXe siècle, dont les objets étaient fondamentaux pour comprendre pourquoi des collections Maori, des collections hawaïennes et des collections des Îles Fidji s’étaient retrouvées au Brésil. Qu’est-ce qu’elles faisaient là ? Elles étaient le reflet de tout un processus de conquête du Pacifique et de la place stratégique qu’occupait Rio dans ce monde d’empires d’outremer et d’expéditions scientifiques, missionnaires et militaires. C’est l’histoire du Brésil dans ce qu’elle a de plus étincelant et de plus cruel. Que reste-t-il désormais de tout cela et que pouvons-nous faire? Il reste les matériaux numérisés : l’inventaire initial (13 000 objets), l’ensemble des photos de la collection Karajá, de la collection Tikuna, de la collection Afrique. Nous venions juste de participer au processus de patrimonialisation des poupées Karajá, les Ritxòkò.

Actuellement, nous nous organisons pour demander à tous ceux qui sont passés par la maison d’aider à reconstruire numériquement ce qui peut l’être. Nous allions accueillir la semaine prochaine un collègue et professeur indigène Suruí pour venir découvrir les collections. Quand il a su ce qui s’était passé, il nous a fait don de plusieurs objets pour commencer à recomposer la collection. C’est donc notre devoir professionnel que de commencer à travailler tout de suite, mais sur la base d’autres rapports. Parce que si cette histoire n’est pas qu’une histoire étincelante, mais aussi une histoire cruelle, c’est parce que c’est une histoire coloniale, où beaucoup d’objets sont le fruit de processus très violents. Tout cela inscrit notre responsabilité patrimoniale dans un horizon de recomposition sérieuse des rapports avec les peuples autochtones, de recomposition de liens qui vont nous permettre d’acquérir de nouvelles collections et de reconstruire nos archives.

Certains groupes ou populations ont-ils déjà demandé la restitution d’objets du Musée ?
Edmundo Pereira: En 2012, si je ne me trompe pas, quand nous avons inauguré l’exposition des coiffes en plumes Karajá, ils nous ont demandé de ne pas exposer certains masques. On utilise les termes de rapatriement, restitution, négociation de l’exposition, mais cela veut aussi dire une recomposition des rapports. Ces masques Karajá, qui étaient liés à des aruanã, des entités spirituelles pour eux, ont été retirés de la vitrine. Il y a aussi le cas d’une historienne, Marisa Soares, qui était responsable des collections de la Salle Afrique. Quand elle a été au Bénin pour retrouver la trace des descendants du roi Adandozan, qui à l’époque du roi Jean VI de Portugal (alors installé au Brésil), avait donné un trône, entre autres objets, elle a été confrontée à une demande de restitution de ce trône. Marisa a alors retrouvé une lettre d’Adandozan (de 1810) à destination de Jean VI qui lui donnait le trône en cadeau. Deux semaines avant l’incendie –  je pense qu’on peut maintenant le rendre public – nous avions débuté le rapatriement de deux restes humains Maori, nous allions commencer la négociation.

Qui avait fait la demande ?
Edmundo Pereira:C’était le Musée Te Papa, qui est actuellement le plus grand musée ethnographique de Nouvelle Zélande. Ce sont les diplomates qui se sont occupés de la médiation, mais la demande avait été formulée par des Maori à l’occasion d’une visite. Une importante école d’art Maorie est venue nous visiter il y a trois ans. Ils avaient déjà connaissance de ces deux restes humains, qui appartenaient à deux chefs Maori. Maintenant, je pense que nous allons faire un rapatriement virtuel, parce que nous avons toujours les photos de ces deux têtes. La relation que nous étions en train de créer allait offrir une fantastique opportunité de coopération. Les Néozélandais avaient souhaité devenir les mécènes de la salle, ils allaient nous aider en nous donnant des informations sur notre collection. Nous allions aussi démarrer un travail de coopération internationale avec d’autres musées, pas que des musées d’anthropologie, mais dans tous les domaines. Il y avait tout un monde  en train de s’ouvrir à nous.

Comment était le quotidien du musée ?
Antonio Carlos de Souza Lima : Le musée a toujours abrité des collègues de biologie, géologie, paléontologie parce que leurs laboratoires y étaient installés. Je suis souvent sujet à des allergies, qui ont à voir avec le temps que j’ai passé au Musée National, un immeuble classé monument historique, construit sur des bases différentes de celles d’aujourd’hui, et – donc – un immeuble extrêmement humide. Toute la partie plus récente de mon matériel de recherche se trouvait dans ma salle, des exemplaires de livres que j’ai publiés, des données. Tout cela a brûlé. La documentation des quatorze années de travail sur la discrimination positive, tout cela je l’ai perdu. J’ai souvent occupé des postes administratifs, mais j’ai toujours essayé d’être le plus présent possible au sein de l’institution. Le musée était ma base. Mais quelle base ? Une base où l’internet tombait en panne deux à trois fois par jour parce qu’il s’agissait d’un immeuble ancien et que l’on ne pouvait pas se mettre à percer les murs n’importe comment ni même les truffer de câbles. Le Wifi à certains endroits avait beaucoup de mal à circuler, même avec tous les relais de connexion, tant les cloisons étaient épaisses et humides. Il y avait fréquemment des coupures d’électricité. Je me rappelle des années 1980, quand même le paratonnerre ne fonctionnait pas – pendant les orages, on voyait les plaques des paratonnerres chuter dans la cour intérieure du musée.

L’immeuble avait déjà été dans un bien pire état, mais les directions ont lutté contre cela à partir des années 1990 surtout, et ont réussi à faire beaucoup de choses. Nous avions obtenu des fonds de la Petrobras, qui aujourd’hui n’a plus d’argent du fait de la crise que nous traversons. Mais plein de choses que nous avions prévues et qui exigeaient davantage d’argent, nous ne les avons jamais obtenues. Maintenant, après cinq années de très pénibles négociations, nous étions sur le point d’obtenir des fonds de la Banque Nationale du Développement Économique et Sociales (la BNDES) pour construire de nouveaux bâtiments. Des professeurs avaient travaillé quatre années pour que cet accord soit signé, et là, quand finalement il a été signé, la Loi Électorale a interdit le transfert des fonds jusqu’à l’an prochain – du fait de la proximité des élections présidentielles et législatives. Les problèmes bureaucratiques rendaient notre quotidien ardu. Cela ne veut pas dire que nous aimions moins notre institution ou que nous étions moins présents dans le bâtiment. Le bâtiment, ce n’est pas le musée, le bâtiment, c’est un immeuble de l’Empire, la semence du musée est arrivée avec l’Empire. Le musée est indiscutablement l’institution mère de la science au Brésil. Il y avait des moments où, en été, dans l’abandon dont souffrait la ville de Rio, nous n’avions plus d’électricité et nous devions travailler à la maison. Le personnel administratif accomplit encore aujourd’hui de vrais miracles pour arriver à maintenir une routine avec très peu de moyens. Nous avions très peu de personnel administratif, nos conditions de travail ont toujours été très difficiles. Une partie de ces difficultés était liée au fait qu’il aurait fallu vider et restaurer intégralement l’immeuble sur le plan architectural et historique, le remettre en état pour qu’il serve uniquement comme lieu de visite, mais jamais comme espace de recherche, département, archives, réserve pour des collections de toute sorte, comme c’était le cas.

Je me suis toujours soucié de dire à mes étudiants qu’ils devaient connaître le Musée National. Que nous, nous n’étions pas une formation de troisième cycle et un département universitaire avec un cours de licence comme les autres facs. Nous étions une institution qui ne faisait pas que produire du savoir, mais qui conservait aussi des archives, qui représentait la nation et qui avait un rôle extraordinaire de diffusion du savoir scientifique. Je leur ai toujours dit qu’ils devraient venir ici les samedis et dimanches pour voir toute la vie que le musée recevait, combien étaient présents ici au musée les couches populaires, les habitants des banlieues de Rio, du fait de la facilité d’accès par train ou métro, comment elles étaient en quête de savoir. Certains racontent cette bêtise que le Brésil ne veut pas avoir de mémoire ! Ceux qui ne veulent pas avoir de mémoire et se pensent européennes, ce sont nos élites incultes, qui se croient si supérieures ! Les gens ont toujours voulu ardemment voir les dinosaures, les objets indigènes, les espèces rares de coraux, de poissons et de plantes, les mammifères et les oiseaux, en plus des momies. Tous ceux qui travaillaient ici entendaient les histoires de ceux qui ont vécu leur enfance à l’époque où le musée faisait partie de la vie palpitante de cette ville.

Comment étaient alloués les fonds pour investir dans le musée ?
Antonio Carlos Souza Lima : Au milieu du vingtième siècle, le musée est passé sous le contrôle de l’Université du Brésil (actuelle Université Fédérale de Rio de Janeiro), mais a gardé un statut différent. A mesure que les universités se sont uniformisées, les musées à l’intérieur des facs sont devenus des institutions compliquées à gérer, car ils demandaient toujours plus de fonds pour le travail de conservation et de traitement des collections. Une bonne part des recherches que nous faisons génère des archives, sous forme de cassettes, d’entretiens, de photographies, de films. Dans le cas de l’anthropologie, des artefacts indigènes ; des espèces animales dans le cas des collègues biologistes ; des artefacts préhistoriques dans le cas des archéologues ; des cassettes des collègues de linguistique, qui possédaient tout un matériel de langues qui ne sont plus parlées au Brésil, qui a été entièrement perdu.

Ce financement, l’université n’a jamais eu les moyens de le garantir. Tout comme aujourd’hui, l’argent qui paie le personnel de l’Université et du Musée National vient directement du Trésor Public, sous la forme de salaires. Il ne passe ni par les caisses de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), ni d’aucune autre université. L’université touche de l’argent pour payer les dépenses d’entretien, et celui-ci s’est fait de plus en plus rare. À cause de la PEC (Proposition d’Amendement Constitutionnel) qui a gelé les investissements publics pendant 20 ans dans de nombreux secteurs, les dotations de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro ont décliné brutalement et les subventions au Musée National ont elles aussi chuté brutalement. C’est une contre-vérité que d’attribuer la cause du problème à une mauvaise gestion de l’UFRJ ; nous n’avons jamais eu les conditions institutionnelles, bureaucratiques et administratives, ni même une volonté du patronat brésilien, par exemple, pour coopérer avec cette institution et lui donner de l’argent sous la forme d’un patrimoine. Il court une rumeur, déjà démentie, selon laquelle le Musée National aurait refusé un apport de 80 millions de réaux de la Banque Mondiale. Sous la gestion de l’anthropologue Luiz Fernando Dias Duarte, le Musée National a travaillé avec la Banque Mondiale pendant des mois pour élaborer un projet. Alors que le projet était déjà pratiquement conclu, la Banque Mondiale a mis fin aux discussions parce qu’elle avait changé ses priorités. Nous avons d’énormes difficultés pour obtenir des financements. Nous avons toujours eu des partenariats avec des ONG, et une partie de la restauration du musée a été faite grâce à des fonds qui nous sont venus de l’Institut Herbert Levy. Une bonne part des bonnes conditions dans lesquelles se trouvaient nos collections étaient due aux très importantes donations d’une fondation créée pour soutenir les musées brésiliens, la Fondation Viter. Elle a été un cas rare dans le privé, elle a été construite pour exister pendant dix ans et a été essentielle à la restauration de nos collections, toutes celles qui viennent de brûler. Nous tous nous savions, nous dénoncions et nous répétions que nous avions besoin de moyens pour combattre les incendies, ce qui ne pouvait être obtenu qu’en sortant du palais la plus grande part de l’institution. Pour cela, il nous fallait de nouveaux bâtiments.

Quel était l’histoire des archives ethnographiques ?
Antonio Carlos Souza Lima : Dans le Palais Impérial de la Quinta da Boa Vista, il y avait, jusqu’à ce que le feu consume tout dimanche, les expositions permanentes du Musée National – quelques-unes présentant leurs objets les plus précieux et les plus représentatifs –, le service d’aide à l’enseignement, la direction et l’administration centrale du musée. C’est là aussi qu’il y avait les cours de master et de doctorat en anthropologie sociale, une bibliothèque d’anthropologie construite en près de cinq décennies et considérée comme l’une des plus importantes du Brésil, et possiblement de toute l’Amérique Latine, et les départements d’anthropologie, de zoologie et de botanique. Une partie de ce qui a survécu se trouve dans les bâtiments du Jardin Botanique, qui se situe aussi dans le parc de la Quinta da Boa Vista. La grande bibliothèque du musée, la Bibliothèque Générale du Musée National, une vaste bibliothèque qui contient des œuvres rares, se trouve également dans le Horto Botânico (le jardin botanique), dans un autre bâtiment, ainsi que les archives sur les vertébrés et de botanique. Tout ce matériel et un bout des collections d’invertébrés ont pu être sauvés. Mais là, dans le bâtiment principal qui a brûlé, il y avait la plupart des collections malacologiques – liées à l’étude des mollusques –, tout le matériel d’entomologie – la science de l’étude des insectes –, tout le matériel linguistique, il y avait aussi les équipements des différents chercheurs qui travaillaient dans des laboratoires et recevaient le matériel résultant de fouilles archéologiques, des collections d’archéologie historique, du matériel égyptien qui contenait des momies.

Le musée possédait une des trois momies qui présentaient des similarités, des singularités par rapport à toutes les autres rencontrées. Nous n’étions pas le musée d’un grand empire européen, mais dans les bagages de la famille royale, puis dans les dots des épouses des empereurs Pierre Premier et Pierre II, sont venus à nous des collections de la plus haute importance. L’empereur Pierre II s’était efforcé d’acheter des collections rares. Il y avait une collection très importante d’objets d’usage quotidien dans le monde gréco-romain, ce qui n’est pas si fréquent dans la plupart des musées ailleurs dans le monde. On trouvait aussi tous les objets des peuples autochtones du Brésil depuis le XIXsiècle, des objets de peuples qui n’existent plus, des objets de peuples qui ne les fabriquent plus parce qu’ils ont été opprimés par le colonialisme interne et ont abandonné ou n’ont plus eu accès aux matériaux nécessaires à leur confection. Il en va de même pour tout le matériel relatif à ce que l’on appelait l’ethnologie régionale, que beaucoup appellent folklore, venu de tout le Brésil, une collection d’objets africains et afro-brésiliens, précieux du fait de l’exemplarité de certaines œuvres. Une défense d’éléphant en ivoire sculpté, des plus significatives, qui n’existe dans aucun musée au monde. Il en est de même pour le matériel des peuples d’Afrique, comme il y avait tout un ensemble relatif aux cultes afro-brésiliens, aux populations noires de différentes régions du Brésil, et emblématique de l’identité de tous ces peuples. Nous étions prêts à recevoir, à la demande de responsables religieux afro-brésiliens de Rio de Janeiro, des objets des cultes afro-brésiliens de Rio de Janeiro, appréhendés autrefois par la Police Militaire. Le Brésil est composé d’une multitude de peuples. Tout cela a brûlé. Il s’agit d’un patrimoine que nous ne pourrons ni retrouver ni restaurer. Ce que nous pouvons faire désormais, c’est construire un patrimoine avec le Brésil du XXIesiècle et grâce à la solidarité d’autres institutions qui pourraient nous donner des œuvres. Concernant les peuples amérindiens, le Museu Goeldi, musée d’histoire naturelle et d’ethnographie située dans la ville de Bélem, Etat du Para, a une collection en partie proche, mais peut-être pas dans son volet africain ni dans son volet régional – nous disposions de matériaux sur la vie sertaneja, la vie dans les campagnes reculées du Nordeste brésilien, sur ce que l’on appelait les types humains au Brésil, sur les dentelles et dentellières du Nordeste, sur les bolas des gaúchos, habitants du sud du Brésil de la pampa, les canoës, les rames, les tabourets, les tambours, les objets musicaux les plus variés des peuples autochtones, africains, afro-brésiliens et régionaux. Tout cela n’existe plus.

Pouvez-vous nous raconter l’histoire de quelques oeuvres du musée ?
Edmundo Pereira : La première œuvre, ce sont les deux têtes de chefs Maori de Nouvelle-Zélande. D’abord parce que ce ne sont pas des objets, ce sont des êtres humains qui ont été transformés en artefacts muséaux. Il y a donc une leçon à tirer sur ce qu’est la muséologie, ce qu’est l’anthropologie, et sur les douloureux processus que ces deux têtes révèlent, les guerres intertribales Maori, l’intensification de ces guerres par le processus colonial britannique. Pour vous donner une idée, à partir de 1820, ce genre de tête tatouée embaumée était échangé comme un symbole de la violence subie. Je vais vous raconter l’histoire de la coiffe en plumes des Karajá, symbole de beauté, de savoir ornithologique, de connaissance technique, des objets magnifiques. Non sans raison, Darcy Ribeiro, ethnologue fondatrice du Musée de l’Indien de Rio de Janeiro, qualifiait les coiffes en plumes des Amérindiens de « joyaux ». Autrement dit, toute la puissance qu’on trouve ici vient de personnes qui avaient une esthétique et un savoir biologique très fins. Parce qu’il ne suffit pas de tuer un oiseau, vous devez créer une dynamique avec l’environnement pour continuer à obtenir des plumes. La troisième œuvre, nous l’avons trouvée dans les cendres : ce sont des objets de quartz qui résistent au feu, les labrets Karajá, un ornement porté sur les lèvres pour les rituels, comme un symbole d’espoir, d’horizon et de futur. On a déjà commencé à y réfléchir : qu’est-ce qui a pu résister au feu ? Donc l’espoir aujourd’hui, c’est cet ensemble de labrets, qui ont une force religieuse et sont traités avec beaucoup de soin, beaucoup de précaution. C’est ce qu’on va retrouver dans les cendres de l’ethnologie.

Qu’est-ce que signifie la perte de toutes ces archives ?
Antonio Carlos Souza Lima : Cela signifie la perte de références fondamentales de notre histoire sociale et culturelle, cela signifie la perte d’emblèmes et de supports de la mémoire, qui étaient fondamentaux en tant qu’ils documentaient des moments de la vie de différents peuples du Brésil et du reste du monde. Cela ne concernait pas que le Brésil, c’était des artefacts des Maori, du roi hawaïen en voyage partout dans le monde, qui s’arrêta à Rio de Janeiro et donna son manteau à l’empereur, des preuves que nous avons toujours fait partie de ce monde, et tout spécialement Rio de Janeiro, capitale de la République.

Un collègue vient juste de passer et je me suis dit : « Il faut que je déjeune avec lui avant d’aller au Fundão (campus de l’UFRJ) ». Et j’ai pensé au restaurant où nous nous réunissions à l’heure du déjeuner, ce n’est pas par hasard qu’on appelait ce lieu « la maison ». Et maintenant je me rends compte qu’il n’existe plus. Ce que nous pouvons faire, c’est partir en quête de solidarité pour recomposer des parts de notre passé, documenter le présent et créer l’avenir. Car, contrairement au génocide, qui fait disparaître les vies humaines à jamais, il n’y a pas d’ethnocide qui ne puisse connaître de retour en arrière.

Traduit du portugais par le collectif de soutien au Museu Nacional (https://soutienmuseu.weebly.com/)

Article original publié par www.apublica.org le 10/09/2018 : https://apublica.org/2018/09/falar-do-museu-nacional-e-falar-dos-povos-indigenas-da-historia-do-brasil/


Gabriele Roza

Journaliste – Agencia Publica