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Michal Rozin : « En Israël, les vrais défenseurs de la démocratie sont en position difficile »

Historien et sociologue

Réélue il y a quelques jours à la Knesset, Michal Rozin est membre du parti Meretz et voix de la gauche israélienne. En Israël comme ailleurs, le clivage libéral-conservateur est déterminant. Alors qu’on commence à renoncer sérieusement à l’hypothèse de deux États, ce clivage redistribue, à l’intérieur de chacun des camps (religieux et laïcs, juifs et Arabes, mizrahim et ashkénazes, hommes et femmes…), les oppositions.

Née en 1969, Michal Rozin est une personnalité majeure de la scène politique de gauche, et de l’activisme social en Israël. Assistante parlementaire de Yaël Dayan – du Parti travailliste (1993) – puis de Naomi Hazan – de Meretz, de 1994 à 1998 –, elle quitte ensuite la politique pour l’activisme social, luttant pour l’égalité et contre les discriminations envers les minorités ethniques et sexuelles, thème qui sera aussi au cœur de son activité parlementaire. Elle a été notamment conseillère de l’Union des citoyens originaires d’Ethiopie. De 2008 à 2013, elle a été directrice générale de l’Union des centres d’aide aux victimes de violence sexuelles. Très attachée à son identité juive, elle milite aussi pour la promotion d’un judaïsme libéral. Elle revient à la politique en 2013, réélue trois fois depuis sur la liste de Meretz, le seul parti de l’échiquier politique israélien à s’affirmer sioniste et de gauche. Elle a été active dans le vote et l’amendement de lois contre le harcèlement sexuel, le harcèlement au travail, et pour le logement public, entre autres. Nous nous sommes entretenus avec elle quelques jours après sa réélection en quatrième position sur la liste Meretz, après une campagne lourde où le parti était menacé de ne pas atteindre le seuil d’éligibilité de 3,25% des voix et de disparaître de la Knesset. Dans cette campagne, Meretz s’est tourné vers les Palestiniens d’Israël, avec un certain succès puisque plus d’un vote sur quatre en faveur du parti est venu de cet électorat. J.B.

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Comment se présente le paysage politique israélien après les élections ? Tout le monde commente le glissement à droite, l’effondrement de la gauche, le triomphe de Netanyahu ?
Triomphe relatif, glissement à droite moins neuf qu’on ne le dit. On commente sans fin les changements, les recompositions, la poussière de partis qui s’allient pour se brouiller peu de temps après, ceux qui font crier à la nouveauté pour disparaître aussitôt. Commençons par insister, au contraire, sur les nombreuses continuités. À commencer, dans mon camp, par l’éternel « examen de conscience » de la gauche, depuis l’effondrement d’Oslo. Au sein de Meretz, au sein du Parti travailliste, on se demande pourquoi notre campagne n’est pas bonne, pourquoi nous échouons, et bien sûr, comment il est possible que Netanyahu, avec tant de casseroles, et malgré les lois anti-démocratiques, la politique anti-libérale (au plan politique), soit réélu.
Nous devons d’abord accepter la réalité avant de questionner la communication. Notre parole proprement politique ne porte pas, et de moins en moins ; la société israélienne depuis l’origine est une société tribale, même si c’est devenu plus visible, et plus marqué avec le temps. Depuis l’origine, les kibboutz et les laïcs libéraux votaient Mapaï, littéralement « le parti des travailleurs d’Israël », les religieux pour les partis religieux. Il y a eu bien sûr des complications et des divisions. La plus frappante a aussi été durable : quand les religieux mizrahim (descendants des communautés juives du Moyen-Orient – ndlr) se sont sentis maltraités dans le parti ultra-orthodoxe, cela a conduit à la création du parti Shas en 1984, qui gagnera 17 sièges lors de l’élection de 1999, en attirant beaucoup de Mizrahim non orthodoxes ou même laïcs, mais cela sera son sommet ; aux dernières élections, il s’est s’en est bien sorti avec 8 sièges. Le deuxième phénomène est l’apparition d’un parti « russe », après l’immigration massive des années 1990 : Israël Beitenu («Israël notre maison ») d’Avigdor Lieberman, qui s’est maintenu avec 5 sièges. La tribalisation a été accompagnée d’une relative dépolitisation de certains enjeux, elle est plus fondamentale que jamais pour comprendre la société israélienne, y compris au sein de partis ou de groupements eux-mêmes divisés.

Un autre élément de continuité, c’est l’irruption du militaire providentiel. Il y a vingt ans déjà, Amnon Lipkin Shahak explique à Haaretz que « le parti travailliste est trop marqué à gauche, qu’il faut créer un parti centriste avec des défaitistes de la droite »… Vieille affaire.
Certainement. Ce général censé bousculer le jeu politique suscite souvent de grands espoirs, lesquels sont de plus en plus souvent déçus. Rabin a représenté un réel changement, à leur façon Ehoud Barak et Sharon nouvelle version en 2001. Mais à côté d’eux, combien de pétards mouillés. Gantz est banal dans sa posture, dans le caractère très flou de son message, original dans ses têtes de liste : trois généraux pour le prix d’un ! Il a voulu lui aussi marteler le message sécuritaire, se démarquer d’une gauche soi-disant pacifiste.
Beaucoup de militaires rêvent de reconversion politique : deux généraux sont venus nous proposer de prendre la tête de Meretz, un à chacune des deux dernières élections. Nous leur avons poliment dit : c’est un parti démocrate, il y a des primaires, ils sont repartis, certains ont trouvé place ailleurs. Même le Parti travailliste a tenu à avoir « son » général, Tal Rousso, en deuxième position sur sa liste : comme vous avez vu, cela ne leur a pas empêché de s’écrouler.
Une autre continuité sur laquelle je voudrais insister, c’est qu’au-delà des tribus, un grand clivage traverse la société juive israélienne.

La question palestinienne ?
Justement pas ! Elle n’est plus centrale. Cela va au-delà de la droite conquérante et annexionniste. Même beaucoup de partisans des négociations sont aujourd’hui convaincus qu’elles sont impossibles, soit qu’on pense les Palestiniens fondamentalement hostiles, soit qu’on se résigne à la domination de la droite. De plus, les médias montrent peu ou pas les violences quotidiennes infligées aux Palestiniens dans les territoires (alors qu’elles sont très présentes dans les médias arabes, perçues au jour le jour par la population arabe d’Israël, ce qui renforce le clivage des deux mondes). Mais bien avant la question palestinienne, dans le monde juif il y a un clivage entre un monde libéral et un monde conservateur.
Avec Meretz, durant la campagne, nous sommes allés à Sdérot, la ville la plus exposée au tirs de roquette de Gaza, et nous avons rencontré des gens qui votent à droite, qui ne voteront jamais Meretz, mais qui pensent, comme nous (nous sommes les premiers à l’avoir dit) qu’il faut parler avec le Hamas à Gaza. Cela dit, ils ne sont pas libéraux, ils ne voteront jamais Meretz, ils ne partagent pas, par exemple, nos positions féministes ou en faveur des LGBT. Mais ce n’est pas sur la question de l’occupation que nous nous séparons d’eux, d’abord. Cela touche à l’identité des citoyens, au-delà de l’orientation proprement politique.

Cela recoupe la capacité à tolérer, à accepter les Arabes ?
En partie. On a l’image d’un public laïc, éduqué, antiraciste. Sur ce sujet, commençons par rappeler que tout le monde a en lui une pointe de racisme, et celui qui dit qu’il ignore tout à fait la couleur, l’origine, est souvent le plus raciste de tous. Malgré cette réserve, il demeure que la capacité à accepter, à tolérer les Arabes, divise beaucoup la société israélienne, que l’intolérance va croissante.
Mais à nouveau, vous allez trouver des gens classés à droite et disposés à parler avec les Arabes (qu’ils le disent ou non). Et dans des milieux dits de gauche ou du centre, le refus de s’associer aux Arabes est répandu, on l’a vu avec la liste de Gantz, et son refus total, affiché, d’envisager une alliance avec les partis arabes après les élections.

En dehors de ce clivage, et des changements sectoriels dont le plus déterminant est sûrement l’importance croissante des Mizrahim, ce n’est sûrement pas pour rien qu’on parle de radicalisation religieuse ?
Oui, mais la radicalisation est mutuelle. Chacun se vit menacé par l’autre. En particulier, on n’en parle pas assez, la radicalisation des religieux est aussi une réaction à ce qu’ils vivent comme un hyper-libéralisme : relâchement des lois religieuses, des mœurs, tolérance sexuelle. Je suis née en 1969, j’ai grandi à Ramat Gan, une ville plutôt laïque. Tout était fermé le shabbat. On sentait beaucoup plus la présence des religieux. Mes enfants, nés dans les années 1990, vivent dans un monde différent, ne conçoivent pas de ne pas trouver une boutique ou un café ouvert le shabbat, et nous vivons à Petah Tikva, pas à Tel Aviv, notre capitale laïque. Pour les femmes, pour les jeunes, la société est beaucoup plus ouverte qu’elle ne l’a été. Les religieux sentent bien que les libéraux ont plus de place dans la vie publique, même si le pouvoir politique des religieux, leur représentation à la Knesset, a nettement progressé sur le long terme (et ils s’accrochent d’autant plus à leurs partis ; mais notez, à nouveau, comme c’est autant ou plus une question d’identité, un conservatisme social, qu’une question de plate-forme politique). Le monde ultra-orthodoxe est lui aussi plein de tensions intérieures, et le repli partisan sert à masquer cela. Le contrôle des rabbins sur l’usage des médias, du portable, de l’internet, se réduit par exemple. Ils ont leurs propres inquiétudes, ce qui renforce leur hostilité envers des menaces de changement qui ne sont plus seulement externes.

Ce clivage traverse-t-il aussi la société des citoyens palestiniens d’Israël, que les citoyens juifs vivent comme homogènes ?
Absolument, c’est un phénomène général. Si les Arabes d’Israël n’avaient pas été forcés à l’union partielle (qui d’ailleurs n’a duré que le temps d’une Knesset) par la loi sur le seuil d’éligibilité, on le verrait encore mieux : des débats similaires agitent le monde arabe d’Israël. Et à nouveau, c’est autant une question d’identité que de politique partisane. L’occupation, en particulier, ne fait pas grand débat chez les Arabes d’Israël. Ils sont pour un État palestinien, évidemment, mais ils veulent qu’on s’occupe de leurs problèmes, et ils se sentent menacés par les autres groupes, par les citoyens juifs en bloc, mais aussi entre groupes opposés dans leur propre société.

Entre libéraux et conservateurs, la question religieuse est centrale, il me semble. Intolérance des pratiquants de l’autre, besoin d’ouverture chez les laïcs ?
Le conflit libéraux-conservateurs traverse la conception du judaïsme, y compris chez des laïcs qui peuvent être conservateurs au plan religieux. Ici les choses sont complexes. Prenons mon cas : je suis une athée complète, absolue, mais je suis attachée au judaïsme, le judaïsme, c’est ma communauté, ma famille, mon histoire, mon patrimoine. Et je veux défendre mon droit à ce judaïsme, même si ma conception libérale du judaïsme ne fait pas l’unanimité. Récemment, lors d’une des conversations entre députés de tout bord à la Knesset, j’ai raconté au rabbin Litzman…

Précisons de qui il s’agit…
Yaakov Litzman représente le vieux parti ultra-orthodoxe Agudat Israel, lui-même membre du groupement Yaadut HaTorah (« Judaïsme unifié de la Torah »), le pendant ashkénaze de Shas. Ils ont obtenu 7 sièges. Litzman a été ministre adjoint de la Santé dans deux gouvernements Netanyahu. Je lui ai raconté que ma fille avait fait une bat-mitzva à la synagogue réformée de Tel Aviv, Beit Daniel – comme vous le savez, le courant réformé est tout à fait minoritaire en Israël. Je lui ai demandé ce qu’il aurait préféré, que ma fille fasse une fête, une prière rapide, ou apprenne vraiment quelque chose de sa religion, pour sa bat-mitzva. Il a ri, il a dit qu’elle se contente d’une fête. Une bar-mitzva féminine, que seules les libéraux pratiquent, ça ne l’intéresse pas mais il avait une forme de tolérance. Tenez-vous bien, les plus conservateurs ont été des députés laïcs, de droite comme de gauche, ils m’ont dit, que veux-tu changer à la tradition ? Pourquoi ne pas laisser les choses comme elles sont ? Cela reflète un courant « mainstream » de la société israélienne, dominant : on est laïcs mais on préserve un peu de tradition (qu’on délègue pour beaucoup aux religieux), on célèbre les grandes fêtes, on sert dans l’armée, on est patriote, on regarde le journal télévisé le plus populaire (Hadashot 12 – ndlr)
Cette opposition, cette radicalisation, entre libéraux et conservateurs, les Israéliens la vivent comme très israélienne, mais bien sûr il s’agit d’un courant occidental, que vous observerez aux États-Unis et dans beaucoup d’autres pays.

Pourtant, il y a bien eu des changements. Revenons à l’affaiblissement de la gauche. Que pouvait-elle proposer ? La négociation avec les Palestiniens, vous l’avez dit, on n’y croit plus. La social-démocratie ?
Le discours social-démocrate passe mal en Israël, même s’il a un peu progressé. Au fond, je crois que la majorité des gens pensent que le libre marché, le libéralisme économique prêché par la droite, mais aussi par une bonne partie de la gauche, depuis les années 1980, leur est favorable. Même si les thèmes de la justice sociale, du logement public, de l’État-providence, sont revenus dans le débat grâce à la révolte de 2011, le « printemps israélien », qui n’a pas été un échec de ce point de vue, le libéralisme économique est remarquablement prégnant en Israël. Même mon père a pu me dire : pourquoi veux-tu un impôt sur l’héritage ? Tu vas contre tes propres intérêts ? De ce point de vue, Israël n’est pas la Scandinavie.
On pourrait imaginer que la défense de la démocratie soit un thème central, clivant, proprement politique. Mais considérez les réactions à la vague de lois antidémocratiques des dernières années. Bien sûr, il y a la récente loi sur l’État-nation et le statut de la langue arabe, qui a contribué à renforcer l’abstention du public arabe israélien – mais celle-ci est très élevée depuis 2001. Il y a eu des lois moins remarquées : la loi de février 2016 donne à la police le droit de fouiller des citoyens dont la conduite leur paraît suspecte, sans qu’il y ait aucun comportement répréhensible : cela touche directement les Arabes, les Éthiopiens, les couches défavorisées en général.
Ce qui donne du terrain aux conservateurs, c’est qu’en Israël comme ailleurs nous avons élevé une génération, post deuxième guerre mondiale, post guerre froide, qui prend la démocratie comme un « état de fait », la liberté dont ils jouissent comme une donnée. Ils ne voient pas la menace que la montée de la droite peut constituer, y compris s’ils sont libéraux.

Mais il y a une dimension spécifiquement israélienne à cette faiblesse des valeurs démocratiques…
Oui, les juifs d’Israël ont pris l’habitude de considérer l’État, un État fort, comme le garant de leur sécurité, pas comme une menace. On accepte un niveau élevé de surveillance étatique. Lutter contre cela n’est malheureusement pas mobilisateur. Dans le parti fourre-tout de Gantz, il y a Yaïr Lapid, dont le parti Yesh Atid, créé avec succès en 2012 et opposé aux ultra-orthodoxes, s’est plusieurs fois aligné sur le nationalisme de Netanyahu, s’est prononcé contre les associations qui critiquent l’occupation, comme Breaking the Silence et Beit Tselem, qui révèlent toutes deux des violations des droits de l’homme dans les territoires occupés. Chez Gantz, il y a aussi d’anciens likoudniks dont un des artisans de la loi sur l’État-nation… Les vrais défenseurs de la démocratie sont en position difficile.
C’était très clair pour les jeunes qui ont voté pour Zehout (Identité), le parti créé par Moshe Feiglin et qui n’a pas franchi le seuil d’éligibilité. Si l’on met à part la fantaisie du personnage, et la proposition de libéraliser la marijuana, il s’agissait d’un parti ultra-droitier quant à la définition ethnique de la nation juive et de ses privilèges. Je ne suis pas sûre que cela ait été le principal obstacle au vote Feiglin…
Dans cette génération, on met en avant le besoin d’un minimum de sécurité économique, d’un toit, d’un travail. On se dit, les menaces contre la liberté, contre les droits individuels, la police qui arrive à 4h du matin, c’est pour les minorités, bien sûr dans les territoires (dont on sait peu de choses), en Israël, pour les Arabes automatiquement suspects de solidarité palestinienne, pour les Éthiopiens. Pas pour « nous », la majorité juive tranquille.

Donc, le public israélien, dans sa majorité, s’inquiète peu du sort de la démocratie, n’est pas social-démocrate, est soit annexionniste, soit découragé face à la question de l’occupation ?
Oui, et il a été éduqué dans une perspective droitière, sécuritaire, de façon croissante, c’est un autre changement des vingt dernières années que masque l’analyse à court terme des élections. Les forces religieuses et conservatrices ont investi le champ éducatif, avec des ministres Likoud, et récemment Naftali Bennett, du défunt Foyer Juif.
Je l’ai directement vécu, comme parent. J’ai grandi parmi une génération où la menace de la guerre était réelle. La guerre de Kippour (j’avais 4 ans), je m’en souviens comme d’un grand traumatisme, avec 3 000 morts en Israël, le chiffre le plus meurtrier de toutes les guerre, et de nombreux blessés. Le souvenir de 1967 était vif aussi. À partir du milieu des années 1970, on installe une mentalité du « monde entier contre nous », on éduque à la Shoah, avec ces voyages de classes entières aux camps de la mort, auxquels je me suis opposée. Les médias (et pas seulement Netanyahu) nous martèlent la menace iranienne, alors que l’Iran est plus occupé par ses rivaux voisins que par Israël. Bien sûr il y a eu les Intifadas qui ont accru le sentiment d’insécurité pour un temps, surtout la seconde, mais cette insécurité a aussi été accrue par le discours politique et dans les médias.
On éduque les enfants dans cette ambiance de Shoah ultra-présente, à peine passée et qui pourrait revenir. Cela escamote la question de la paix, la possibilité même de la paix. Mon fils est né en 1997, deux ans après l’assassinat de Rabin. On lui a appris qu’un premier ministre juif a été assassiné par un autre juif, que c’était scandaleux, grave, mais la raison de l’assassinat, Rabin homme de la paix avec les Palestiniens, c’est par ses parents qu’il l’a découvert. Ce n’est pas facile d’être un parent libéral, dans ce contexte. Par exemple, dans mon école qui est dans le système public majoritaire (non religieux), on a invité un rabbin orthodoxe qui a expliqué les règles de la casherout, et mon fils est revenu en disant : « Eux, ils sont juifs » ! cela me révolte !

Pour revenir aux élections récentes : vous n’avez pas été frappée par la montée de la droite, au moins en termes d’offres de marketing ? Bennet et Shaked, une droite nationaliste mais religieuse soft, sont devenus La nouvelle droite. Kahlon, ex-ministre des Finances, laïc, promet « la droite équilibrée », Lieberman « la droite forte »…
Mais le succès de la droite n’est pas une question de marketing. Il ne s’agit pas de s’interroger sur le pouvoir des publicitaires, de la communication, comme nous le faisons trop. D’ailleurs cette offre de « droites » n’a pas marché si bien que ça. Comme on pouvait le penser, les deux partis ultra-orthodoxes ont maintenu leur pouvoir. Mais sinon ? Kahlon a perdu des voix. Bennett et Shaked ont quitté une coalition de droite née en 2008, le Foyer Juif, sur des questions de personne et la place de la religion. Leur nouveau parti, baptisé La nouvelle droite, n’a pas franchi le seuil d’éligibilité. Feiglin, qui a fasciné les médias, n’a finalement pas réussi avec sa droite ultra-nationaliste et libertarienne. Le parti de Lieberman s’en est bien sorti, mais ce n’est pas à cause de son message de droite forte. C’est encore du sectorialisme, de la politique identitaire : les Russes de la vieille génération, au moins, ont voté pour lui, et plus à cause de son discours sur les retraites qu’avec ses thèmes droitiers. Quant à l’Union des partis de droite, fomenté par Netanyahu, avec la présence de l’extrême droite kahaniste à l’intérieur, c’est bien sûr important, un signe de plus du glissement à droite, et de la vague anti-démocratique, mais cela n’inquiète que les plus libéraux à l’intérieur du pays, et plus encore sans doute à l’extérieur.
Le succès de Netanyahu tient à des thèmes, à un discours, qui le dépasse de beaucoup et qu’il n’est pas le seul à tenir. Ce discours unit autour de valeurs nationalistes, ultra-patriotiques, il divise et incite contre « l’autre », les Arabes, leurs alliés de gauche. On retrouve cela bien sûr ailleurs sur la planète, en ce moment. Une partie de ce discours porte dans l’opinion.
Netanyahu a aussi critiqué les dirigeants de gauche en disant : « Vous êtes amers. » Il a touché juste. Dans une ambiance très patriotique, la gauche doit se méfier d’un discours trop sombre, trop critique. Il faut tenir compte de la fierté nationale. Même nous, à gauche, quand nous sortons des frontières, nous sommes disposés à l’autocritique vis-à-vis d’Israël, mais du moment où on nous accuse, nous sentons le besoin de défendre Israël. Regardez, pendant la campagne, l’échec de la sonde lunaire israélienne, Beresheet : après tout, c’est une initiative privée, ce n’est pas une affaire proprement « nationale ». Mais tous les gros titres de la presse ont été là, pour célébrer l’envoi, déplorer le crash, comme si chaque citoyen israélien était concerné.

Netanyahu joue donc de la fierté nationale, il attise les divisions. N’a-t-il pas de réels succès, comme de donner un sentiment de sécurité ?
Il est vrai que Netanyahu n’apparaît pas comme un va-t-en-guerre. Il peut se présenter comme un homme d’expérience, ce qui est capital dans un environnement géopolitique extrêmement volatile. Gantz était un personnage nouveau dans le paysage, et la campagne très négative, agressive du Likoud, l’a présenté à la fois comme une homme de gauche, et comme une inconnue dans l’équation, un homme peut-être instable, vulnérable (les affaires ou pseudo-affaires de sa fragilité psychologique, du hacking de son portable par les Iraniens qui l’aurait rendu vulnérable à un chantage éventuel).
Quant à la corruption de Netanyahu, elle agite surtout les médias et une classe moyenne indignée (qui a voté Gantz), mais une large partie du public ne s’en inquiète pas. Ce n’est pas un sujet central. L’économie marche, la sécurité paraît assurée, dans ce contexte un trafic d’influence concernant un site d’information (alors que Netanyahu paraît plutôt critiqué par les médias), des cadeaux de millionnaires, cela ne suffit pas.
Bref, on exagère la spécificité de Netanyahu. Bien sûr, il est fin manœuvrier, mais il bénéfice d’une évolution de la société vers la droite, et moins massive qu’on ne le dit. Ça sera à nous de proposer une offre politique alternative, sans retomber dans les mêmes pièges, en tenant compte de toutes les contraintes que j’ai énoncées.

Je voudrais reparler de la question du genre, de votre féminisme, dans le contexte d’une élection remarquablement masculine, de façon presque caricaturale.
Le statut des femmes, c’est un autre test décisif pour situer les gens sur l’échelle libéral-conservateur. Je me définis comme féministe. Pour moi mon féminisme va avec mon engagement à gauche, contre l’occupation. Mais au-delà, le féminisme caractérise les libéraux, contre ce qu’on pourrait appeler le « familialisme » des conservateurs. Ce courant est accentué en Israël par le rôle de la famille dans les valeurs nationales juives, et par l’angoisse démographique.
En même temps, cette opposition traverse, à nouveau, certains groupes qu’on croit conservateurs. De mon côté, bien que tout à fait laïque, j’ai lutté avec les femmes religieuses, « les femmes du Mur », qui depuis des années réclament de prier librement face au Kotel, le Mur des Lamentations, malgré une opposition ultra-orthodoxe violente. Durant les dernières années, il s’est créé deux groupes qui luttent pour le droit des femmes à faire leur service militaire, dans le monde ultra-orthodoxe ! Il faut savoir que ces filles perdent des points, à l’école, si elles n’obtiennent pas une dispense de servir dans l’armée : on revient aux divisions qui secouent le monde ultra-orthodoxe. Mais aussi le monde arabe israélien : la question du contrôle sur les femmes est donc central.

Reparlons des ultra-orthodoxes, justement, ce monde qui paraît opaque aux laïcs, des laïcs qui peuvent à la fois respecter son pouvoir et le craindre.
À propos du rapport avec les ultra-orthodoxes, il y a aussi des divisions parmi les laïcs, dont l’intolérance peut être remarquable. On peut ici parler d’une forme de racisme. Le parti de Lapid, pour l’instant encore partie de la coalition Bleu-Blanc, a fait du service militaire des ultra-orthodoxes, avec le slogan de « l’égalité du fardeau », un cheval de bataille. Je suis contre ce slogan. Cela renforce l’emprise des rabbins sur leurs élèves des yeshivas, le sentiment de menace qui vient du monde laïc, la mentalité de siège généralisée. Personnellement, je lutterais beaucoup plus sur leur intégration dans l’économie, le droit de travailler comme ils veulent. Beaucoup y aspirent et cela changerait leur rapport à la société.
À ce niveau, il faut bien le comprendre, la séparation de la religion et de l’État pour laquelle nous militons à Meretz, n’est pas une séparation complète, une laïcité à l’européenne ou à la française. Je pense que l’État doit fournir les moyens de prier, les édifices, etc., à toutes les religions, et, au sein du judaïsme, à tous les courants. Et ces courants doivent être représentés dans l’éducation que les parents souhaitent donner à leurs enfants. On en est loin bien sûr, le pouvoir des religieux et de la droite sur le système éducatif va se maintenir, ou croître.


Jérôme Bourdon

Historien et sociologue, professeur au département de communications de l’Université de Tel Aviv

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