Ecologie

Philippe Descola : « Notre-Dame-des-Landes est une expérience politique aussi originale que la Commune de Paris »

Auteur et traducteur

Anthropologue, auteur notamment de Par-delà nature et culture, Philippe Descola a dédié sa vie à l’étude de la variété des représentations que les humains ont de leurs environnements. En avant-première, AOC publie un entretien qu’il a accordé pour Un sol commun, un livre de Marin Schaffner en forme de cartographie collective des pensées de l’écologie et qui paraît à l’occasion du 10e anniversaire des éditions Wild Project.

Pour fêter leur dixième anniversaire, les précieuses éditions Wild Project – maison fondée et animée par Baptiste Lanaspeze  – font paraître un livre en forme de cartographie collective des pensées de l’écologie, un livre qui réunit des entretiens réalisés par Marin Schaffner avec des chercheur.e.s (Baptiste Morizot, Emilie Hache, Bruno Latour, Anne Simon, Isabelle Stengers, Catherine et Raphaël  Larrère…), des journalistes (Jade Lindgaard, Hervé Kempf…) ou encore l’éditrice Isabelle Cambourakis. En avant-première, Wild Project a confié le texte de l’un de ces entretiens à AOC, celui que l’anthropologue Philippe Descola a accordé à Marin Schaffner. Le professeur au Collège de France y évoque son rapport très ancien aux questions écologiques, et la manière dont elles s’articulent à la discipline anthropologique, et plus largement aux sciences sociales. AOC

Comment en êtes-vous venu à l’écologie ?
Au début des années 1970, lorsque j’avais une vingtaine d’années, la question écologique m’intéressait déjà – j’étais alors militant politique à l’extrême gauche. Mais cette question écologique était abordée de façon très marginale (comme le féminisme d’ailleurs). Quand j’ai décidé de m’intéresser à ces questions-là en tant que savant, c’est-à-dire d’étudier les rapports entre des sociétés et leurs environnements, et d’étudier plus largement ce que c’est que d’habiter le monde d’un point de vue comparatif, je me suis lancé là-dedans sans avoir le sentiment que je participais à un mouvement plus général, dans la mesure où – bien que contemporain des premiers mouvements d’écologie politique – j’avais le sentiment que, à quelques personnalités près, c’était une écologie assez gestionnaire et qui s’intéressait à des questions plutôt techniques, et pas du tout à des questions plus largement politiques. Or, ce qui me frappe depuis une bonne dizaine d’années, justement, c’est que cette prise de conscience que l’habitabilité de la Terre est quelque chose de profondément politique est devenue beaucoup plus commune – sans pour autant recevoir encore de transposition politique concrète.
En ce sens, il faut voir que l’écologie est à la fois un instrument et un moyen politique de faire autre chose que ce qu’on a fait jusqu’à présent. Parce que mettre l’accent sur les milieux de vie et sur des questions d’habitabilité rend complètement obsolète une bonne partie des objectifs politiques avec lesquels on continue globalement à penser le monde. 

Quels liens faites-vous entre écologie et transdisciplinarité ?
Tout d’abord, nous avons besoin d’alliances entre disciplines car, pour mener les combats politiques que l’écologie invite à mener, il y a aussi besoin d’une révolution conceptuelle qui puisse mettre au premier plan une vraie science transdisciplinaire que j’appellerais « écologie des relations » – et dont l’objet serait l’étude des interactions entre des êtres, humains comme non humains.
Ensuite, l’écologie est une science des relations et des systèmes complexes, exactement comme l’anthropologie, donc toutes deux me semblent avoir un destin complètement croisé. Or il se trouve que l’anthropologie – du fait de la personne de Claude Lévi-Strauss en France – a connu une très grande expansion et acquis une légitimité incontestable. Alors que l’écologie, comme science, n’a pas eu d’avocat ou de personnalité, je crois, qui ait réussi à lui donner un écho comparable à celui de l’anthropologie. Si on réfléchit bien, on n’a pas eu en France de personne qui ait pu jouer un rôle comparable à celui d’une Rachel Carson aux États-Unis, par exemple, auprès de l’opinion publique.
De ce point de vue-là, les problèmes écologiques (une fois encore au sens d’habitabilité de la Terre) requièrent la collaboration de très nombreuses sciences. Ils permettent, en outre, de reformuler des problèmes politiques autour de cette question de l’habitabilité, sans occulter la diversité des manières et des possibilités d’habiter. Car liée à l’écologie, il y a aussi la question, également centrale, des inégalités dans l’habitabilité – qui vont d’ailleurs s’accroître de plus en plus à cause d’un réchauffement climatique qui est en train de rendre la Terre inhabitable pour des populations qui ne sont pas responsables de ce réchauffement. Donc l’écologie, sans supprimer les problèmes d’inégalité, de solidarité et de justice, rebat les cartes autour de cette question complexe de l’habitabilité de la Terre. 

Le monde académique ne vous semble-t-il pas dépassé par la transversalité des pensées de l’écologie ?
Autant les humanités, et les sciences sociales en général, se sont saisies depuis une dizaine d’années avec enthousiasme de ce nouvel objet, autant les sciences expérimentales (qui jouent leur rôle de lanceur d’alerte quant à l’érosion de la biodiversité – il ne faut en rien leur jeter la pierre) me semblent plus timides dans les liens qu’elles seraient susceptibles d’établir avec les sciences humaines. Moi, je dois dire que j’ai toujours rêvé d’un institut du comportement – pris dans son sens le plus large –, et qui serait un centre de recherche qui regrouperait des éthologues, des anthropologues, des sociologues, des historiens, des écologues, etc. Parce que les quelques endroits qui pourraient être des lieux d’interface, comme certains laboratoires mixtes de recherche du Muséum d’histoire naturelle par exemple, restent somme toute relativement cloisonnés.
Donc je pense qu’une vraie transdisciplinarité n’est possible que sous l’égide d’un grand institut – comme je l’évoquais à l’instant – ou alors sur des thèmes et des objets extrêmement précis, c’est-à-dire sur des milieux de vie. Et là, on pourrait penser aux zones humides, aux littoraux, aux forêts de montagne, etc. Des objets où chacun pourrait croiser ses compétences. Car, de façon plus générale, on a le sentiment, de loin, d’un émiettement récurrent, d’une fragmentation des disciplines qui se ramifient facilement en sous-disciplines mais qui, trop rarement, cherchent à coaguler ou se fédérer. 

Êtes-vous d’accord pour dire que l’écologie invite à relocaliser les savoirs et les recherches ?
L’écologie, au fond, est comme toutes les sciences empiriques qui visent également à construire des modèles pouvant être transposés en dehors de leurs seules conditions empiriques – je pense aussi à l’anthropologie ici. Elles mettent à jour des tensions permanentes entre l’attention au particulier, au singulier, et la nécessité de comprendre des phénomènes généraux de développement et de formes, et donc des principes. Mais l’une des choses que l’écologie, prise dans son sens large, a mises au premier plan, c’est le fait que les conditions locales jouent un rôle politique important. Ou, autrement dit : les systèmes institutionnels actuels, généralement basés sur des intégrations pyramidales, ont laissé de côté l’inventivité et la spontanéité des initiatives locales – détruisant d’une certaine façon la diversité des expressions collectives. Et l’écologie, comme l’anthropologie, permettent de revenir à ça.
En ce sens, le défi absolument central de ce siècle semble être de trouver des formes d’articulation entre des façons locales d’habiter le monde et leur intégration à des systèmes institutionnels qui les fédéreraient sans détruire leurs particularités. Une sorte de fédéralisme du local, dont la mise en place demande un effort conceptuel considérable, du même ordre d’ampleur, par exemple, que ce qu’ont accompli les penseurs des Lumières au 18e siècle ou du socialisme au 19e. Et il ne s’agit pas de transposer ce que des anthropologues ont pu décrire çà et là sur la planète, mais d’utiliser les expériences de vie alternatives comme des façons d’envisager des futurs différents. L’anthropologie nous apporte en tout cas ce réconfort de penser que, puisque des gens ont fait toutes sortes de choses originales en termes de construction de collectifs (et notamment de rapports entre des humains et des non-humains), les alternatives sont nombreuses et de nouvelles formes sont possibles.

Que pensez-vous de l’évolution des mouvements sociaux en France au cours de la décennie écoulée, et notamment de l’expérience de Notre-Dame-des-Landes ?
Ça me paraît être quelque chose d’absolument extraordinaire, une forme d’une nouveauté radicale. Je ne sais pas si c’est juste, mais j’ai le sentiment que c’est une expérience politique aussi originale que la Commune de Paris de 1871. Parce que, précisément, pour la première fois, des humains – locaux et non locaux – s’agrègent autour de la défense d’un milieu de vie à la fois donné et construit. Et, qui plus est, des humains qui considèrent qu’ils sont dépendants, dans leur survie, de la survie de ce milieu, et que la persistance de ce milieu lui-même est la condition d’une vie collective épanouie. Cette alliance me semble différente d’autres luttes comme le Larzac – qui avait une forme plus « classique » et où les gens essayaient de se défendre contre l’emprise de l’État. Alors qu’avec Notre-Dame-des-Landes on a vu un projet de construction d’un collectif original, qui est un vrai laboratoire de la démocratie et doit donc être protégé en tant que laboratoire. Or, forcer les gens à passer sous les fourches caudines des déclarations administratives classiques pour pouvoir continuer à être sur ce lieu me paraît aller complètement à l’encontre de l’imagination politique qui s’est déployée dans cette expérience.
J’ajouterais que la multiplication, dans de multiples endroits de la planète, de ces phénomènes de luttes de territoire, qui prennent souvent leur origine contre un projet d’aménagement pharaonique, est très intéressante d’un point de vue politique. Et le mouvement collectif à Notre-Dame-des-Landes est une vraie révolte de conviction. C’est l’opposition d’un monde contre un autre. Et c’est peut-être ça, finalement, qui a été perçu comme le plus dangereux car, à l’évidence, le système politique et administratif capitaliste actuel rend très difficile les alternatives. C’est à se demander si ce n’est pas seulement dans des conditions extrêmes de conflictualité – comme c’est le cas avec les territoires autonomes du Rojava au Kurdistan syrien, ou des zapatistes au Chiapas – que des expériences de ce type-là peuvent se déployer sans être immédiatement reformatées et reconfigurées à l’intérieur d’un cadre réglementaire et politique qui les vide de toute substance. Ce qui est assez inquiétant. 

Considérez-vous que l’anthropologie s’est transformée au contact des pensées de l’écologie ?
Je crois que c’est en cours, oui. C’est assez lent parce qu’il y a encore un sociocentrisme féroce en anthropologie, qui est encore la position par défaut majoritaire, et qui est difficile à surmonter. Pendant pas mal d’années, j’ai eu le sentiment de clamer dans le désert. Et les gens ne comprenaient pas très bien ce que je faisais – c’était vu comme de l’anthropologie environnementale. Ce n’est qu’avec une nouvelle génération de chercheurs assez récente que les choses sont en train de changer. Ce qui compte pour moi, c’est que les jeunes générations se soient emparées de ces thématiques et les développent, que ces pensées aient été métabolisées. De ce point de vue-là, quelque chose a indéniablement changé.
Quand je regarde également l’anthropologie en langue anglaise et que je vois le succès d’un collègue comme Eduardo Kohn, je me dis qu’il n’y a pas qu’en France que ça a changé. Et il est intéressant de voir, au fond, que les spécialistes de l’Amazonie, comme lui ou moi, qu’on a longtemps considérés comme des espèces de romantiques attardés en quête d’exotisme bon marché, ont complètement renversé la dynamique et montré qu’on pouvait, en fait, penser le monde contemporain en métabolisant des pratiques, des idées qui viennent de très loin. Et c’est exactement cela le projet d’une anthropologie au-delà de l’humain pour laquelle je milite depuis des années.
Et puis, j’ai également vu se présenter à moi au fil des années de plus en plus d’étudiants désireux de prendre comme objet principal d’un travail ethnographique, non pas une communauté humaine, mais des acteurs humains et non humains interagissant dans un milieu de vie – voire un acteur non humain. Je pense que ces changements sont irréversibles, au moins pour un bon moment. Et cette transformation profonde, que je qualifierais tout à la fois de révolution anti-sociocentrique et anti-anthropocentrique, est en train de commencer à produire des résultats intéressants. 

Et le perspectivisme développé par Eduardo Viveiros de Castro fait-il partie du même mouvement ?
Bien sûr. Le perspectivisme au sens premier c’est l’idée que cohabitent une multiplicité de points de vue qui font que le monde est une actualisation permanente de singularités. En ce sens, ce qui me paraît important avec le perspectivisme (que j’appelle plutôt pluralisme ontologique), c’est l’idée que chaque agent intentionnel – humain comme non humain – construit des mondes avec des éléments que sa situation et ses caractéristiques physiques mettent à sa disposition et donc actualise des mondes segmentés qui coïncident plus ou moins sur leurs frontières avec ceux d’autres êtres partageant un même milieu de vie. Et c’est la totalité de ces mondes se recouvrant partiellement qui constitue le monde : de ce point de vue-là, le monde est une abstraction. 

Cette idée de l’anthropologie comme science de « décolonisation permanente de la pensée » (Viveiros de Castro, également), vous retrouvez-vous dans cette idée ?
Ça va de soi. C’est même une idée qui remonte aux origines de l’anthropologie et que les anthropologues les plus connus ont tous défendu d’une façon ou d’une autre. Lévi-Strauss, par exemple, que l’on a parfois dépeint comme un conservateur, a pourtant donné en 1938 une conférence à un groupe de recherche de la cgt où il qualifiait l’ethnologie de « science révolutionnaire ». En effet, les anthropologues vivent de l’intérieur les idées et les pratiques des populations qui les accueillent et auxquelles ils s’identifient, de sorte qu’ils sont conduits à voir les valeurs et les institutions de leur culture d’origine avec un regard neuf et nécessairement critique. Et ce regard neuf permet de remettre en question les fausses évidences et les présupposés qui nous font trouver « naturelles » notre manière de vivre et les idées sur lesquelles elle s’appuie. Le fait que beaucoup d’anthropologues français – c’est aussi mon cas – soient d’anciens philosophes est un symptôme de ce mouvement de décolonisation intellectuelle qui passe par la volonté de se mettre à l’écoute des concepts d’autrui pour mieux remettre en question ceux dont on a hérité. 

Qu’appelez-vous de vos vœux pour la décennie à venir ?
Ce que j’appelle de mes vœux est assez simple : c’est que surgissent de véritables dynamiques intellectuelles collectives capables de penser l’organisation et la propagation de nouvelles formes de collectifs – du type de ceux qu’on a évoqués précédemment – afin de mieux habiter la Terre et d’y accommoder, avec plus de justice que dans le système capitaliste actuel, les occupants humains et non humains de notre maison commune. 

Cet entretien figure dans le livre de Marin Schaffner, Un sol commun, éditions Wildproject, qui paraît ces jours-ci en librairie.

Marin Schaffner

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