Littérature

Akira Mizubayashi : « La démocratie japonaise est d’une fragilité insoupçonnée »

Fin juillet, le premier ministre japonais Shinzo Abe a conforté sa majorité au parlement, sans parvenir toutefois aux deux tiers nécessaires pour mener à bien son grand projet : réformer la Constitution pacifique de 1947. Un projet que dénonce le romancier japonais d’expression française Akira Mizubayashi, car les « fantômes » de l’Empire nippon menaçant sont toujours présent. Il faut lire l’action de l’actuel gouvernement à la lumière de la maudite période de la Guerre de quinze ans dont il est question dans son dernier roman, Âme brisée (Gallimard).

Akira Mizubayashi est un écrivain et un universitaire japonais d’expression française qui a raconté dans Une langue venue d’ailleurs (Gallimard, 2011) – lauréat de plusieurs prix littéraires – sa relation exceptionnelle avec notre langue. Très inspiré par la philosophie des Lumières, et plus particulièrement par l’œuvre de Rousseau, cet auteur ne cesse de s’interroger sur ce qui, dans l’être-ensemble japonais, empêche selon lui l’émergence d’une société civile authentique. Dans son dernier roman, Âme Brisée (paru le 29 août chez Gallimard), Akira Mizubayashi invente l’histoire d’un personnage dont la vie a été bouleversée un jour d’automne 1938 à Tokyo. Cette époque, c’est celle de la Guerre de quinze ans, au cours de laquelle l’Empire du Japon a envahi la Chine et l’Asie du Sud-Est, et qui est toujours bien présente dans les mémoires, comme en atteste les arguments utilisés pour justifier l’intensification récente des tensions économiques et diplomatiques entre la Corée du Sud et le Japon. Pour l’écrivain, la volonté actuelle du gouvernement japonais de modifier la Constitution de 1947 doit être lue à la lumière de cette période funeste. LT

Âme brisée est dédié à « tous les fantômes du monde ». Cela ne manquera pas de surprendre vos lecteurs, que vous avez habitués à la recherche de l’héritage des Lumières… Qu’est-ce qu’un fantôme pour vous ?
Âme brisée est né, d’une manière totalement inattendue, de ma participation à l’ouvrage collectif Armistice publié chez Gallimard en novembre 2018 sous la direction de Jean-Marie Laclavetine à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre. J’ai pensé aux soldats morts dans les tranchées, à ceux qui ont été défigurés, blessés à vie, à ceux qui sont revenus fous… J’ai pensé aussi tout naturellement, par l’intermédiaire de mon père qui avait vécu les folies meurtrières de la Guerre de quinze ans, aux soldats japonais forcés à combattre jusqu’à la mort sous l’étendard ensorcelant de la divinité impériale. J’ai pensé aux ombres portées d’Hiroshima et de Nagasaki, traces des présences humaines évaporées en une seconde à la suite de l’explosion de la bombe atomique… Lorsque j’ai pensé à tant d’existences brutalement anéanties, une expression japonaise m’est venue à l’esprit : shindemoshinikirenai qui veut dire quelque chose comme « je suis bien mort, mais je n’arrive pas à aller jusqu’au bout de ma mort ». C’est alors que l’idée de fantôme a commencé à m’habiter. Un fantôme, c’est un être qui n’arrive pas à mourir. C’est un être réel, réellement présent parmi nous. Je suis allé à Hiroshima avant de mettre la dernière main à mon texte « Shindemoshinikirenai » ; et dans le silence du temple Fudo-in qui se trouve un peu à l’extérieur de la ville, là où se sont réfugiés pour enfin mourir, dit-on, des milliers et des milliers de brûlés, j’ai senti leur réelle inscription dans notre vie d’aujourd’hui. À Hiroshima, nous sommes entourés de fantômes. C’est ce que j’ai compris aussi en lisant et en écoutant les mots de deux amis psychanalystes : Jean-Max Gaudillière et Françoise Davoine. Ceux-ci m’ont éclairé sur le sens de la fameuse formule lacanienne : « l’espace entre-deux-morts », c’est-à-dire celui qui se trouve entre le temps de la mort physique et le temps de la mort inscrite d’une manière rituelle. Le monde, et la littérature qui en donne une représentation particulière, fourmillent de fantômes. Vouloir être héritier des Lumières n’est donc pas du tout incompatible avec la volonté de prendre au sérieux les fantômes. Bien au contraire ! Dans Âme brisée, j’ai tenté de raconter l’histoire d’un fantôme qui peut être considéré comme un échantillon de tous les fantômes, un être qui n’arrive pas à mourir, à travers la figure du père du personnage principal. Il a fallu toute la vie de Rei, le fils, pour que le fantôme disparaisse, que le revenant ne revienne plus, que le père arrive enfin à mourir et que la mort de celui-ci arrive à se doter d’un sens.

L’événement fondamental qui inaugure le roman et lui donne sa raison d’être se situe au Japon en novembre 1938 ? Pour quelle raison avoir choisi cette période historique ?
C’est la période de la Guerre de quinze ans, celle pendant laquelle le Japon impérial, propulsé par une politique militaro-fasciste, a envahi la Chine et l’Asie du Sud-Est. C’est la période extrêmement sombre de l’histoire japonaise contemporaine dans la mesure où le pouvoir impérial et totalitaire a fini par étouffer toutes les libertés au nom de l’exécrable « Loi pour le maintien de l’ordre public » (décrétée en 1925, durcie en 1941) : liberté de penser, liberté d’expression, liberté de conscience, liberté d’association, etc. Le choix de cette période s’est imposé à moi parce qu’il s’agit de la période qui a engendré, dans cette partie du monde, le plus grand nombre de fantômes justement : plus de 20 millions de morts dans les pays d’Asie et du Pacifique et plus de 3 millions de Japonais tués, militaires et civils confondus. C’est une période clé pour moi, parallèle d’ailleurs à celle du nazisme en Europe, en ce sens que tout un chacun a été mis à l’épreuve au niveau de sa capacité de résistance à la barbarie, à la folie collective, c’est-à-dire au niveau même de la force de penser l’humanité au-delà des divisions nationales, ethniques, raciales. Face à l’embrigadement impérial dont témoigne le caporal Tanaka dans Âme Brisée, Yu et son violon représentent cette force qui sera transmise à Rei…

À ce que je viens de dire, je voudrais ajouter le fait que cette période qui paraît lointaine ne l’est pas en fait, contrairement à ce qu’on pourrait penser. La structure profonde de l’imaginaire collectif qui a engendré d’innombrables fantômes est toujours là, intacte. On croyait que la défaite de 1945 avait radicalement transformé le pays et l’avait conduit à une forme de démocratie parlementaire à l’occidentale, mais les bouleversements politiques actuels dus à l’administration Abe, qui ne jure que par le désir de sortir du « régime de l’après-guerre » – cela veut dire concrètement l’abandon de la Constitution de 1947 – montrent que la « démocratie japonaise » est d’une fragilité insoupçonnée. Sait-on en France qu’un très grand nombre de parlementaires japonais, à commencer par le Premier ministre Shinzo Abe, sont membres de Nippon Kaïgi (Conférence du Japon), une organisation ultranationaliste et négationniste créée en 1997 ? Le tennoisme, l’institution impériale millénaire, qui a viré, pendant la période de la Guerre de quinze ans, au fanatisme militaire le plus sanguinaire, n’est pas mort. Certes, l’empereur n’est plus considéré comme d’essence divine depuis la déclaration d’humanité de Hirohito en 1946 ; il a aujourd’hui le statut de « symbole de l’État japonais et de l’unité de la nation japonaise » (article 1 de la Constitution de 1947). Mais le dispositif impérial, en tant que modèle générateur de toute la société, demeure inébranlable comme l’a montré l’euphorie générale suscitée par le récent changement d’ère de Heisei à Reiwa (sur ce point et sur la Constitution de 47, je renvoie à mon texte « Les Japonais sous anesthésie » dans la revue Books, n° 100, septembre 2019). Le système qui a engendré des militaires barbares comme le caporal Tanaka dans Âme brisée n’est pas quelque chose de révolu. Il est toujours là, structurellement présent. Il est à nos portes.

L’indice le plus récent de cette menace est le résultat des élections sénatoriales du 21 juillet dernier. À la coalition PLD (parti libéral démocrate dirigé actuellement par Shinzo Abe) – Komeito (parti lié à la Soka Gakkaï, importante organisation religieuse se réclamant de la branche Nichiren du bouddhisme japonais), il manque seulement quatre élus pour atteindre la majorité des deux tiers des sièges au Parlement, qui est la condition nécessaire à la mise en marche du processus de révision constitutionnelle (dans ce comptage des voix, les parlementaires de l’opposition de droite, comme Nippon ishin no kaï, sont mis du côté de la coalition gouvernementale en tant qu’ils sont également en faveur du projet de réforme de la Constitution). D’où certainement la manœuvre du PLD à venir visant à gagner la sympathie de certains élus, notamment du parti démocrate du peuple (Kokumin-minshu-to). À cela, j’ajouterais deux compléments d’analyse. D’abord, le taux de participation aux élections a été seulement de 48% ; par ailleurs, le pourcentage des voix accordées au PLD ne représente que 18% par rapport à l’ensemble du corps électoral. Mais ces voix lui ont permis d’obtenir plus de 50 % des sièges à renouveler au Sénat. C’est là un déséquilibre révélateur de la défaillance de la démocratie représentative actuelle. Le deuxième point concerne le projet de révision constitutionnelle du PLD. En France comme au Japon, l’attention se focalise trop souvent sur l’article 9 qui proclame le renoncement du Japon à la guerre. Je dirais pour ma part que la première étape de la révision constitutionnelle envisagée par le PLD réside en effet dans la remilitarisation officielle du pays par une modification de l’article 9, mais que l’intention profonde de Shinzo Abe et son parti consiste à liquider les principes fondamentaux du constitutionnalisme moderne en tant que système de défense des libertés publiques. Le PLD est un parti qui fait fi du constitutionnalisme et qui est animé par une nostalgie mal cachée de l’Empire nippon. Mon roman, ancré dans la maudite période de la Guerre de quinze ans, témoigne d’une certaine manière de ce présent menaçant…

Avant de trouver sa vocation dans le monde musical, le personnage principal d’Âme brisée a entrepris des études littéraires à la Sorbonne à la fin des années 1940, qu’il a rapidement arrêtées, car : « la manière savante d’aborder la littérature, à force de s’attacher à l’auteur, lui avait semblé manquer l’essentiel : le vaste champ des résonances des mots formant la réalité première et tangible de chaque œuvre. » (p.96) Dans Une langue venue d’ailleurs (Gallimard, 2011), vous avez raconté comment la découverte des textes critiques tels que Littérature et sensation de Jean-Pierre Richard ou La Relation critique de Jean Starobinski avait d’abord été pour vous celle de la beauté de leur prose. Dans votre propre travail de création, abordez-vous différemment la recherche stylistique pour vos textes fictionnels et celle de vos textes à visée plus argumentative ?
Jean-Pierre Richard et plus encore Jean Starobinski, par l’attention privilégiée qu’il accordait au XVIIIe siècle, à Rousseau comme à Diderot, sont en effet des maîtres qui m’ont subjugué par la qualité de leur prose aussi bien que par la profondeur de leurs analyses. Ce sont des professeurs, des critiques qui se sont attachés justement « au vaste champ des résonances des mots formant la réalité première et tangible de chaque œuvre » ! L’époque de « l’homme et l’œuvre » était révolue. La primauté accordée chez Richard comme chez Starobinski au texte, aux mots qui le composent, aux sons qui le matérialisent a été pour moi la source d’un émerveillement constant. Il y a deux ans, lorsque je préparais mon dernier cours à l’université Sophia à Tokyo avant de prendre ma retraite, j’ai lu pour la première fois l’article de Starobinski « Da Ponte-Mozart : QUALI ECCESSI » repris dans La beauté du monde (Gallimard, 2016). J’ai été fasciné par la manière dont Starobinski, malheureusement disparu récemment, repère le mot eccesso dans Don Giovanni pour développer dans toute son ampleur sa réflexion à la fois sur l’opéra de Mozart et sur l’histoire de la notion d’excès en musique comme en littérature. Je crois que le personnage de Rei, dans Âme Brisée, aurait été très heureux de recevoir l’enseignement de Starobinski comme je l’aurais été incontestablement ! Par conséquent, je ne crois pas avoir deux approches stylistiques différentes selon les genres ou les registres de discours que j’aborde l’un après l’autre, ou l’un à côté de l’autre. Ce qui compte pour moi, ce sont les détails, les motifs qui contribuent à créer des ensembles harmonieux dans leur dispersion même, un peu comme dans une œuvre musicale.

Dans Une langue venue d’ailleurs, vous relatez votre décision, à l’âge de dix-huit ans, de commencer l’apprentissage de la langue française comme une manière d’échapper au corset de la culture japonaise. Dans la dernière partie de Dans les eaux profondes (Arléa, 2018), vous proposez une analyse linguistique approfondie pour montrer les limites de la langue japonaise à penser l’altérité. Cette fois-ci, la fiction vous permet d’inventer un personnage principal qui, en raison de sa biographie, « use de sa langue de naissance comme un étranger en userait » (p.117), le français étant devenu sa langue d’adoption à l’âge de onze ans. Votre œuvre vous conduit-elle inexorablement au renoncement symbolique à la langue japonaise ?
Il me semble que dans votre manière d’appréhender l’histoire de Rei Mizusawa telle qu’elle est racontée dans Âme brisée, une chose échappe à votre vigilance. Il est vrai que Rei, adopté par Philippe Maillard dès l’âge de onze ans, a passé l’essentiel de sa vie en France. Il a donc grandi dans la langue française à peu près comme n’importe quel enfant français. Mais ce que vous ne me semblez pas retenir de son histoire, c’est le fait qu’il n’a cessé de lire et relire le livre de Genzaburo Yoshino Dites-moi comment vous allez vivre. Ce chef-d’œuvre – je signale au passage que Hayao Miyazaki est en train d’en tirer son ultime film d’animation pour clore toute sa carrière – traverse tout le roman d’un bout à l’autre : il est question de ce livre dès les premières pages du roman puisque Rei le lit pendant la répétition du quatuor Rosamunde de Schubert par son père et les amis de celui-ci, et il en est question aussi, dans les toutes dernières pages, puisque l’on apprend que Rei a achevé la traduction en français de ce livre et qu’elle sera même publiée par une grande maison d’édition parisienne. Dites-moi comment vous allez vivre est pour le héros le substitut de son père, Yu Mizusawa, comme le violon signé Nicolas François Vuillaume détruit par le caporal Tanaka. De même que Rei consacre toute sa vie à la restauration du violon de son père, de même il lit sa vie durant l’œuvre de Yoshino pour la traduire en français. Je dirais que d’une certaine manière le travail de traduction de Dites-moi comment vous allez vivre équivaut à celui de restauration du violon paternel. Rei ne renonce pas à sa langue d’origine. Au contraire, il vient la ré-habiter, la réactiver après un long détour par la langue française, si j’ose dire.

Il est vrai que je développe, surtout dans mon livre Dans les eaux profondes, une réflexion critique sur la langue japonaise en tant qu’élément déterminant de la forme sociétale prise par le pays du Soleil Levant. La société façonne la langue à son image et la langue sert à maintenir la société dans la forme qu’elle a prise. Elles sont dans un rapport de détermination réciproque. Transformer la société passe donc d’une certaine manière par la transformation de la langue. Ainsi, je suis rousseauiste sur ce sujet aussi, puisque le citoyen de Genève établit clairement une corrélation entre une société privée de libertés et une langue servile. Il écrit en effet dans l’Essai sur l’origine des langues : « Les langues se forment naturellement sur les besoins des hommes ; elles changent et s’altèrent selon les changements de ces mêmes besoins. Dans les anciens temps, où la persuasion tenait lieu de force publique, l’éloquence était nécessaire. À quoi servirait-elle aujourd’hui que la force publique supplée à la persuasion ? (…) Les sociétés ont pris leur dernière forme : on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus ; et comme on n’a plus rien à dire au peuple, sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les maisons. Il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne. » Après la catastrophe de Fukushima, devant son effacement progressif de la mémoire collective, voulu et orchestré par les pouvoirs politiques en place, je me suis demandé pourquoi les Japonais étaient incapables d’ouvrir un débat d’ampleur nationale sur le nucléaire, alors qu’ils se trouvaient dans cette situation extrême où tout le pays avait failli disparaître.

J’ai esquissé, pour ma part, deux ordres de réponse. D’abord, une réponse politico-philosophique : les Japonais, coupés de la tradition européenne de la philosophie politique s’articulant autour du concept de pacte social, ne conçoivent pas la société comme une association politique (cette expression se trouve dans l’article 2 de la Déclaration française de 1789) à laquelle prennent part les citoyens libres et égaux. Loin d’être fondée sur l’idée d’association horizontale, la société japonaise est plutôt conçue et vécue comme une organisation verticale caractérisée par une cascade de commandements et de soumissions. Ensuite, une réponse d’ordre linguistique : la langue japonaise, structurée à l’image de la société verticale qu’elle exprime, enferme les sujets parlants dans cette société en leur dictant les comportements conformes. Je crois que c’est ma longue pratique de la langue française et mes fréquentations des Lumières qui m’ont permis d’arriver à cette réflexion. Je pense à Arimasa Mori, le philosophe-essayiste japonais qui est à l’origine de ma décision d’apprendre le français. Après vingt ans d’immersion dans la langue et la vie françaises – il était devenu professeur de japonais aux Langues Orientales – il a fini, lui aussi, par questionner la langue japonaise comme intrinsèquement liée à la forme sociétale de son pays de naissance.

Je ne renonce pas à ma langue d’origine. Je me projette quelque peu dans le personnage de Rei. Je rêve d’une évolution concomitante de la société et de la langue japonaises… Je sais que ce n’est pas pour demain…

Vos ouvrages ne sont jusqu’à présent pas traduits en japonais. Ainsi, à qui est destinée cette réflexion sur la nature de la société japonaise ? S’agit-il d’un thème qui inspire votre écriture en français sans autre préoccupation que sa finalité esthétique ? Avez-vous l’espoir que votre travail puisse alimenter un jour le débat sur le politique au Japon ? Est-ce encore autre chose que vous visez ?
Je vis et travaille à Tokyo. Par conséquent, j’aurais pu arrêter d’écrire en français après la publication en 2011 d’Une langue venue d’ailleurs qui est mon premier livre en français et le fruit de ma rencontre exceptionnelle et décisive avec J.-B. Pontalis, qui m’a invité à publier dans sa collection L’un et l’autre. J’avais fait paraître six livres en japonais avant Une langue venue d’ailleurs. Il aurait été normal que je revienne au japonais après 2011. Mais il y a eu ce choc terrible suscité par le désastre de Fukushima. L’envie d’explorer le monde ouvert par la langue française a surgi à ce moment-là. Nous sommes nés dans une langue ; et nous y grandissons. Cela veut dire que nous y sommes enfermés. La langue nous dicte une façon d’exister propre à elle ou autorisée par elle. Elle nous oblige à dire certaines choses, d’une certaine manière. Nous nous apercevons de cet aspect fasciste de la langue, selon l’expression de Roland Barthes, lorsque nous commençons à sortir de notre langue en vivant dans une langue étrangère. « Les limites de ma langue sont les limites de mon monde », ce sont là les mots de Wittgenstein. Le plaisir d’écrire en français, c’est celui de me défaire de tous les liens qu’impose ma langue de naissance ; c’est celui d’explorer et d’imaginer un monde dont les limites sont posées ailleurs et d’une manière tout autre, celui donc d’exister autrement que dans le monde de la langue japonaise. La langue délimite les possibilités du dire et du faire. Quand on change de langue, ces possibilités ne sont plus les mêmes. En passant d’une langue à l’autre, on passe nécessairement d’un être-ensemble à un autre. C’est cela qui m’intéresse et que j’ai essayé de pointer du doigt dans Petit éloge de l’errance (Gallimard, 2014). Quant à la possibilité de la traduction en japonais de mes livres en français, je ne m’en soucie guère. Je serai certainement traduit après ma disparition, quand les problèmes liés aux usages sociaux auront disparu. Puis, comme je n’ai pas renoncé au japonais contrairement à ce que l’on pourrait croire, j’aurai certainement l’occasion de publier à nouveau dans cette langue, de dire ce que je pense des rapports entre la forme de cette dernière et celle de la société japonaise, comme l’a fait Arimasa Mori à la fin de sa vie.

En devenant luthier, le personnage principal d’Âme brisée réussit à inscrire de nouveau son existence dans une temporalité passée (il s’occupe d’instruments anciens), présente et future (les instruments resteront après lui) dont il avait été dépossédé par les événements historiques. Nous croisons aussi dans le roman un potier qui ne réalise que quelques pièces commerciales nécessaires à sa survie et qui consacre sinon son temps à créer des œuvres pour son plaisir intellectuel et esthétique – personnage dont il est possible de trouver le modèle réel dans une série documentaire à laquelle vous avez participé pour la Radio Télévision Suisse en 2018. Ces artisans remarquables peuvent interroger en négatif sur la perte de sens ressentie par de nombreux travailleurs dans le contexte économique contemporain. Comment percevez-vous l’évolution du monde du travail, particulièrement au Japon ?
Je projette en effet dans le personnage de Rei, aussi bien que dans celui de potier évoqué au moment de la rencontre du luthier japonais-français avec la violoniste Midori Yamazaki et sa mère Ayako, une conception du travail opposable à celle du monde d’aujourd’hui totalement dominé par l’économie marchande capitaliste. Ils sont obligés de vivre, comme nous tous, dans les contraintes inévitables du rapport marchand imposées par l’économie monétaire. Mais ils pensent tous deux que tout n’est pas monnayable, tout n’est pas marchandisable. Ils veulent tous deux sauvegarder ce qui ne devrait pas relever de l’économique, alors que nous vivons dans un monde où tout est dévoré par la logique du capital, où tout devient marchandise, y compris l’enseignement, les soins médicaux et même les organes du corps humain. Pour Rei, le violon de son père restauré n’est pas une marchandise comme certaines poteries de mon ami potier Sen-nen Kobayashi délibérément retirées du circuit commercial, ce potier dont vous avez pu entendre effectivement les témoignages dans l’émission de David Collin et Didier Rossat (Retour à Fukushima avec l’écrivain Akira Mizubayashi, 2018, accessible en ligne sur le site web de la RTS).

Le monde du travail au Japon est un monde très dur, sans pitié. De très nombreux travailleurs sont laissés dans des conditions de surmenage intolérable, justifiables cependant aux yeux de la Justice japonaise au nom de la liberté du commerce et de l’industrie. La liberté des personnes morales (entreprises), assimilée à la liberté individuelle, est en effet défendue contre l’État selon les principes du libéralisme à l’anglo-saxonne. La conception française de la liberté assurée par l’intervention de l’État (république) contre les puissances sociales (entreprises, religions, etc.) étant peu partagée au Japon, les travailleurs nippons vivent parfois dans des conditions comparables à celles des esclaves d’autrefois exploités jusqu’à la mort. On parle ainsi régulièrement de karôshi, mort par surcharge de travail, dans la presse japonaise depuis les années 1970. Le regain d’intérêt que Le Bateau-usine de Takiji Kobayashi (1929) connaît depuis quelques années – roman dont il est d’ailleurs question dans Âme brisée – s’explique peut-être par là. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré dans mon livre précédent, Dans les eaux profondes, des pages entières à l’idée de vacances telle qu’elle pourrait être réactivée pour repenser le monde du travail dans son rapport avec la démocratie… La réflexion développée dans ces pages sur l’idée de vacances comme possibilité de se soustraire à la loi de l’économie marchande paraît certainement très naïve aux yeux des Français, j’en suis conscient. Mais c’est parce que, d’une part, ceux-ci méconnaissent largement les réalités politiques et sociales du Japon d’aujourd’hui et, d’autre part, parce qu’ils sont trop habitués à penser les vacances seulement sous l’angle des loisirs et de la culture consumériste. Le néolibéralisme a des effets dévastateurs sur le corps des travailleurs aussi bien que sur leur psychisme : il maltraite l’un jusqu’à l’épuisement ; il enferme l’autre dans la prison des jouissances sans lendemain procurées par les divertissements de tous ordres qui ne lui laissent pas le temps de souffler, ni, à plus forte raison, celui de réfléchir sur les formes prises de nos jours par l’esclavage. Toute cette nébuleuse d’idées est à l’arrière-fond du livre, je l’avoue, ou plutôt derrière les gestes des deux artisans qui refusent d’être engloutis par le marché.

Dans le roman, le moment le plus serein de communication se situe lorsque le père du personnage principal, qui est japonais, répète le quatuor Rosamunde de Franz Schubert à Tokyo avec trois amis chinois également musiciens amateurs. Les études postcoloniales critiquent depuis maintenant un certain temps l’idée d’un tel universalisme en tant qu’il serait le fruit de la domination occidentale sur le Monde. Entendez-vous cet argument ?
Ce que je retiens des études postcoloniales telles qu’on les trouve par exemple dans L’Orientalisme de Saïd, c’est le fait que ce qu’on appelle Orient est le résultat de toute une série d’opérations discursives et fantasmatiques. L’Orient comme invention de l’Occident. Il faut démystifier les représentations que les dominants se font des dominés, représentations, d’ailleurs, qui finissent souvent par ensorceler les dominés. Cela me fait penser à Valentin Jamerey-Duval, un auteur du XVIIIe siècle issu de la paysannerie la plus pauvre, qui termina sa carrière comme directeur du Cabinet impérial des monnaies de l’Empereur François Ier à Vienne. Il dénonçait avec virulence les représentations du monde rural telles qu’elles étaient largement partagées par les dominants aristocratiques de l’époque. Mais, en même temps, en tant que membre de la classe dominante, il était obligé d’adhérer à ces représentations. D’où sa situation schizophrénique. Cela dit, venant du monde asiatique, je ne saurais oublier le fait que seule l’Europe occidentale a su créer un ordre légitime que l’on pourrait appeler avec Max Weber système d’autogouvernement et qui, par là même, a offert au monde l’idée de droits de l’homme, naturels, sacrés, imprescriptibles. C’est dans ce mouvement général du surgissement de la forme d’autogouvernement (de la Renaissance à la Révolution) que le Roman et la Musique classique ont fait leur apparition. Ce sont là des valeurs qui ne sont pas négociables pour moi. Je ne souscris pas à l’identitarisme des non-européens qui permet à ceux-ci, justement au nom de leur identité culturelle, d’exercer une domination souvent sanguinaire. Je préfère écouter les quatuors de Beethoven ou de Schubert mille fois plus que la musique de cour impériale japonaise, même si mes origines ethniques se trouvent du côté de cette dernière. Pourquoi ne pas aller au-delà de ses appartenances ethniques et raciales ? Edward Saïd, qui était palestinien, aimait et pratiquait la musique classique d’une manière admirable. Son livre sur le style tardif contient un très beau texte sur Cosi fan tutte de Mozart. Je suis à ses côtés comme d’ailleurs le montre indirectement mon roman précédent, Un amour de Mille-Ans (Gallimard, 2017), qui introduit cet intellectuel à un moment donné.

À la fin d’Âme brisée, le personnage principal, qui a accompli ce qu’il considérait comme son destin, n’exprime qu’un seul regret : celui de ne pas avoir pu garder une trace suffisamment vive d’une rencontre avec un chien qui a contribué à lui éviter de sombrer dans la déréliction la plus complète au moment crucial de son existence. Fidèle à la place centrale que vous aviez donnée à votre chienne dans Mélodie, chronique d’une passion (2013), vous accordez de nouveau un rôle décisif à un non humain dans la narration. Que peut selon vous la littérature pour les relations entre les espèces ?
Je ne saurais répondre avec pertinence à votre question. Je ne suis pas antispéciste. Je ne suis pas non plus partisan enthousiaste de la cause animale. Mais il se trouve que l’expérience de vie partagée avec Mélodie a été décisive, d’une certaine manière, pour étendre mon regard au-delà des êtres vivants humains. Ma vie avec Mélodie m’a permis d’ouvrir les yeux sur les souffrances infligées à certains animaux par l’industrie alimentaire, mais aussi sur les bouleversements écologiques dont seule l’humanité capitaliste est responsable. Ce qui m’a touché chez Mélodie au plus profond de mon être, c’est son innocence première. C’était un être sans calcul m’accordant une confiance absolue que je m’efforçais de mériter… Mélodie était comme l’étoile Polaire, un repère dans la nuit d’encre de la condition humaine… C’est peut-être la raison pour laquelle il y a une présence canine dans presque tous mes livres…

 

NDLR Akira Mizubayashi, qui vit à Tokyo, participera à de nombreuses rencontres littéraires en France et en Suisse en lien avec la parution d’Âme Brisée.


Lucas Tiphine

Chercheur à l'École Urbaine de Lyon

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