Cinéma

Claudine Nougaret : « Il ne faut surtout pas forcer les gens à parler »

Critique

Pénétrer au cœur de la matière sonore qui composent les films de Raymond Depardon, c’est la proposition de Dégager l’écoute, une exposition qui se tient jusqu’au 15 mars 2020 à la Bibliothèque nationale de France. Depuis plus de trente ans, l’ingénieure du son et productrice Claudine Nougaret sculpte cette matière de paroles, de voix et de silences. Parce que le son ne peut être conçu indépendamment de l’image, et inversement.

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Depuis plus de trente ans, Claudine Nougaret et Raymond Depardon construisent ensemble leur cinéma, elle au son, lui à l’image. Au cœur des institutions civiles (tribunal, hôpital, commissariat), dans la ruralité la plus isolée, le duo n’a cessé de faire naître la parole, de l’accueillir avec la discrétion faussement objective qu’on leur connaît. Le langage, la voix et le silence – autant d’éléments dont le son rend compte – sont au centre de leur travail, ce qu’explore l’exposition que leur consacre en ce moment la Bibliothèque Nationale de France (BNF). Sous l’impulsion du sociolinguiste Gabriel Bergounioux, directeur du Laboratoire Ligérien de Linguistique (LLL), l’exposition envisage les archives filmées et sonores (que le couple a données à la BNF) comme une collection vivante et foisonnante des multiples manières de parler la langue française. Comment fabrique-t-on le son au-delà de la seule question technique ? Quelle est sa place dans les films de Raymond Depardon et Claudine Nougaret ? Des archives (photos de tournage, enregistreurs, notes), des extraits de films et des interviews permettent de redonner sa juste place à cet élément parfois oublié derrière les images (un « bon » son n’est-il pas, précisément, celui que l’on n’entend pas ?) et d’écouter la parole de celle qui, d’habitude, enregistre celle des autres. MD

Vous proposez en ce moment une exposition à la BNF : « Dégager l’écoute ». Pourquoi ce titre, qui semble suggérer que l’écoute doit se libérer de quelque chose qui l’entrave ?
« Dégager l’écoute », cela signifie préparer les meilleures conditions d’écoute possibles, ne rien ajouter de superflu à la parole ou au silence. Il s’agit de restituer, le plus fidèlement possible, une atmosphère, la parole de quelqu’un. On a toujours voulu, dans les différents films tournés avec Raymond Depardon, créer un confort d’écoute, afin que le spectateur n’ait pas de doute sur ce qu’il voit : il faut faire en sorte que le spectateur puisse avoir confiance en son jugement, qu’il ne soit pas distrait par des éléments accessoires. On se contente de restituer tout ce qui se passe dans l’image et hors-champ. Plus concrètement, « dégager l’écoute », cela signifie pour moi, en tant qu’ingénieure du son, épouser la parole de celui qui parle, être sensible aux moindres inflexions de sa voix. Il y a une dimension très physique quand on enregistre le son : on suit le corps de celui qui parle, on accompagne ses mouvements avec la perche pour être au plus près de lui. On fait corps avec celui qui parle. Il y a quelque chose d’une danse. Et prendre le son, c’est être avec sa perche, son micro, souvent plus « à vue » que le réalisateur qui est derrière son écran, qui regarde son œilleton. La personne qu’on filme vous voit, et cherche parfois vos yeux. On lui renvoie un regard, sur lequel il peut s’appuyer, tout en restant à bonne distance. Il faut toujours faire en sorte d’attendre, d’arriver à donner une empathie qui permette aux gens de nous faire confiance. Il ne faut surtout pas forcer les gens à parler, plutôt laisser le temps aux mots de venir.

Vous évoquez, dans l’exposition, des « stéréotypes sonores » : qu’entendez-vous par là ?
Des clichés sonores, des tartes à la crèmes : par exemple, ajouter des sons de cloche, de tracteur, des bruits « typiques » de la campagne. Ils sont illustratifs, non nécessaires, ils recouvrent la parole et diluent l’attention du spectateur, le rendent moins attentif à ce qui se dit. Aujourd’hui, on fait beaucoup appel à des monteurs-sons, qui n’ont pas participé au tournage, mais sont chargés d’intensifier ou d’ajouter des sons, une fois le film tourné, en post-production. C’est une toute autre démarche que la prise de son directe, non immersive, très extérieure au film. La profession a beaucoup changé : cet enrobage sonore vient en général à un moment où le réalisateur, un peu fatigué, après le tournage, ne contrôle plus forcément la totalité de ce qui se passe. En étant aussi productrice des films de Raymond Depardon (Palmeraie et désert), nous maîtrisons le film dans son intégralité. Après la prise de son sur le tournage, le film se monte, je prends un peu de distance à ce moment-là,  puis je reviens en post-production pour retravailler le son si besoin. Les rares fois où nous avons fait appel à des monteurs-son, c’était pour modifier des prénoms de ceux que nous filmons.

On a le sentiment, dans les films que vous signez avec Raymond Depardon, d’une écoute agrandie, vaste, au sens où celle-ci ne se limiterait pas à la parole. Le son semble enregistrer à la fois le langage et son envers, les mots et le silence. Comment concevez-vous le son par rapport aux images ?
Le son ne remplace rien, il ne dit pas ce que les images ne diraient pas : je ne le conçois pas indépendamment de l’image, et inversement. La technique aujourd’hui permet une grande précision, on peut répartir des micros et saisir presque la totalité de ce qui se passe dans un lieu. Sur un tournage, je cherche le son qui corresponde le mieux à l’atmosphère. J’oriente éventuellement ceux qui parlent, mais le moins possible : je peux par exemple demander à la personne qu’on filme d’éviter de parler quand une voiture passe. Si quelqu’un chuchote, il faut parvenir à restituer, sans travestir, ce chuchotement. J’ai enregistré les voix de Charlotte Gainsbourg (dans L’Effrontée de Claude Miller) et Marie Rivière (dans Le Rayon vert d’Eric Rohmer), deux comédiennes qui ne parlent pas beaucoup : il faut arriver à capter leur murmure. Il y a un vrai savoir-faire français des ingénieurs du son, qui sont souvent très demandés à l’étranger. Cela s’explique par le fait que le français est une langue difficile à enregistrer car assez monocorde : il y a moins d’attaques syllabiques qu’en espagnol ou italien, moins d’intonations. De sorte qu’il faut développer une vraie acuité pour saisir les mouvements sonores de cette langue.

Vous avez conçu l’exposition avec Gabriel Bergounioux, sociolinguiste, directeur du Laboratoire Ligérien de Linguistique (LLL). Comment se projet s’est-il mis en place ?
Nous étions très contents de livrer à la BNF toute cette matière brute filmée et sonore. Elle permet d’observer et d’analyser, sur trente ans, les différentes façons de parler des gens, les évolutions linguistiques. Des universitaires, spécialistes de consonnes ou d’éléments extrêmement spécifiques de la linguistique, y ont vu l’occasion de faire de ces archives une sorte de bibliothèque de la langue française vivante, prise sur le vif. Nous étions aussi contents de les donner à la BNF : cela sort d’une stricte logique marchande, très contemporaine, qui prend de plus de place dans la société, dans le cinéma documentaire et les questions de productions.

Avez-vous justement constaté des évolutions dans les manières de parler, dans les façons de s’exprimer, depuis toutes ces années ?
Dans le milieu médical, psychiatrique, j’ai le sentiment que les patients ne s’expriment plus comme ils le faisaient à l’époque, comme lorsque nous avons tourné Urgences (1988) par exemple. Aujourd’hui, les patients se sont mis à parler comme les médecins. Il y a un mimétisme très fort, comme s’ils avaient incorporé des éléments de langage, des formules toutes faites. De façon générale, j’ai le sentiment que les gens sont plus réticents à s’exprimer, ils sont plus inhibés, plus concis, comme s’ils se méfiaient de quelque chose. La parole me semblait plus libre et franche il y a vingt ans. Les gens parlent moins facilement. Ce changement d’attitude a certainement à voir avec des changements techniques : le numérique, les téléphones, les possibilités d’enregistrer sans cesse ce qui se dit amènent peut-être les gens à faire plus attention à ce qu’ils disent. Peut-être aussi que la concision des échanges, textos ou autres, amène à moins développer.

Les Habitants est, à mon sens, un de vos films les plus saisissant. À la différence de Profils paysans, qui s’est déroulé sur plusieurs années, au sein duquel on perçoit la maturation du temps et du lien qui en découle, Les Habitants repose sur un tout autre dispositif : vous invitiez des gens « aperçus », à peine rencontrés, à venir poursuivre leur conversation dans la caravane. Comment êtes-vous parvenus à susciter, sur un temps si bref, une telle confiance chez ceux que vous filmez ? Comment déclenchez-vous leur parole, qui semble si fluide ?
Je pense qu’on a pu faire Les Habitants parce qu’on avait fait avant Profils paysans. On avait en effet pris l’habitude d’attendre et d’observer. Avec Les Habitants, on avait envie de filmer des gens dans leurs conversations. On a donc promené notre caravane itinérante dans différentes villes de France : on s’installait, on commençait par observer les gens, puis on venait, très simplement, leur proposer de poursuivre leurs conversations dans la caravane. Nous avions installé une paroi entre nous et l’espace dans lequel s’installaient les gens, de façon qu’ils ne nous voient pas, que ça soit le plus naturel possible pour eux. Il y avait juste un petit espace, avec un rideau, pour me permettre de bouger et prendre le son. Et les gens se parlaient, plutôt facilement. Ce film nous a quand même donné le sentiment d’une colère, au sein de la société française. On a senti se profiler quelque chose de l’ordre des Gilets Jaunes. La colère des femmes, surtout, nous a frappés.

On voit, dans l’exposition, des appareils de prises de vue et de prise de son (caméras, enregistreurs, micros). Outre leur fonction technique, jouent-ils un rôle dans vos rencontres avec ceux que vous filmez ?
Oui, le dispositif technique est une manière d’annoncer à ceux nous filmons, ce que nous faisons : un Nagra 4 pistes, c’est concret, visible, ça donne une forme matérielle à notre intention. Le dispositif technique, même réduit au minimum pour permettre le plus d’intimité possible, prend de la place, et permet d’être complètement honnête avec ceux que l’on filme.

Vous avez commencé comme ingénieure du son, notamment avec Eric Rohmer, Philippe Garrel, Alain Bergala…
J’ai eu de la chance. Je commençais à peine, et Éric Rohmer m’a confié en 1986 tout le son de son film Le Rayon vert (Lion d’or du Festival de Venise). Ça m’a lancée. J’ai été une des premières femmes ingénieures du son, puis j’ai fondé ma société de production, ce qui m’a permis de travailler tout le temps, de ne pas subir la discrimination des femmes, dès lors qu’elles tombent enceintes par exemple. Il y a un vrai problème de ce côté-là. C’est une profession très masculine, qui s’adapte très peu aux femmes qui veulent ou ont des enfants.

Quel regard portez-vous sur la production contemporaine de documentaires ?
Il y a, aujourd’hui, deux extrêmes : des gens qui partent seuls avec leur caméra DV, pour tourner un film qui n’a pas trouvé de financement. Ou bien des « grosses » productions, plus institutionnelles, sans point de vue, sans regard. La production est frileuse, quant au traitement de certains sujets. On sent que les dispositifs – comme la parole, que j’évoquais tout à l’heure – sont moins audacieux. On se posait beaucoup moins de questions pour tourner, à l’époque. Palmeraie et désert nous donne une vraie liberté.

Dans Journal de France, on vous voit quelques années après votre rencontre avec Raymond Depardon, enjouée, désireuse d’aller se promener dans Paris sans but particulier, disponible à la contemplation. Est-ce quelque chose qui vous a liés ?
Oui. J’adore marcher dans Paris, m’y promener sans rien faire. Pour regarder les gens. Même – surtout – prendre le métro, c’est formidable.

 

NDLR: L’exposition « Dégager l’écoute » se tient du 15 janvier au 15 mars 2020 à la BNF, site François Mitterrand, Galerie des donateurs.


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