Economie

Jézabel Couppey-Soubeyran : « Le coronavirus révèle tous les dysfonctionnements de notre système économique »

Journaliste

Contrairement à 2008, la crise économique et financière n’est pas cette fois endogène mais provoquée par un virus catalyseur qui vient révéler un ensemble de graves dysfonctionnements : un sous-investissement dans la santé, la recherche et l’éducation, un désengagement trop fort de l’État, une trop grande interdépendance de la production, une politique économique trop passive, et une finance trop peu régulée… Entretien avec l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, spécialiste des banques, de l’instabilité et de la régulation financière.

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Le 16 mars 2020, Emmanuel Macron annonçait, lors de son allocution télévisée, un ensemble de mesures budgétaires en vue de soutenir l’activité économique déprimée par la crise sanitaire, et de rassurer les marchés financiers. Il faut remarquer que la formule « L’État paiera » n’est pas si loin de celle prononcée il y a huit ans par l’ancien directeur de la Banque Centrale Européenne (BCE), Mario Draghi, pour calmer les marchés financiers au moment de la crise des dettes souveraines en Zone Euro : « Whatever it takes ». Si la crise actuelle est bien différente de la dernière grande crise économique mondiale de 2008, le Coronavirus révèle les failles de notre système économique ainsi que les risques d’une finance instable. Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences en économie à l’université Paris 1, spécialiste des banques, de l’instabilité et de la régulation financière, expose ici les risques et les opportunités que représente la crise actuelle pour nos économies. GE

Pour limiter le ralentissement économique provoqué par le Coronavirus et les mesures de confinement qu’il entraîne, les pouvoirs publics ont annoncé des mesures budgétaires considérables. Comment ces mesures peuvent-elles être financées ?
C’est toute la question. Il faut que les États aient la possibilité de déroger aux règles de finances publiques. La commission européenne l’a accepté, et en conséquence chaque État pourra donc prendre les mesures budgétaires qu’il jugera nécessaires. Se pose ensuite la question du financement de ces mesures budgétaires. Pour se financer, les États vont émettre des titres de dettes sur les marchés. Ces derniers sont d’ailleurs en train de l’anticiper, c’est la raison pour laquelle les taux d’emprunts d’Etats sont en train d’augmenter et s’écartent les uns des autres : celui de l’Allemagne croît mais ceux de la France ou de l’Espagne augmentent bien plus rapidement, sans parler de l’Italie. Les marchés anticipent donc un besoin de financement de la part des États Européens qui doivent rapidement mettre en place des mesures pour résoudre la crise provoquée par la crise sanitaire. L’annonce le 18 mars dernier par la Banque Centrale Européenne (BCE) d’un programme d’urgence d’achats d’actifs (New Pandemic Emergency Purchase Programme) de 750 milliards d’euros, bien au-delà de la petite enveloppe supplémentaire de 120 milliards qui avait été annoncée le 12 mars, a semble-t-il calmé un peu les marchés. Il reste néanmoins que les dettes publiques vont considérablement augmenter en raison de la masse de dépenses que les Etats vont devoir engager pour faire face à cette crise. À terme seront-elles soutenables ? Dans le même temps, il ne faudrait pas que cette crainte d’insoutenabilité à terme des dettes publiques vienne réduire l’effort que les États doivent consentir pour faire face à l’urgence sanitaire et compenser les pertes de production et de revenu qui vont résulter de cette crise.

D’autres solutions existent pour financer ces mesures budgétaires ?
Effectivement, Il faut sans doute envisager une autre façon de procéder. Il me semble que le meilleur moyen de prendre les mesures budgétaires qui s’imposent, sans prendre le risque d’une insoutenabilité des dettes publiques par la suite, consiste à faire reposer leur financement sur la Banque Centrale Européenne. Elle doit accepter de prendre à sa charge le coût de ces mesures, pas simplement en achetant les titres qui vont être émis par les Etats mais en pratiquant un Hélicoptère monétaire, c’est-à-dire que la BCE n’attendrait pas de remboursement des dettes contractées par les États.
Pour le moment les mesures annoncées par la Banque Centrale s’inscrivent dans la continuité de celles utilisées pour gérer la crise de 2008, c’est-à-dire des taux au plancher et des achats d’actifs. Elle se dit prête à fournir autant de liquidité qu’il en faut… pour les banques ! Mais elle ne s’est pas encore déclarée prête à le faire pour les Etats et on en est encore très loin. On est également loin d’une solution, qui pourrait être à mi-chemin, un hélicoptère monétaire consistant à faire des transferts de monnaie centrale aux entreprises et aux ménages. Si on s’oriente simplement vers des mesures budgétaires, certes facilitées par les achats d’actifs, mais sans financement direct de la part de la Banque Centrale, et donc sans parer au risque d’une insoutenabilité à terme des dettes publiques, cela pourrait à nouveau déboucher sur une crise des dettes souveraines européennes, comme celle que nous avions connue après la crise des subprimes, et qui cette fois pourrait être fatale à la zone euro. Il est donc crucial que la BCE se coordonne avec la commission européenne et qu’il y ait une solution originale de financement de la politique budgétaire par la BCE.

La crise de 2008 avait révélé l’instabilité intrinsèque du système financier et le danger qu’elle pouvait représenter pour l’économie réelle. Le coronavirus est un choc extérieur qui a frappé en premier lieu l’économie réelle.
Effectivement en 2007-2008, c’est l’excès de finance qui avait provoqué une crise financière, puis économique. Les causes de cette crise étaient endogènes, elles provenaient du fonctionnement même du système financier. Aujourd’hui nous faisons face à une crise sanitaire, a priori extérieure au système financier, qui débouche sur une crise économique, laquelle peut provoquer une crise financière pouvant à son tour rétroagir sur la crise économique. Il y a donc un déclencheur, indépendant de la finance. Mais il est intéressant de voir que même si la crise n’est pas endogène, le Coronavirus, qui joue ici un rôle de catalyseur de crise économique et financière, révèle tous les dysfonctionnements de notre système économique. Il montre le sous-investissement dans le domaine de la santé, mais aussi dans l’éducation : si nous sommes aujourd’hui aussi difficilement en mesure d’assurer la continuité de l’école et des formations en situation de confinement, c’est en grande partie par manque d’investissements dans les moyens numériques dans le secteur de l’éducation, ou dans la formation des enseignants aux supports numériques par exemple. Nous sommes en train de prendre conscience du désengagement de l’État et d’en faire les frais, de façon encore plus violente qu’en 2008. Et je crois que l’on réalise, grâce à cette crise, la nécessité d’un État plus présent et plus bienveillant. La crise sanitaire révèle aussi la déstabilisation à laquelle expose une interdépendance trop forte dans la production. Certes les entreprises ont toujours besoins d’autres entreprises pour produire, mais la fragmentation des chaînes de production est allée très loin et on constate à quel point, dans un contexte de crise sanitaire comme celle-ci, une telle fragmentation peut devenir paralysante.
Nous réalisons aussi la nécessité de mener une politique économique plus active, au plan budgétaire comme au plan monétaire, et davantage tournée vers les besoins de la société. La crise actuelle est donc un révélateur à la fois de dysfonctionnements et de nécessités que l’on refusait de voir jusqu’à présent.

Comme la nécessité d’une finance plus stable, débarrassée de ses excès…
Même si la pandémie est un facteur exogène, elle illustre parfaitement le danger que fait peser une finance instable, ajoutant de la panique à la panique déjà présente ; et plus particulièrement, on constate la menace que représente un secteur bancaire qui ne sera peut-être pas en capacité d’éponger les pertes due à cette crise. Car les mesures qui ont été prises à la suite de la crise de 2008 ont été largement insuffisantes pour rendre le secteur bancaire suffisamment résistant en cas de choc.

Certaines mesures fortes ont pourtant été mises en place à l’issue de la crise, le recours au « Bail-in » plutôt que le Bail-out », ou encore la création d’un fonds de résolution unique pour faire face à la faillite éventuelle d’un établissement bancaire…
Dans les faits, les mesures adoptées à l’issue de la crise ont été assez minimalistes et trop peu de dispositions macroprudentielles ont été instaurées pour le moment. Nous allons être confrontés à l’insuffisance de ces mesures, autant pour les exigences de fonds propres que pour les dispositifs de résolution. On va pouvoir mobiliser un peu plus les créanciers des banques, mais ça n’ira pas très loin. Pour ce qui est du fonds de résolution il n’est pas encore complètement doté puisqu’elle est prévue pour 2024. Une partie de ce fonds est mobilisable, mais on est en dessous de la barre des 50 milliards d’euros. Il faut espérer que cela soit suffisant, car dans le cas contraire, les États (c’est-à-dire nous) seront à nouveau mis à contribution. Notons, en outre, que la BCE a annoncé que les banques pourraient utiliser pleinement leurs coussins de fonds de propres et de liquidité. En clair, cela signifie que si ces coussins baissent du fait de pertes et de sorties importantes de trésorerie, les banques ne seront pas obligées de les reconstituer aussitôt à hauteur des exigences réglementaires normales. Ce serait une bonne décision si avaient été mis en place de vrais coussins contracycliques, que l’on gonfle quand la finance s’emballe et dégonfle quand elle commence à dévaler la pente. Mais ces coussins n’existent pour ainsi dire pas. Ce n’est pas le tout petit coussin contracyclique de fonds propres (entre 0 et +2,5%) qui offre un volant d’ajustement. Donc ce ne sont pas ces sur-coussins qui vont être dégonflés mais ceux situés en dessous, les coussins normaux. En pourcentage du total des actifs bancaires, les grands groupes bancaires ont aujourd’hui à peu près 6% de fonds propres. Donc, si les pertes ne dépassent pas 6%, cela ira, sinon … il y aura des faillites bancaires ou des résolutions qui coûteront un peu aux créanciers des banques et beaucoup aux contribuables.

La montée du populisme au cours des dernières années ou l’importance des enjeux climatiques, peuvent apparaître comme des vecteurs puissants de démondialisation. La crise sanitaire peut-elle agir comme un catalyseur de cette démondialisation et, peut-être d’une définanciarisation de l’économie ?
Etant donné que la crise met en évidence la nécessité de réguler les interdépendances, au niveau de la production mais aussi de la finance, elle devrait nous pousser à agir dans ce sens. Pour le moment on constate surtout que la crise sanitaire du coronavirus est un puissant vecteur de démondialisation. De définanciarisation éventuellement mais surtout de démondialisation. On l’a vu, cela se traduit par une interruption de la circulation des marchandises, des individus, une paralysie des chaînes de production. Il faut espérer qu’après une telle épreuve, on aura pris conscience de la nécessité de socles de production solides et moins dépendants du reste du monde et mais aussi de l’importance d’un secteur financier stable et donc mieux régulé.
Nous avons l’impression de faire face à quelque chose d’inédit et d’exceptionnel, mais ce sont peut-être les prémices du risque climatique. La crise sanitaire qui se mute en crise économique aujourd’hui nous laisse entrevoir l’impact colossal que pourrait avoir le risque climatique sur nos économies demain. Car si la situation environnementale continue de se dégrader, nous nous retrouverons à devoir à nouveau faire face à de brusques pertes. Il faut qu’au-delà des mesures d’urgence prises pour résoudre la crise sanitaire et économique, il y ait des mesures de fond pour réorganiser nos modes de consommation, de production. Cela implique aussi de mettre de l’ordre dans le secteur financier : conserver ce qui est essentiel au fonctionnement de l’économie, dégonfler ce qui est déstabilisant pour mettre fin à l’hypertrophie financière et surtout renforcer la solidité du secteur bancaire en cas de pertes, car il est certain que le risque climatique se traduira par des risques financiers importants.


Grégoire Elkouby

Journaliste

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