Politique culturelle

Sam Stourdzé : « Avant d’être des lieux, les institutions culturelles sont des esprits »

Journaliste

Ce lundi 29 juin devaient s’ouvrir à Arles les Rencontres Internationales de la photographie. Las, le coronavirus est passé par là, les expositions ont été annulées et cette 51e édition se résumera à la remise des prix lors de deux soirées exceptionnelles fin août. En attendant, et avant de prendre le chemin de Rome, Sam Stourdzé revient sur son expérience à la tête de ce festival unique en son genre et se projette dans la prochaine institution culturelle dont il s’apprête à prendre les commandes, la Villa Médicis.

La 51e édition des Rencontres d’Arles, qui devait commencer dans quelques jours, n’aura pas lieu. Dur coup pour le festival de photographie, devenu un rendez-vous majeur de l’été avec ses 1,4 millions de visiteurs en 2019. À sa tête depuis 2014, Sam Stourdzé, dont ce devait être la dernière édition puisqu’il vient d’être nommé à la tête de l’Académie de France à Rome, la prestigieuse Villa Médicis. Spécialiste de l’image, Sam Stourdzé a longtemps été commissaire d’exposition (« Charlie Chaplin » en 2005 au Jeu de Paume, « Fellini, la Grande Parade » à la Cinémathèque française, « Paparazzi » au Centre Pompidou Metz, c’était lui), avant de se voir confier en 2010 les rênes du Musée de l’Élysée, à Lausanne. Il s’apprête donc à changer de métier pour la quatrième fois, ce qui le réjouit. Il prendra son poste à Rome le 1er septembre.

Les Rencontres d’Arles auraient dû commencer dans quelques jours, cette 51e édition aurait dû être votre dernière, puisque vous vous apprêtez à partir à Rome à la Villa Médicis. Quel sentiment éprouvez-vous ?
Un sentiment de grande tristesse. Annuler un festival, c’est un moment difficile, pour l’équipe, pour les artistes, pour la ville et pour moi aussi. Monter un festival chaque année est un énorme travail, un investissement colossal, et on y a cru jusqu’au bout. Le 12 mars, nous donnions la conférence de presse à Arles annonçant le programme d’une édition sur laquelle nous travaillions depuis plus d’un an. Celle qui devait suivre le lendemain à Paris, au ministère de la Culture, a été un des premiers évènements annulés. La suite, vous la connaissez. Mais surtout, nous ne nous sommes pas résignés tout de suite à l’annulation, et les premières semaines, nous avons tenté coûte que coûte de sauver l’édition en repensant les choses, en réinventant le festival, en demandant à notre directeur technique de recalculer les coûts d’une version en modèle réduit, en échafaudant de nouveaux scénarios, jusqu’à ce que nous soyons contraints de nous résigner. Cette annulation est la première en cinquante ans de vie des Rencontres d’Arles.

Quel impact a cette annulation ? Autrement dit, qu’apportent les Rencontres internationales de la photographie à une ville comme Arles ? Il y a quelques jours, le Journal des arts chiffrait la perte à 35 millions d’euros…
Depuis cinquante ans et pour de longues années encore j’espère, les Rencontres d’Arles contribuent à la riche saison estivale de la ville. Les Rencontres, c’est avant tout une effervescence culturelle à travers trente-cinq expositions qui se déploient dans toute la ville. C’est aussi pour la Ville d’Arles une vraie manne financière. Il y a quelques années, une étude aboutissait peu ou prou au même chiffre que le Journal des arts. Trente-cinq millions, c’est considérable, c’est un quart de la saison touristique de l’année. Il suffit d’échanger avec les commerçants, les restaurateurs, les hôteliers, les taxis, n’importe quel commerce voit son chiffre d’affaires multiplié pendant la saison. Enfin, Les Rencontres internationales de la photographie ont un rôle social en participant à un dispositif de réinsertion professionnelle : les quelque deux cents agents d’accueil embauchés chaque année par les Rencontres d’Arles bénéficient de ce dispositif pour une période de six mois formation comprise, et près de 70% d’entre eux retrouvent un emploi de long terme par la suite. Cette triple dimension d’acteur culturel, économique et engagé socialement sur son territoire, nous importe énormément.

Ce qui montre bien, à travers l’exemple des Rencontres, à quel point, quand on parle du milieu culturel, on parle d’un milieu économique, social et pas seulement artistique…
Absolument. Il y a quelques années, une étude avait montré que la culture contribue à 3,2% du PIB, soit sept fois la valeur ajoutée de l’industrie automobile. Ce n’est pas une histoire de querelle de chiffres. On est heureusement sorti, j’ose l’espérer, d’une vision un peu passéiste de la culture selon laquelle les « cultureux » seraient des mauvais gestionnaires, bons qu’à dépenser l’argent public sans souci d’équilibre financier. Aujourd’hui, la bonne gestion des opérateurs culturels est la garantie de leur pérennité. Les Rencontres d’Arles ont un budget d’à peu près 8 millions d’euros, qui contribuent bien évidemment à la santé de l’économie locale. En ce sens, elles sont un acteur du monde économique au même titre que les autres entreprises de la région. Nos partenaires publics, la Région, le Département, la Ville et même l’État l’ont compris, on le voit à travers l’emploi du terme d’« attractivité », qui hérisse le poil de beaucoup d’acteurs culturels… L’attractivité fait partie de la compréhension de nos missions par certaines tutelles publiques.

Vous lui préférez le terme d’« agilité ». C’est avec ce terme que vous avez proposé votre projet il y a six ans maintenant, quand vous êtes arrivé en 2014 à Arles.
Ce n’est pas tout à fait la même chose. L’attractivité, c’est la manière d’attirer du public. L’agilité concerne la manière dont on peut introduire de la souplesse au sein de nos structures parfois un peu rigides. Et en ce sens, les grands festivals, les opérateurs culturels doivent être aux avant-postes. On travaille avec des créateurs qui, pour exprimer leurs talents, ont besoin d’avoir en face d’eux des producteurs capables de s’adapter à leurs exigences et à leurs envies. Bien souvent, les structures proposent un modèle inverse : elles demandent aux artistes de se plier à leurs contraintes. J’ai toujours perçu les structures que je dirigeais comme des organismes vivants, en évolution constante. Il faut s’assurer en permanence que le modèle jamais ne se fige, en questionnant les acquis, en s’interrogeant sur les pratiques… Dans la crise que nous traversons, nous avons essayé au maximum de faire preuve d’agilité, de tout remettre à plat, de repartir à zéro, de trouver les moyens de se réinventer. Nous avons essayé, mais nous n’y sommes pas arrivés. Nous avons pris cette décision de l’annulation pour ne pas risquer d’aller au point de rupture, de casser la machine et de mettre en péril sa pérennité. C’est un échec qui j’espère va nous obliger à poursuivre cette réflexion autour de la meilleure façon de rester agile sans devenir fragile. Les échecs sont aussi des moments d’apprentissage qui nous font évoluer.

L’échec dû à la crise ne vient pas recouvrir les cinq années précédentes où vous avez présidé aux destinées des Rencontres de la photo d’Arles. Est-ce que cette agilité, vous diriez que, malgré tout, vous avez réussi à la rendre possible?
Oui, je l’espère ! Ces six années ont été riches d’aventures, de succès, de progression. Cette agilité a été à l’œuvre, elle a été une ligne directrice pour l’ensemble des équipes du festival, elle a nourri la relation que le festival  a su établir avec les artistes, avec le public… Bien sûr, il y a les chiffres qui sont plutôt flatteurs. La fréquentation a progressé en cinq ans de 75% pour s’établir aujourd’hui à 1,4 million entrées dans les expositions, ce qui fait du festival l’un des lieux les plus fréquentés pour la photographie en France. Les artistes ne s’y trompent pas. Ils savent que faire le lancement de leur exposition à Arles, c’est la garantie de toucher un public de professionnels prescripteurs et un public d’amateurs enthousiastes.
Je suis aussi très content des projets dont, en 6 ans, les Rencontres ont été à l’initiative. En effet, nous avons co-créé avec le Musée de la photographie de Pékin un festival en Chine dont la sixième édition sera inaugurée à Xiamen. Ce festival porte le nom de Arles. Nous avons participé à la conception d’une nouvelle institution pour la photographie dans la région des Hauts de France. L’Institut pour la Photographie est installé à Lille depuis 2019. Il y a deux mois, nous avons lancé un nouveau Prix en s’associant à un grand festival indien d’art, « Serendipity ». Ce prix est l’un des mieux doté pour la photographie en Inde, il s’adresse aux photographes de la région d’Asie : Inde, Sri Lanka, Bangladesh, Bhoutan, Népal, Birmanie et Pakistan. On voit peu de photographes de cette zone exposés en Europe alors qu’il y a une créativité très stimulante.
Pardonnez ma fanfaronnade, mais je ne connais pas d’autres institutions qui, au cours des dernières années, ont été à l’origine de la création d’autant de nouvelles structures. Pour autant, il ne s’agit pas d’aller planter le drapeau des Rencontres d’Arles en faisant un petit Arles à Lille ou en Chine. Ce que nous défendons c’est plutôt un modèle de collaboration. Ces nouvelles institutions ont vocation à terme à être complètement autonomes, mais dans leur phase de lancement, elles bénéficient de notre expertise, du notre savoir-faire, ce qui crée des effets de levier formidables. C’est aussi cela l’esprit des Rencontres. Une ingénierie plus qu’un lieu. Et un questionnement permanent. Car transmettre à d’autres ce savoir-faire nous oblige à nous interroger constamment sur nos façons de procéder, à nous assurer qu’elles sont claires et compréhensibles par d’autres. En d’autres terme, une manière d’évaluer nos compétences.

Ce succès est peut-être aussi dû aux projets eux-mêmes : 225 expositions en six ans ! Qu’est-ce que vous aviez à cœur d’exposer au cours de ces six ans?
C’est sûr que quand on compte le nombre de projets produits, on se dit qu’on est un festival productiviste ! Toutefois, la spécificité d’un festival, c’est son horizontalité. Cette capacité à proposer des projets, non pas les uns après les autres comme dans un musée, mais simultanément. Ce qui nous intéresse à Arles, c’est d’arriver à proposer une programmation qui soit à la fois un état des lieux chaque année de la création photographique et une réflexion autour de l’image, embrassant toutes ses dimensions. Aujourd’hui, l’image étant au cœur de notre société contemporaine, ses ramifications sont très nombreuses.

Comment avez-vous travaillé la conciliation entre un public professionnel et le grand public, entre un public international et un public local ?
C’est une vraie question, la tentative de la quadrature du cercle ! La plupart du temps, vous construisez une programmation qui répond à l’un ou à l’autre. Soit vous faites des concessions au grand public avec un certain nombre d’expositions blockbusters, mais le public des professionnels – surtout celui de la photo – considère que c’est une concession au bon goût ; soit vous avez une programmation trop pointue auquel le public professionnel peut trouver un vrai intérêt, mais vous risquez de perdre le grand public. C’est un peu schématique, j’en conviens, mais la caricature ne fait que forcer le trait de la réalité. On a commencé par se dire qu’il fallait d’abord connaître parfaitement notre public. Tous les deux ans, nous avons lancé des études quantitatives et qualitatives assez poussées. Je disais souvent à l’équipe sous forme de boutade qu’il fallait connaître chaque visiteur par son prénom. Connaître son public, c’est aussi savoir pour qui on travaille et comment on peut travailler. Nous nous sommes aperçus que nous n’avions pas un mais des publics : qu’au sein du public professionnel, il y avait trois ou quatre types de professionnels de l’image, qu’au sein du grand public il y avait trois ou quatre profils différents, etc. Avec des géographies variées qui vont du local à l’international.
Nous nous sommes alors mis à travailler sur la segmentation de ces publics pour comprendre quelles étaient leurs attentes et quelle réponse le festival pouvait leur apporter. Puis on a fait un travail de lissage pour effacer cette segmentation, permettre une porosité des publics et faire en sorte que certains visiteurs, venus parce que l’on s’adressait spécifiquement à eux, aillent aussi butiner ailleurs et découvrir de l’inattendu. Cette recherche est passée par des partenariats média spécifiques qui nous ont permis de toucher de nouveaux publics, et par une programmation riche et surtout variée. On nous reproche parfois de faire trop d’expositions. En fait, le public voit dix expositions en moyenne, mais chacun a son propre parcours au sein du festival. Les dix sont rarement les mêmes. Si bien qu’au fond, il y a en quelque sorte des festivals au sein du festival. On n’est pas très loin de la saison d’un théâtre ou d’un opéra qui propose sur l’année de nombreux spectacles dans lesquels le public se fabrique son parcours en début d’année tout en restant ouvert à des surprises ou des découvertes. Car autant le terme d’« agilité » est important à l’égard de la structuration de notre institution et du travail des équipes, autant le terme de « surprise » est un des mots d’ordre à l’égard du public !

Depuis deux ou trois ans, les Rencontres ont un surnom dans la presse. Tous les médias parlent du « Cannes de la photo ». N’y voyez-vous pas une ambivalence, entre snobisme et ouverture à l’image animée ?
On ne s’est jamais vraiment inquiété de cette appellation qu’on a surtout pris pour un raccourci journalistique qui permettait de définir assez rapidement et de façon flatteuse le festival comme étant pour la photographie ce que Cannes est au cinéma : le festival de référence. Un jour, nous recevions Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, lors d’une soirée au Théâtre antique, et je me suis permis de l’interpeller avec humour en souhaitant que vienne le jour où Cannes serait enfin surnommé le « Arles du cinéma ». Je ne sais pas si ce surnom reflète de l’ouverture et du décloisonnement de la photographie. Mais c’est très juste de dire que sont présentes à Arles des formes beaucoup plus ouvertes. La photographie telle qu’on l’entendait il y a vingt ou trente ans, à savoir une petite épreuve sur papier en noir et blanc a bien évolué ! Pour autant, l’esprit des fondateurs, Lucien Clergue, Michel Tournier et Jean-Maurice Rouquette, est resté le même. Eux aussi ont créé le festival avec une approche disruptive, à partir du constat que la photographie était nulle part. À l’époque, c’était un acte fort et quasiment politique d’exposer la photographie comme un art. Leurs choix se sont naturellement portés sur une photographie esthétique, acceptable comme forme d’art.
Dans ces premières années, il n’y avait ainsi pas de photographie couleur, jugée trop vulgaire et réservée aux amateurs. Ce qui n’a pas empêché Arles, quinze ans plus tard, d’être un des premiers lieux à exposer la photographie couleur avec Nan Goldin ou Martin Parr. Trente ou quarante ans plus tard, ce combat des pionniers a été gagné : la reconnaissance institutionnelle de la photographie a bien eu lieu. Et Arles y a très largement contribué ! Même la sémantique a changé. On parle peut-être un peu moins de photographie et un peu plus d’images, une notion qui inclut les images fixes et les images animées. Il n’aura échappé à personne que notre société connaît une bascule sans précedent, du textuel vers le visuel. Aujourd’hui maîtriser les codes, connaître la grammaire des images est une véritable arme pour affronter l’époque contemporaine. D’ailleurs, aujourd’hui la photo est partout. L’idée pour nous est d’inverser les choses, que le festival devienne un moment où l’on peut décrypter les images, faire pause, prendre le temps de réfléchir. Derrière ses allures festives, décontractées, agréables, le festival a aussi peut-être une fonction d’éducation, d’apprentissage.

En 2014, vous dirigiez le musée de l’Élysée, à Lausanne. Quelle est la différence entre diriger un festival et diriger un musée?
D’abord, il y a quand même beaucoup de similitudes. Arles est le premier festival de photo à s’être créé. Quant au musée de l’Élysée, il a été inauguré quinze ans après, en 1985, mais on a coutume de dire qu’il est l’un des premiers musées européens de la photographie. Et puis, Lausanne et Arles ont un axe rhodanien en partage… Ensuite, il y a un certain nombre de différences. À Lausanne, j’ai passé beaucoup de temps à réintroduire de l’événementiel au sein de l’enceinte muséale. Un exemple : j’avais été frappé en arrivant au Musée de l’Élysée de constater que le musée n’avait pas d’espace de convivialité, de partage. Un musée ne doit pas entretenir son image de lieu austère. Il doit être un organisme vivant, un lieu de joie, de partage, d’échange. Nous avons donc repensé la librairie, inauguré un café. Nous avons également relancé « la Nuit des images », une grande fête populaire sur les pelouses du musée. Ce soir-là, en laissant le musée ouvert et gratuit toute la nuit, nous accueillions des visiteurs peu habitués à pousser la porte d’un lieu encore intimidant pour beaucoup.
À Arles, au fond, ce fut à l’inverse. J’ai passé beaucoup du temps à réintroduire une dose muséale dans les expositions, à faire en sorte que la programmation ait la même rigueur que celle d’un musée. Pour cela, nous avons fait appel à de nombreux commissaires d’exposition. Le festival est devenu un terrain d’expérimentation pour les artistes, mais aussi pour des commissaires. Pour en avoir monté un certain nombre moi-même, j’ai appris qu’une exposition se construit comme un écrivain écrirait son livre, comme un documentariste ferait son documentaire : un commissaire d’exposition écrit et réalise son exposition. Une exposition, c’est une démonstration visuelle et pour y parvenir, pour acquérir ce savoir-faire, la meilleure école reste la pratique. Ainsi, chaque année, c’est plus d’une quarantaine de commissaires d’exposition auxquels on a donné la parole aux Rencontres d’Arles, tantôt prestigieux, tels Simon Baker, conservateur à l’époque à la Tate, Clément Chéroux, conservateur au Musée d’art moderne de Paris puis de San Francisco ou Marta Gili, à l’époque directrice du Jeu de Paume ; tantôt novices, débutants, qui sont venus monter leurs premières expositions à Arles. C’est d’ailleurs un avantage du festival sur le musée : aux Rencontres d’Arles, il y a trente-cinq expositions en même temps. On peut donc tenter des choses, expérimenter, prendre des risques, et même rater. Éloge de l’échec, là encore, qui permet d’apprendre. À cet égard, je reconnais bien volontiers qu’il y a eu au cours des dernières années quelques expositions ratées. Mais il y a eu aussi des expositions extrêmement réussies sans qu’on ait toujours anticipé leur succès. Nous avons pris des risques, tenté des choses. C’était parfois de vrais paris. Pour tout dire, on s’est aussi beaucoup amusé. C’était une aventure joyeuse !

Est-ce qu’à travers votre parcours, c’est une vision globale de la culture qui transparaît ?
Il y a certainement une vision et une manière de défendre la culture et les artistes commune à l’ensemble des lieux par lesquels je suis passé. Mais rien n’est calculé, et chaque nouvelle aventure réserve sa part d’inconnu et de surprise. J’ai passé douze ans comme commissaire d’exposition indépendant à monter et à produire des projets plutôt liés à la photographie et au cinéma. À l’époque, je travaillais donc à l’échelle d’un projet. En prenant la direction du musée de l’Élysée, j’ai changé de métier. Avec Arles, nouveau changement, du bâtiment et de la programmation je suis passé à l’échelle de la ville avec un projet à construire dans une vingtaine de lieux. Demain, de nouveau, je vais changer de métier. Cela signifie mettre de côté la photographie et le cinéma qui sont mes premières amours. Mais au fond, j’ai aussi passé vingt ans à défendre une approche plus globale, à la fois vision de la culture et conception du management d’une institution culturelle. Je suis très heureux de pouvoir maintenant la mettre en œuvre dans une maison aussi prestigieuse que l’Académie de France à Rome, qui est à la fois une résidence d’artistes, un lieu d’exposition et de rayonnement et un bâtiment patrimonial. Cette maison a 350 ans d’histoire. Je trouvais déjà impressionnant de diriger un musée de 35 ans, puis un festival dont on a célébré en grande pompe le demi-siècle, mais 350 ans, voilà qui force à un peu humilité et de  respect.

On passe de l’« agilité » à la « mobilité » avec Rome…
Oui, c’est le projet que j’ai proposé. La Villa Médicis semble d’entourer d’injonctions contradictoires. Dans ses missions tout d’abord, entre la « mission Colbert » (accueillir des artistes pensionnaires) et la « mission Malraux » (contribuer au rayonnement de la culture française via des activités culturelles et des expositions), ou, plus récemment, la création de la « mission Patrimoine ». Ces missions donnent parfois l’impression d’être construites en silo sans beaucoup d’interactions. Ces dernières années, une partie de la Villa a été transformée en hôtel, tout en tentant de concilier l’accueil des artistes et du public. Le bâtiment lui-même joue des contrastes, entre sa façade austère qui domine la ville et la beauté de la façade intérieure et de ses jardins. J’aimerais arriver à jouer de ces histoires contraires en introduisant un peu de mobilité au sein d’une institution qui bien souvent semble très figée. Là aussi, la mobilité est un état d’esprit. Elle se décline : la mobilité artistique doit être encore plus valorisée dans un dialogue constant des disciplines. Aujourd’hui, ce décloisonnement artistique est très propice à l’esprit créatif contemporain.
Ensuite la mobilité sociale est cruciale. Ce sera certainement le chantier le plus difficile à mettre en œuvre. On sait combien notre secteur culturel est un lieu de reproduction des élites. Comment être proactif pour faire bouger les lignes ? C’est une grande question que l’on laisse bien souvent sans réponse. Mais si nous, institutions culturelles, ne prenons pas ce sujet à bras le corps, qui le fera ? D’autres ont montré que c’était possible, comme Sciences Po qui a mis en place il y a plusieurs années des processus de recrutement différents pour favoriser plus de diversité. Et puis, il y a une mobilité géographique. L’Europe doit occuper une place centrale. Parfois, la Villa Médicis se drape dans sa tour d’ivoire, elle se défend face à la pluridisciplinarité en considérant qu’elle ne peut pas être experte dans chacune des disciplines qu’elle accueille. Il faut favoriser les coopérations, les rapprochements, les collaborations. La Villa peut s’associer avec un certain nombre d’institutions, de laboratoires de recherche, d’universités pour créer une dynamique d’échanges. C’est à ce titre-là que l’Europe peut être un formidable terrain de jeu.

L’Europe, mais aussi l’Afrique francophone. Vous avez des intentions de collaborations avec des scènes artistiques de l’autre côté de la Méditerranée…
La Villa Médicis accueille des créateurs francophones. Il faut renforcer la place de la francophonie et à ce titre, la Méditerranée est un axe de développement qui peut permettre d’envisager tout à la fois, mobilité artistique, mobilité sociale et mobilité géographique. La mobilité est une manière de dire qu’avant d’être des lieux, les institutions sont des esprits ; et les esprits peuvent s’exporter, se déplacer, se transmettre…

Est-ce que là aussi votre expérience de pensionnaire pendant dix-huit mois en 2007-2008, vous a servi ?
J’étais pensionnaire en cinéma à la Villa Médicis, j’y développais un projet autour de Fellini. Ces dix-huit mois m’ont nourri pour les cinq ou dix années à venir. Avoir du temps pour réfléchir librement, de manière désintéressée, à rebours d’une société où tout est toujours axé sur la production, la restitution et donc le court terme, voilà le vrai luxe. Pour moi, la Villa a été une chance et m’a permis de devenir ce que je suis. De la même manière que mon expérience de commissaire d’exposition m’a nourri comme directeur d’institution, certainement ce passage comme pensionnaire est un atout pour appréhender mes nouvelles fonctions. À l’époque, si je suis devenu producteur en plus d’être commissaire, c’est parce que je voulais connaître chacune des étapes de la construction d’un projet : la partie scientifique et la recherche, mais aussi l’organisation d’un transport, l’assurance des œuvres, la fabrication des cadres, l’accrochage, le financement et le mécénat, l’édition d’un catalogue, la mise en place de coproduction, la circulation des expositions… Maîtriser chaque phase et voir ce que l’on pouvait améliorer.
Souvent on vous dit « on a toujours fait comme ça ». Cette phrase est un ennemi ! Il faut en permanence remettre en cause, améliorer les process. Effectivement, cet état d’esprit m’anime. Pour autant, on peut remettre en cause, tout en restant simple, modeste et surtout respectueux des équipes qui sont en place. Ce sont les équipes qui font la culture d’un lieu. Vous pouvez avoir le meilleur projet du monde, si il n’est pas porté, intégré par une équipe, vous n’arriverez jamais à le deployer. Les projets que j’ai portés, depuis le musée de l’Elysée jusqu’aux Rencontres d’Arles – et j’espère qu’il en sera de même à la Villa Médicis – n’ont pas été à mon image, mais à l’image de ce que nous en avons fait ensemble. C’est cette aventure collective qui a le plus de valeur.

Est-ce que ce n’est pas le poste le plus politique que vous ayez connu ?
Je ne sais pas très bien ce qu’est un poste politique. Si c’est avoir une idée de ce que peut être une politique culturelle et une vision pour un établissement, oui, c’est un poste politique comme les Rencontres d’Arles ou le Musée de l’Élysée l’ont été. Vous savez, la Villa Médicis est un lieu de beaucoup de fantasmes et de spéculations. C’est une très belle institution, mais elle reste une institution culturelle avant toute chose, qui doit être gérée comme telle. En technicien de la culture, je suis heureux que l’on me reconnaisse cette qualité en me confiant les rênes de cette maison.

Revenons à Arles pour terminer. On a appris cette semaine que malgré l’annulation des Rencontres, vous avez tenu et réussi à maintenir les prix et à organiser deux soirées exceptionnelles qui auront lieu les 28 et 29 août. Pouvez nous en dire un mot ?
On voulait que l’esprit des Rencontres soit présent et qu’un certain nombre d’actions concrètes puissent avoir lieu. Les prix sont essentiels parce qu’ils permettent de donner des moyens et de la visibilité aux artistes. Or, encore plus en ce moment, les artistes ont bien besoin de ce soutien. Ainsi, le prix Women in Motion, décerné à une grande dame de la photographie et doté de 25 000 euros, aura lieu et sera annoncé en novembre. Le prix Découverte Louis Roederer, qui met en avant dix jeunes artistes de moins de 45 ans et qui est doté de 20 000 euros, sera maintenu. Le prix de la maquette de livre, qui permet la publication à hauteur de 25 000 euros d’un ouvrage, également. Le Prix du livre, qui décerne dans trois catégories des prix de 6 000 euros, pourra lui aussi être maintenu. Et puis en effet, deux soirées se tiendront au Théâtre antique à la fin de l’été dans le cadre des journées de réflexion intitulées « Agir pour le vivant » portées par Actes Sud. La première verra se succéder Edgar Morin et Cyril Dion autour des images et des représentations de l’écologie. La deuxième sera dédiée au Live Magazine, avec lequel nous collaborons depuis deux ans déjà, et qui, à travers des récits courts, nous embarquera dans de nouvelles histoires illustrées.

On sait depuis aujourd’hui le nom de votre successeur à Arles, Christoph Wiesner, qui assurait jusque-là la direction artistique de Paris Photo. Qu’avez-vous envie de lui dire ?
Je suis très heureux de cette nomination. C’est une grand professionnel qui, à n’en point douter, saura écrire le nouveau chapitre de l’histoire du festival. Je lui souhaite bonne chance ! Et pour tout vous dire, je l’envie même un peu d’avoir le plus beau job du monde !

Où en est votre italien ?
Un grande benvenuto a tutti ! (rires) Il progresse, il progresse, mais il reste encore du travail. Laissez-moi encore quelques mois !


Caroline Broué

Journaliste, Productrice à France Culture et écrivaine