Kapwani Kiwanga : « Ce qui compte c’est le geste »
L’artiste plasticienne Kapawni Kiwanga cultive depuis presque vingt ans une approche transdisciplinaire du voyage, l’amenant à passer d’une formation en anthropologie et en religion comparée à Montréal aux Beaux-Arts de Paris, et à explorer dans sa pratique artistique plusieurs formats complémentaires telles que la photo et la vidéo, la sculpture et l’installation. C’est aussi un voyage entre les frontières et les identités, préférant la fluidité des mouvements, libératrice, aux logiques d’enfermement des assignations individuelles et collectives. Kapwani Kiwanga est née et a grandi dans l’Ontario au Canada, à Brantford plus précisément, une ville fondée par les colons sur les terres des peuples Haudenosaunee – ou Six-Nations – et Anishinaabe. Sa famille paternelle est originaire de Tanzanie. Des histoires et des localités géographiques disparates, imbriquées les unes aux autres, qui ont amené l’artiste, lauréate du prix Marcel-Duchamp 2020, à préférer les points de vue minoritaires et invisibilisés, cachés dans les replis des histoires plutôt que les narrations qui articulent la grande Histoire. Dans son œuvre, très riche, il y est ainsi question des plantes et du vivant, de croyance et de religion, d’afrofuturisme, d’architecture disciplinaire, de mutation et de métamorphose, de luttes et de résistances, de langages pluriels, d’individus d’ordinaire disparus des récits dominants, de colonialisme, de soin, d’expériences personnelles et d’un rapport décalé avec les espaces d’exposition. AB.
Votre formation croisée entre art et sciences humaines ainsi que votre pratique artistique reflètent une dynamique résolument transdisciplinaire, une quête qui s’articule entre recherche historique et formelle, entre passé, présent et futur, entre réel et fiction. Comment vous définissez-vous en tant qu’artiste, comment définissez-vous le processus même de votre travail artistique ?
Mon travail est en constante évolution, je n’essaie donc pas trop de le définir. Je préfère m’intéresser au présent. Ce qui me semble actuel aujourd’hui n’est pas nécessairement en lien avec des pièces réalisées il y a cinq ans, où j’étais alors dans une autre perspective de recherche. Je ne sais pas ce qui va arriver et je préfère m’attacher à ce que je peux formuler aujourd’hui. Chaque projet est très différent et la façon dont je creuse une question diffère à chaque fois, même si le point de départ est toujours lié à une question que je me pose en observant ce qui se passe dans la société, en lisant un article ou en discutant avec quelqu’un. Je me demande : pourquoi cela arrive maintenant, de cette manière-là, pourquoi cette forme-là ? Par la suite, portée par la curiosité, les recherches que je mène m’amènent à voir quelles structures ou quels éléments du passé j’ai envie de faire émerger. Les échanges avec des gens et mes lectures dans des champs académiques de différentes disciplines font peu à peu émerger une forme. Certains projets nécessitent moins de recherche. Un fait historique peut m’inspirer et c’est depuis ce point de départ que je travaille sur la forme. Ces dernières années j’ai bénéficié de temps et de moyens dans le cadre d’invitations portées par des institutions, ce qui m’a permis de réagir au contexte local. Cet ancrage peut être enclenché par un espace et une architecture spécifiques, les modes de déambulation du visiteur dans ces espaces, ou un aspect historique propre au lieu qui ouvre des questions.
À l’origine de certaines de vos œuvres, on retrouve une articulation à des faits historiques liés notamment à l’histoire coloniale et décoloniale, aux luttes esclavagistes, des épisodes spécifiques que vous confrontez au présent, voire que vous projetez dans le futur. Une composition transtemporelle qui emprunte parfois aux formes de l’afrofuturisme comme c’est le cas dans la pièce Afrogalactica, dans laquelle vous incarnez une anthropologue qui, œuvrant des centaines d’années dans l’avenir, retrace les origines de nos civilisations par l’intermédiaire des courants philosophiques, esthétiques et aux histoires de l’art de l’afrofuturisme du XXe siècle.
Plus qu’aux questions coloniales ou décoloniales, je préfère parler de l’asymétrie du pouvoir qui a pu se concrétiser dans l’Histoire. Certes, je viens d’un pays, le Canada, dont l’histoire est traversée par plusieurs formes de colonisation, et j’habite aujourd’hui en France, qui était à la périphérie et au centre de l’élaboration d’un colonialisme très intense qui configure toujours notre présent. Mais je m’intéresse surtout aux différents aspects du pouvoir, qui rassemblent aussi bien les questions de genre, de classe, de race, de sexe. Tout est de toute façon imbriqué. C’est depuis ce positionnement du pouvoir que je m’interroge le plus. Si l’on regarde ces histoires de pouvoir depuis un point de vue géographique, depuis différentes localités et points de vue historiques, que voyons-nous ? Comment le pouvoir s’est-il incarné dans un système d’architecture, de lois, de sociétés, de langages, d’éducation, de fabrication d’éducation, de narration ?
Par la suite, je partage de manière très ouverte ces positionnements avec autrui en essayant d’élargir le prisme des échanges, en intégrant des faits et des points de vue qui ne sont pas assez pris en compte, voire illisibles ou inaudibles d’ordinaire. Les personnes qui visiteront l’exposition ou verront une pièce prendront ce qu’ils veulent de ces propositions. C’est avant tout une invitation à penser, à passer du temps et à réfléchir avec certains éléments. J’ai une position très claire sur tous les sujets que je traite mais elle n’engage que moi. Je ne trouve pas ça intéressant de revendiquer ce type de positionnement politique en imposant un point de vue qui ne prendrait pas en compte celui des autres personnes. C’est plus riche de donner plus de temps pour faire se croiser des positionnements complexes, qui peuvent même être contradictoires, et composer avec tout ça, plutôt que de proposer une narration très simple qui rassemble tout le monde de manière univoque. Je trouve que nous devons essayer de cultiver un peu plus cette richesse et cette complexité telle qu’elle est présente dans ce monde, plutôt que de construire des narrations trop simples.
Je pense à l’installation Nursery[1] exposée à La Ferme du Buisson en 2016, dans laquelle plusieurs plantes, choisies pour leur rôle dans l’histoire des luttes et des résistances, étaient disséminées dans l’espace sans aucune indication, invitant ainsi le public à échanger avec les médiateurs qui transmettaient oralement l’histoire de chacune de ces plantes. Tout en étant conduit par l’expérience que le spectateur se faisait de cette installation, l’échange qui en découlait devenait un vrai lieu d’expériences intimes, différentes selon l’histoire que chacun pouvait se raconter face à ces plantes, dans sa mémoire, son rapport aux plantes et à des formes de lutte ou de soin. L’œuvre déroulait alors un chemin aux bifurcations multiples. À l’image de cette installation, peut-on parler d’un art de l’expérience et de l’exposition comme d’un événement ?
Pendant toute une période, j’ai fait pas mal de conférences performées. J’ai vraiment vécu ce lieu de la performance comme un endroit où on construit des savoirs et des histoires avec le public et de manière active. Parce ce que le public est attentif à mes paroles, à des images, et qu’il vient aussi avec leur propre regard, nous sommes tous engagés collectivement et activement dans ce moment-là qui se situe entre la fiction et le réel. Un moment qui est traversé par cette déstabilisation très subtile pour s’interroger sur ce que l’on sait réellement. Cette expérience du lieu partagé comme un événement, on la retrouve également dans les installations et les sculptures. Nous sommes actifs face à une œuvre, et je pense toujours à cette interaction et à la façon dont le public pourra repartir et continuer à se poser des questions. Ma volonté, c’est d’ouvrir l’espace et d’inviter chacun à créer sa propre expérience. Je suis consciente des histoires que nous prenons pour acquises, construites sans même qu’on y prête attention, et dont il s’agit ici d’observer la façon dont elles se sont élaborées, si elles sont complètes ou pas, et comment ajuster notre propre regard. Il ne s’agit pas d’une méthode de déconstruction de l’Histoire, des histoires, mais plutôt de faire se croiser les histoire entre elles, de briser certains instants narratifs, pour ne garder au final que quelques aspects de la narration.
La série Nations démarrée en 2009 lors d’un voyage en Haïti offre entre autres une relecture de la révolution en Haïti, à l’issue de laquelle est fondée, en 1804, la première République noire indépendante du monde. Vous inspirant de la nature syncrétique des pratiques vaudoues, vous avez fait broder des bannières à partir de fragments de tableaux d’histoire européens du XIXe siècle. Peut-on parler d’un travail de relecture et de traduction du fait historique ?
C’est un travail de recontextualisation à partir de documents existants. Dans le cas de Nations, il s’agit de retraverser les représentations de l’histoire haïtienne – telles qu’on les retrouve dans des tableaux, gravures et lithographies appartenant à des collections européennes et américaines ou dans des livres d’Histoire de l’époque – pour ensuite les ramener à Haïti, afin que les personnes travaillant à une imagerie traversée par les forces et les esprits vaudous puissent les reprendre et les retravailler. Le vaudou a été très important dans cette révolution et cet aspect de la religion et des croyances est très peu mentionné. Il s’agit d’habiter les nuances et les couches mises de côté et de réinsérer le vaudou dans la religion haïtienne par un ressaisissement de sa propre imagerie.
Dans un contexte plus large, c’est aussi une invitation à s’interroger sur ce qu’est une révolution, une république, ce que les bannières et les porte-drapeaux formalisent dans les installations qui constituent Nations. Pour certains cet épisode est décrit comme une révolte, pour d’autres il y a une dimension politique forte, derrière laquelle, grâce à un puissant élan de fraternité et de fédération populaires, on peut s’interroger sur ce qu’est une république et sur ce qu’est une Nation. Ce qui nous amène aussi à nous interroger sur ce que sont les nations africaines qui sont toutes représentées et honorées dans le vaudou haïtien et qu’on retrouve dans ces drapeaux. Il y a un conglomérat d’époques et de moments qui touchent à toutes ces problématiques et qui sont ici cristallisés. Tous ces éléments, parfois disparates, entrent en dialogue. C’est aussi une manière de mettre en contact plusieurs disciplines et cultures là où d’ordinaire elles sont séparées.
Il y est question aussi de mutation – mutation d’une œuvre vers une autre, d’une forme de savoir vers une autre. Nous sommes pris dans une dynamique permanente qui nous invite parfois à entrevoir le futur. S’agit-il d’un présage, de parler depuis le futur pour penser le présent, de mettre en place un protocole pour aller vers le futur ? À une époque où la question du futur est toute aussi cruciale qu’incertaine comment l’intégrez-vous dans ton travail ?
Le futur est toujours présent. Ce flux permanent entre passé, présent et futur représente une force incroyable pour pouvoir avancer. Dans toutes mes œuvres, et particulièrement les sculptures, il y a cette idée de « stratégies de sortie » qui nous invite à multiplier les perspectives afin d’aiguiser notre regard sur les structures existantes et d’envisager le futur autrement. En travaillant sur les échelles ou les couleurs par exemple, j’essaie de créer une petite ouverture par laquelle on va tenter de briser ce qui est tenu pour acquis et dont nous n’avons pas conscience, afin de proposer un autre geste pour se mettre en relation. L’installation Positive – Negative (Morphology) (2018) découle d’un geste simple qui consiste à creuser un trou de forme rectangulaire devant le centre d’art et à transvaser la terre extraite du sol dans une des salles d’exposition. Le spectateur est ensuite invité à prendre une poignée de terre pour la replacer à l’extérieur, dans son sol d’origine. L’extraction de cette terre renvoie au projet colonial, plus comme état d’esprit que comme fait historique. Ce projet colonial a été et est toujours présent. J’ai été éduquée comme ça : on prend mais on donne rarement en retour.
Mon travail ne se situe pas dans une demande de réparation, de pardon ou d’excuse. On ne peut pas réparer ce qui a déjà été fait, c’est impossible. Je pense que ça n’est pas le rôle de l’art. Par contre on peut réfléchir aux gestes, au rôle du corps, à la façon dont on peut à travers des gestes différents se muscler autrement. Toutes ces œuvres procèdent un peu de cette dynamique-là, celle d’essayer de faire des choses différentes, de proposer des petites expériences. La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement est le résultat de la répétition des mêmes gestes depuis des années, des siècles, des générations. Je pense que c’est le bon moment pour engager quelque chose qui n’implique pas la réflexion mais les sensations, l’expérience d’un autre geste, d’un pas de côté, d’une autre façon d’être dans ce monde. Et cela peut se passer dans l’espace du laboratoire comme dans celui de la salle d’exposition.
Le désir d’un autre geste est central dans la vidéo Vumbi (2012), tournée dans une région rurale en Tanzanie, terre d’origine de votre famille paternelle. Dans un unique plan-séquence, on vous voit au bord d’une route en train de nettoyer à la main, patiemment, les feuilles d’un arbre recouvertes par la poussière rouge de la terre. Dans la lenteur de ce film et des gestes que vous exécutez, nous faisons l’expérience physique du soin que vous apportez à ce morceau de nature. C’est le geste ici qui nous amène à nous saisir de notre rapport au monde, dans sa simplicité, sans efficacité immédiate mais avec cette certitude que ce serait par l’addition d’une multitude de ces petits gestes que nous pourrions réinventer notre relation au monde et au vivant. Les plantes jouent un rôle important dans votre travail, étant le vecteur de problématiques centrales dans vos œuvres telles que les luttes et les résistances, le soin, la croyance et la magie.
Les plantes reviennent souvent dans mon travail sans que cela soit pour autant déterminé dès le départ. C’est lié à une curiosité très personnelle : j’observe ce qu’il y a autour du moi. Il n’y a pas que l’humain, l’architecture ou des formes politiques, il y a aussi des plantes, des animaux. Je trouve ça incroyable que nous n’intégrions pas plus dans nos œuvres ce qui compose véritablement notre monde. Il s’agit juste de penser de manière plus globale en reconnaissant que d’autre formes du vivant coexistent avec nous et qu’elles sont également profondément imbriquées à l’Histoire et aux événements politiques. J’ai des projets en cours dans lesquels cette articulation directe entre l’histoire coloniale et son projet économique, les sols, les plantes, sont mises en évidence. L’intervention humaine dans ce projet colonial est importante, mais il y est surtout question de ressources naturelles et de territoire en tant qu’acteurs de leur propre histoire. En pensant à ces plantes comme à des alliés, nous comprenons aussi notre histoire d’une autre manière. Cela apporte une fraîcheur vis-à-vis de ce que nous connaissons déjà. Regarder par le biais des plantes ouvre beaucoup de possibilités.
Dans Flowers for Africa[2], une série démarrée en 2012 et exposée au Centre Pompidou dans le cadre du prix Marcel-Duchamp, les fleurs sont des agents politiques actifs, contrairement par exemple à une logique plantationnaire où la plante est transformée en un agent économique passif, résultat de la politique coloniale. Les bouquets et les fleurs qui constituent les installations de Flowers for Africa sont au contraire des témoins actifs, et c’est depuis leur point de vue qu’on observe les événements politiques, en l’occurrence ceux qui actent l’indépendance des pays africains. On a l’impression que c’est depuis la plante que vous vous adressez au public.
Je suis plutôt à côté de la plante. Je les regarde. Je ne suis pas une plante contrairement à ce que les chamans peuvent explorer. Cette partie mystique ne m’intéresse pas. Idem pour la géologie qui est également présente dans mon travail. C’est depuis ce point de vue qu’on peut comprendre certaines couches de l’Histoire. Les plantes sont tout le temps actives même si elles sont manipulées et utilisées par nous. Elles nous montrent aussi ce qu’elles peuvent déployer quand on va trop loin. Dans les plantations, il y avait aussi des endroits intacts qui devenaient des lieux de marronnage et qui s’adaptaient selon les différentes pratiques humaines qui s’y développaient. C’est à nous de décider depuis quel point de vue nous souhaitons lire l’Histoire. Dans Flowers for Africa les plantes apparaissent comme décoratives, elles semblent être là pour embellir les choses. D’ordinaire dans un événement politique on n’en tient pas compte, mais elles offrent une manière de repenser autrement ces événements.
La notion de croyance est présente dans vos oeuvres – la croyance en lien avec les plantes mais aussi spirituelle, religieuse, politique et populaire. Comment intervient-elle dans votre travail ?
Il y a un ouvrage qui était important pour moi quand j’étais étudiante et que je relis de temps à autre. Il s’agit du Rameau d’or de James George Frazer. En lisant cette étude religieuse et anthropologique écrite à la fin du XIXe siècle, il m’apparaît évident aujourd’hui encore que ce qui anime en nous une certaine discipline c’est toujours la croyance. C’est une énergie, y compris dans l’art, qui nous pousse à faire des choses. Comment le langage est-il utilisé pour transmettre ces questions de croyance, mais aussi de religion, de philosophie, de politique ou d’idéologie ? Quelle que soit le langage utilisé, le point de départ, c’est toujours la croyance. Souvent la politique et la croyance spirituelle se croisent.
Dans mon travail, on retrouve cet entrelacement en Haïti avec la série Nations ou dans Maji Maji[3]. Dans le film The Sun Ra Repatriation Project[4], je m’attache au fait que le personnage de Sun Ra croyait ou faisait croire aux autres qu’il était un extraterrestre. C’était une vision très ésotérique, son langage était celui de la musique et de la poésie, mais c’était aussi très politique. Je vois donc la croyance comme une sorte de package de langages, qui rassemble des visions hétéroclites pour toucher différentes personnes mais qui sont, dans le fond, liées par la même énergie, les mêmes fondements.
Dans The Sun Ra Repatriation Project, vous déployez cette recherche à la manière d’une enquête très rigoureuse, cherchant à savoir où est parti Sun Ra depuis qu’il a quitté la Terre, sur quelle planète il est retourné. La croyance, le voyage dans des espaces intergalactiques ou imaginaires, sont les moteurs rationnels de l’enquête. Cette mise à distance que permet l’enquête avec le sujet traité, est-ce là un procédé que vous utilisez souvent ?
Cette méthode que j’utilise est liée à cette idée de geste dont je parlais précédemment. En se mettant dans cette dynamique de fabrication et de construction de connaissances, on peut répéter des gestes que nous connaissons déjà dans des champs clairement identifiés : les chiffres, les statistiques, la preuve scientifique. Mais cette enquête peut aussi être menée pour se libérer en fabricant et en explorant d’autres exercices, en relisant et en explorant ces champs de connaissance pour aller au-delà de ce qu’on connaît déjà. Si j’amène cette question jusqu’à sa finalité en restant la plus fidèle possible à l’esprit de mon sujet, ici Sun Ra, alors je déroule jusqu’au bout cette idée de voyage extraterrestre, puisque c’est ainsi qu’il se présentait. Si l’on dit qu’il vient de Saturne alors on le renvoie là-bas et on observe si des messages nous reviennent. En quoi cela peut-il nous libérer de croire en quelque chose qui est improbable ? Pour moi cela se rapproche aussi du nettoyage des feuilles dans Vumbi, quand je suis au bord d’une route et que dans une demi-heure tout sera à nouveau recouvert de poussière. Ça n’est pas important de savoir si ça a une utilité ou pas. Ce qui compte c’est le geste, la quête, c’est la volonté de se muscler autrement, de faire ces exercices, qui comptent pour moi.
Le corps, qu’il soit visible ou invisible, semble être la mesure étalon dans vos œuvres. Comment absorbe t-il les choses, comment entre t-il en interaction avec le monde, comment nous permet-il de nous relier dans une expérience partagée ? Est-ce que c’est à cause de votre propre corps, de votre histoire, de votre couleur de peau, de votre propre expérience que tout fait corps ?
Encore une fois, c’est une question de point d’entrée. Certaines personnes vivront leur vie plus par la pensée et l’intellect et d’autres par le corps. Il n’y a pas de hiérarchie. J’ai reçu une formation en sciences humaines qui m’amène à avoir une plus grande disposition pour la mécanique intellectuelle. J’avais donc envie de passer par le corps en l’explorant comme un espace d’enregistrement des savoirs et d’être plus attentive aux différents façons d’apprendre et de comprendre. Le corps racialisé n’est pas le plus important. En ce qui me concerne il est présent dans une partie de mon existence mais pas de façon permanente. Ce sont d’autres personnes qui vont amener cette réflexion depuis l’extérieur. Mais la plupart du temps il ne reflète pas mon expérience du monde. Souvent dans mon travail, le contexte dans lequel notre corps est lu ou lit est changeant. Ça n’est jamais fixe. Je m’intéresse aussi à la physicalité de la lenteur, d’une couleur en particulier, d’une succession d’images, à la façon dont on marche autour d’un objet de telle ou telle taille. C’est une question phénoménologique qui m’intéresse plus que celle du corps.
Le corps tel que vous le traversez ne résonne-t-il pas avec cette notion de « construction sociohistorique transnationale hybride », énoncée par Paul Gilroy dans son ouvrage Mélancolie post-coloniale (B42) ? Un corps, une identité, ni totalement africaine, ni essentiellement américaine, ni pleinement caribéenne ou européenne.
Cette question de fluidité est liée à l’histoire de tout le monde. C’est le corps de tout le monde. En circulant dans une ville, trois corps qui semblent totalement différents de l’extérieur et qui entrent dans trois situations différentes vont interagir chacun de manières différentes. Leur propre corps est multiple. C’est lié à des contextes qui ont chacun quelque chose de spécifique. Cette idée de fluidité me semble être particulièrement juste par rapport à ce que l’on vit vraiment. Nous ne sommes pas statiques, nous changeons de contexte, ce qui offre à chaque fois une relecture et un ressenti différents. Des rapports de pouvoirs et de réceptions différents. Dans une même journée nous vivons beaucoup d’expériences dans notre corps et dans notre être.
Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir honorer et donner plus de place à cette complexité, à cette fluidité, à ce qui dans les expériences n’est pas figé. C’est la même chose dans mes installations : j’essaie d’avoir des sensations changeantes afin que le spectateur n’arrive pas en percevant une seule proposition. Il ne s’agit pas de creuser en profondeur une idée mais de percevoir qu’on peut aborder la proposition depuis plusieurs angles et ainsi creuser et démultiplier les points de vue. Ce n’est pas une approche archéologique par laquelle je chercherais à être au plus près de mon sujet mais au contraire une expérience de la diffraction, l’éclat de quelque chose qu’on va envoyer vers un point plus lointain qui pourra cheminer et agir dans le temps en générant une sorte de métamorphose de la perception.
Dans le film Forms of Absence (2014), on voit des mains en train d’exécuter des gestes autours d’objets absents, des gestes apparemment reliés à des tâches usuelles et à différentes formes de manipulation. Nous sommes à la fois face à des gestes très précis et à une narration abstraite puisque privée de son objet d’énonciation. Que représente l’absence ici ?
L’absence et l’abstraction offrent une façon de croire en l’invisibilité là où, dans notre société, tout est très visuel et articulé autour de l’objet. C’est la croyance dans le pouvoir de l’absence. Cette œuvre est liée à un travail de recherche sur plusieurs années sur les traces de quelque chose de très spécifique que je ne parvenais pas à trouver. J’avais accumulé beaucoup de choses dans le cadre de cette recherche, mais aucun objet, aucune trace matérielle. C’est donc par l’absence que j’ai matérialisée l’objet de ma recherche. Je laisse aussi beaucoup d’espace et de vide dans mes installations. C’est une manière de ne pas fermer les choses, de ne pas essayer de tout dire pour laisser au spectateur la possibilité d’amener ce qu’il veut et de compléter les récits qui y sont proposés. C’est comme laisser une chaise vide autours de la table, on peut toujours y inviter quelqu’un d’autre. Une personne part et une autre arrive. C‘est toujours en mouvement. C’est toujours accueillant.
NDLR : l’exposition Flowers for Africa de Kapwani Kiwanga est visible au Centre Pompidou jusqu’au 4 janvier 2021.