Art contemporain

Katia Kameli : « Nous ne sommes pas dans un livre d’histoire mais le film fait histoire »

Critique

Sous le beau titre Elle a allumé le vif du passé, l’exposition présentée à Marseille, au Frac PACA, de l’artiste franco-algérienne Katia Kameli explore les liens entre Histoire et images en déployant une recherche autour des images manquantes, des récits incomplets ou oubliés, des processus de reconstruction et de restitution, pour en constituer une archive vivante.

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À l’occasion de son exposition au Frac PACA à Marseille, Katia Kameli expose l’intégralité de ses deux projets au long cours, Le Roman algérien et Stream of Stories. L’artiste franco-algérienne y explore les liens entre Histoire et images en déployant une recherche autour des images manquantes, des récits incomplets ou oubliés, des processus de reconstruction et de restitution, pour en constituer une archive vivante.

Le Roman algérien s’articule en trois volets, trois films réalisés entre 2016 et 2019 qui se font écho les uns aux autres et qui nous plongent dans la production des images qui constituent la mémoire collective de l’Algérie sur ces 150 dernières années. Images officielles, coloniales, politiques, images fantasmées, absentes, réactivées, images des figures de l’Indépendance. Depuis cette production en grande partie représentative du récit officiel, Katia Kameli part à la recherche des femmes qui manquent derrière l’image, celles qui font les images, celles qui les racontent, les commentent. Elle cherche ainsi à substituer au récit national, colonial et patriarcal, celui de l’intime, de l’invisible et de l’invisibilisé et articule peu à peu les récits fragmentés véhiculés par les protagonistes et les figures politiques militantes effacées du grand récit. Katia Kameli les agence comme la possibilité d’un tout sans cesse réévalué, retraversé, recomposé par d’autres regards, celui des femmes.

La série Stream of Stories, démarrée en 2015, remet également au travail l’Histoire officielle pour remonter le fil des sources orientales dans lesquelles puise Jean de La Fontaine pour écrire certaines de ses fables, sources qu’il n’a par ailleurs jamais tenues secrètes. À l’heure où le grand poète français fête ses 400 ans et fait l’objet de diverses commémorations éditoriales, cette plongée salvatrice dans les racines et les très riches filiations littéraires orientales des Fables de La Fontaine nous ouvre un paysage à la géographie composite partant de l’Inde pour passer par l’Iran, le Maroc et la France. Les nombreux processus de traductions de ces fables animalières entamés dès 750 et les riches iconographies qui les ont accompagnés sont autant de matériaux que Katia Kameli agence et met en scène par un travail plastique, visuel et vivant d’intertextualité – sous la forme d’entretiens filmés, de textes, d’images, de masques d’animaux et bientôt d’une pièce de théâtre – reflet des différents cultures traversées et de notre monde contemporain.  

Elle a allumé le vif du passé est le titre de votre exposition présentée actuellement au Frac PACA à Marseille. C’est un titre programmatique au regard de l’Histoire de l’Algérie vers laquelle vous faites retour et plus généralement sur la notion même d’Histoire et ses liens avec le présent. Quel fut le cheminement qui vous a conduit à choisir ce titre ?
J’ai lu le livre de Wassyla Tamzali En attendant Omar Gatlato qu’elle a écrit en 1979 sur le cinéma algérien. Il y consacre un paragraphe sur Assia Djebar dans lequel on trouve une traduction de la chanson écrite par elle pour son film La Nouba des femmes du Mont-Chenoua. Lorsque j’ai entendu cette chanson pour la première fois dans son film, je n’ai pas particulièrement prêté attention à la signification de ce texte poétique car il était chanté en arabe dialectal. Dans cette traduction en français, on lit cette phrase, « Elle a allumé le vif du passé », que j’ai trouvé extrêmement belle. Avant de donner ce titre à mon exposition, on retrouve cette chanson à la fin du troisième volet du Roman algérien. C’était une manière de faire intervenir Assia Djebar dans la narration de ce dernier opus et de clore l’ensemble par une chanson, ici interprétée par la slameuse algérienne Ibtissem Hattali. 

Dans les années 70, cette phrase résonne comme un manifeste féministe pour les femmes algériennes et une invitation à se saisir de leur histoire.
Cette phrase résonne surtout comme une volonté d’historiciser la place des femmes dans l’indépendance algérienne et de valoriser le rôle qu’elles ont joué dans cette histoire. Ahmed Bedjaoui en parle très bien dans le film. Elles n’y ont pas pris part en ne s’occupant que des enfants et de la maison mais aussi en utilisant le Haïk, le voile traditionnel, pour transporter des armes. Dans son film, Assia Djebar construit sa narration à partir du personnage de cette résistante berbère disparue après avoir été torturée, Zoulikha Oudai. Ce film métaphorique construit de manière non linéaire était un ovni à l’époque. Le personnage féminin qui le traverse est une sorte de spectre d’Assia Djebar. Elle rentre chez elle, retrouve les femmes de son village et son mari handicapé. Elle chemine dans ce monde de femmes et d’hommes tout en étant complètement occidentalisée par ses vêtements, son apparence et sa distance par rapport à la situation dans laquelle elle se trouve.  

Dans ce film, il y a une vraie tentative de constituer un récit qui donne une place aux femmes algériennes en général et ce sont ces places qu’elle commente. C’est aussi le fil conducteur que tu as choisi pour la trilogie du Roman algérien. Il s’y inscrit donc en miroir. Dans le Roman algérien, ce sont les femmes qui tissent les liens qu’elles ont avec l’Histoire, là où celle-ci est manquante par l’absence d’images, par l’invisibilisation parfois de ces images et aussi des femmes. Le chapitre 1, réalisé en 2016, est axé sur cette première couche qui consiste à révéler l’image, à (re)construire les images manquantes ou à partir à leur recherche, à travers l’histoire de ce kiosque situé rue Larbi-Ben-M’Hidi à Alger et qui vend des cartes postales représentant l’Histoire de l’Algérie, essentiellement depuis les années 30 jusqu’à aujourd’hui. Quelle est l’histoire de ce film à l’origine de l’ensemble du projet du Roman algérien ?
Ce chapitre s’articule autour d’une polyphonie de voix et de positions de femmes et d’hommes. Elles font écho à la polyphonie des images présentes dans le kiosque. J’observe ce kiosque depuis longtemps. Au début les images étaient présentées à même le sol, puis son propriétaire a installé sur une petite table coincée prés de la Banque nationale algérienne située derrière la grande poste d’Alger. On y trouvait des grandes reproductions au format A3, des petites images en noir et blanc de cartes postales orientalistes. Il y avait peu de touristes en Algérie et je me demandais qui achetait ça. Je devais avoir 16 ans, je passais souvent devant et lui prenais une ou deux images. Il y avait à côté des cafés où les femmes avaient le droit de s’asseoir, j’empruntais donc souvent ce chemin. C’était avant la décennie noire, avant les années 90. Puis je ne suis plus retournée en Algérie jusqu’en 1998. Lorsque j’ai réalisé mon film Bledi en 2003, je passais souvent devant. Il y avait à côté l’Institut français et un hôtel où les femmes avaient le droit d’aller. J’étais donc souvent dans ce coin et je l’observais en prenant mon café. C’était un drôle d’endroit que je n’arrivais pas à saisir. J’ai commencé à acheter des cartes postales. Il n’y avait pas que des reproductions mais des cartes postales originales, des timbres, des billets de banque. Cela devenait un vrai commerce. Et puis son fils a commencé à ramener des images d’hommes politiques, à proposer des reproductions en couleur, ce kiosque prenait de plus en plus d’espace. Les gens discutaient autour de ces images. C’était assez étonnant car c’est toujours compliqué de libérer la parole et de faire parler les gens autours des images en Algérie. Je me suis dit qu’il y aurait vraiment quelque chose à faire, mais cela a pris beaucoup de temps. Par la suite, c’est en discutant avec Zahia Rahmani qui m’invitait à participer à l’exposition Made in Algeria au Mucem, à Marseille, en 2016 qu’il m’a semblé évidant que c’était le bon moment pour réaliser quelque chose sur ce kiosque et au sujet de ce commerce étrange.

Dans ce kiosque on retrouve des images qui balaient plus d’un siècle de l’Histoire de l’Algérie.
Les plus anciennes remontent aux débuts de l’histoire de la photographie avec les « Scènes et Types », des images orientalistes qui offraient des représentations d’un territoire imaginaire conçues du point de vue colonial. On y retrouve ces photos très complexes, de femmes lascives, des Ouled Nail, soit disant abandonnées, la cigarette au bec, qui attend le bon Français. Ce sont des supports de fantasmes, comme l’étaient par ailleurs dans l’exposition Made in Algeria les paysages algériens représentés dans la peinture du XIXème siècle, ou les cartes vierges montrant des territoires vidés de leurs habitants et qui ne seraient venus peupler ces terres que pour se mettre au service des colons. Ces images / cartes postales ont pour fonction d’être envoyées et diffusées à l’étranger.
On retrouve également des images plus politiques qui remontent aux indépendances avec toutes les figures marquantes tels que Franz Fanon, les Black Panthers, Che Guevara et les figures politiques algériennes avec Boumédiène, Chadli Bendjedid, Ben Bella, tous les présidents algériens, mais aussi d’autres qu’on redécouvre, tels que Messali Hadj qui fut un des premiers indépendantiste ou Ali Boumendjel. L’historien Daho Djerbal explique dans ce chapitre du Roman algérien que des étudiants en histoire viennent sur ce kiosque car ils y trouvent des figurations qu’ils ne trouvent pas dans les livres d’Histoire. 

Ces photos et cartes postales constituent-elles une archive de la mémoire collective de l’Histoire algérienne ?
La relation à l’image est très complexe en Algérie. Les chercheurs algériens ont difficilement accès aux archives algériennes, et il n’y a quasiment pas de musée. Ce kiosque rassemble une archive sauvage et c’est ce que viennent y chercher les gens. 

Les images qui nous sont révélées dans le chapitre 1 du Roman algérien nous amènent au chapitre 2 et aux commentaires de ces archives visuelles par la philosophe Marie-José Mondzain, l’avocate et écrivaine Wassyla Tamzali et la militante algérienne Louisette Ighilahriz. En étant replacées dans leur contexte historique, commentées par ses femmes, elles deviennent à la fois une archive savante et vivante. Elles viennent combler le vide d’une histoire manquante.
On retrouve cela aussi dans le chapitre 1 avec les différentes strates et niveaux de lecture portés par les protagonistes. Que représentent ces images, en quoi sont-elles problématiques ? D’où vient cet engouement des gens qui achètent et commentent ces images ? Il y a déjà quelque chose de très profond qui s’installe. Quand je fais un film, je pense toujours à la manière dont les choses vont être lues. Dans le deuxième opus, je remets le spectateur du chapitre 1 face à une nouvelle lecture. Il va être mis face aux commentaires de Marie-José Mondzain qui ré-analyse le premier opus et apporte un éclairage différent parce qu’elle connaît ce kiosque, qu’elle a une relation particulière à ce pays dont elle connaît l’histoire et qu’elle est une grande lectrice des images. Nous la voyons dans la situation dans laquelle était le spectateur dans le chapitre 1, cette façon dont elle et nous intériorisons les images que nous voyons. 

Nous observons comment Marie-José Mondzain, depuis sont point de vue de spectatrice, fait corps avec ces images en étant littéralement plongée dedans par sa déambulation dans ces images projetées en grand.
C’est une invitation à nous questionner sur notre première lecture. Cette lecture est profondément modifiée par le regard que nous offre Marie-José Mondzain. Dans un premier temps, elle analyse les images qu’elle voit dans la chapitre 1 et dans un deuxième temps elle évoque ce concept de l’in-vu qui fait référence à toutes les images existantes par ailleurs, latentes en quelque sorte, car jamais vues et commentées, en attente d’une histoire et d’un sens. J’ai pu ressortir des rushs du premier chapitre pour montrer et mettre en scène le dispositif de tournage du premier, puisqu’on m’y voit aussi. 

Tu révèles ainsi un dispositif de spectacularisation et de mise à distance. Marie-José Mondzain est perçue comme une spectatrice, elle nous renvoie aussi à notre propre position de spectateur, et nous te voyons dans une mise en scène de ton rôle de cinéaste en prise avec le réel, récoltant pensées et témoignages autours des images aperçues dans le kiosque.
Je souhaitais montrer les hors-champs de l’image. C’est une réflexion sur l’histoire de l’Algérie mais aussi sur la façon dont on fabrique des images. 

C’est très beau de te voir en lien avec ces femmes. Cela ajoute beaucoup à leur force et à leur fragilité : force parce qu’on y voit les combats qu’elles ont menés, et fragilité parce qu’on prend bien la mesure de l’invisibilité qui s’est créée autours de leurs histoires et de ces représentations. Ce dispositif que tu proposes permet de redonner une voix, des voix, à l’Histoire et de leur donner une visibilité. C’est une façon de construire ce fil entre les images d’une autre époque à laquelle elles ont pris une part politique active et la parole qu’elles ont aujourd’hui sur ces évènements. C’est très fort notamment avec Louisette Ighilahriz, lorsqu’elle parle de ce moment où les militant.e.s fabriquaient leur propre drapeau algérien pour descendre dans la rue et manifester pour l’indépendance de l’Algérie.  D’un seul coup, quelque chose apparaît à la surface de l’image : paroles et images deviennent actives.
C’était important de voir son visage et son corps, de montrer ce moment où je mets les images sur la table et où elle se saisit de celle avec le drapeau algérien. Et là elle raconte ce que personne n’a encore raconté. Cette façon par laquelle elle et les femmes ont pris part à la révolution et comment elles ont participé à la rendre visible – à faire image – et à se projeter. C’est ce dont parle Marie-José Mondzain quand elle parle du travail de couture en assemblant les morceaux, en faisant lien. Assembler les morceaux pour se rassembler. Elles ont choisi des tissus de toutes sortes, des brillants, à paillettes, etc., elles ont brodé. J’adorerais faire une exposition avec ces drapeaux. Certaines familles les ont gardés. Pendant le Hirak, des personnes sont ressorties avec.
Nous ne sommes pas dans un livre d’histoire, mais le film fait histoire. Il offre une pluralité de points de vue et de positionnements qui ne seront jamais ceux des historiens. 

Dans le chapitre 3 du Roman algérien, on retrouve Marie-José Mondzain à Alger, on suit ses déambulations dans la ville. Elle revient sur les traces de son histoire puisqu’elle est née en Algérie. Son père était peintre. Elle est notamment à la recherche d’une fresque peinte par son père pour une école de jeunes filles et dans laquelle on la voit enfant, représentée à différents endroits de cette peinture.
L’idée de départ du troisième chapitre, c’est qu’elle traverse l’image. Elle n’est plus dans le commentaire face à l’image mais elle traverse littéralement l’image. Toute l’écriture de ce troisième chapitre reposait sur l’image manquante : ses images manquantes, les miennes, celles des années 90 absentes dans le kiosque. Mais je ne savais pas que le film commencerait par une image manquante, celle du kiosque. Lorsque nous sommes arrivées à l’emplacement du kiosque, il était vide, le propriétaire en vacances ou je ne sais où. Alors on la voit s’adresser à ces jeunes dans la rue, entamer une discussion avec eux et commencer à raconter son histoire. Elle a besoin de se raconter, de ramener son histoire dans ce territoire de la rue d’Alger. L’idée de ce film était aussi qu’elle fasse le lien, et qu’elle rencontre notamment Louiza Ammi, une photographe algérienne qui a commencé sa carrière pendant les années noires, qu’elle aille dans le musée à la recherche des traces de cette fresque et des peintures de son père. Tout cela était pré-écrit. Ce qui n’avait pas été écrit c’était l’irruption de l’Hirak. Nous n’étions plus dans le commentaire de l’Histoire et des images d’archive mais dans l’image en train de se construire. Je me suis demandée s’il fallait y aller ou pas. Tout à coup, le film bascule sur autre chose. C’est en suivant Louiza Ammi que j’ai trouvé la façon d’entrer dans ce champ-là car elle est constamment dans la fabrique des images.

Les images qu’elle a prises dans les années 90 en Algérie offrent une mémoire, un regard, à cette terrible période au cours de laquelle très peu d’images ont été produites. Vous avez souhaité lui donner une place particulière dans l’exposition. Comment avez-vous procédé ?
Elle m’a fait confiance et j’ai pu travailler à partir de ses négatifs que j’ai passé en positif afin qu’ils soient lisibles, et avec lesquels j’ai produit des caissons lumineux. 

Vous êtes partie à la recherche de ses images pour les faire remonter à la surface de la mémoire et leur redonner une visibilité.
Oui, « Elle a allumé le vif du passé. »  Je considère que si nous ne faisons par une analyse de cette période-là et de celles qui lui ont précédées, l’Histoire n’avancera pas. Je ne comprends vraiment pas qu’on n’apprenne jamais rien de l’Histoire et qu’elle fonctionne constamment en boucles qui se répètent. Il se passe des événements, nous apprenons à les lire et malgré tout nous renouvelons les mêmes schémas. Ce qui est fort, c’est lorsqu’on compare les images de Louiza Ammi des caissons lumineux prises dans les années 90 ou celles de ces femmes avec leur drapeau au moment de l’indépendance visibles dans le chapitre 2 avec celles de l’Hirak : ce sont pratiquement les mêmes.

Le Roman algérien se clôt avec la chanson interprétée par la jeune slameuse Ibtissem Hattali qui reprend la chanson d’Assia Djebar extraite de son film La Nouba des femmes du Mont-Chenoua.
Cette chanson et le film me touchent beaucoup parce qu’ils sont liés au territoire de mon enfance et des vacances passées en Algérie avec ma famille, mais aussi parce qu’il y a un rapport très fort à l’Histoire dans son film, et ce sont aussi des endroits où Marie-José Mondzain est beaucoup allée. Tipaza, Cherchell, c’est son village natal, c’est le territoire où Zoulikha Oudaï, figure centrale du film d’Assia Djebar, a lutté contre la colonisation française et pour l’indépendance de l ‘Algérie. C’est ici où se trouve sa sépulture et ce corps manquant. C’est un territoire avec plusieurs strates d’histoire millénaires qu’on retrouve dans son film. La slameuse, rencontrée lors d’une réunion féministe à Alger, est de Tipaza, on la voit dans cette scène finale devant le Mont-Chenoua, sur la plage. 

Cette scène vient-elle boucler la boucle des trois chapitres de votre Roman algérien ?
Non, car je pense que je n’en ai pas encore fini avec le roman algérien. J’ai clôturé avec cette chanson parce que je ne voulais pas le fermer complétement. Je ne sais pas si j’aurai l’énergie de le faire. Certainement pas tout de suite car le pays est actuellement très verrouillé. Je peux aussi l’écrire avec des femmes et des hommes qui vivent à Paris et qui ont dû quitter l’Algérie dans les années 90. C’est difficile pour moi d’apporter un point final dans mon travail. Ce qu’on retrouve dans plusieurs de mes projets. 

Stream of Stories est un autre de vos projets importants en cours. Vous y explorez les racines orientales des Fables de la Fontaine. Comment est né ce projet ?
Stream of Stories s’inscrit toujours dans la question de l’Histoire et dans la façon dont on la raconte. Alors que les Fables de la Fontaine sont un pilier de la littérature française apprises par cœur à l’école, il n’est jamais fait mention nulle part de ses sources alors que La Fontaine lui-même n’en fait aucun mystère.
Un jour, je rencontre un anthropologue qui me raconte que les Fables de la Fontaine s’inspirent de contes arabes. Une information que j’aurais aimé avoir lorsqu’on me les enseignait à l’école et qui m’en aurait donné une toute autre lecture. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai découvert qu’elles étaient inspirées du Kalîla wa Dimna, lui même inspiré du Pañchatantra. Ce sont donc des fables qui viennent d’Inde, des contes oraux qui circulaient au IIIe siècle avant Jésus-Christ, adressés aux enfants du Raja afin de leur apprendre à administrer leur royaume. C’est une forme de traité politique. Les Perses entendent parler de ce texte et Anushirwan, qui est le roi Perse à cette époque, envoie en Inde le médecin Borzouyeh qui sera le premier traducteur de ce texte. Sous couvert d’aller chercher une herbe médicinale, il a pour mission d’aller récupérer ce texte enfermé dans le coffre de Debshelim, le roi indien. Il accomplit sa mission et rentre en Perse. Ce qui est intéressant avec la figure de Borzouyeh, c’est qu’il refuse les rétributions financières d’Anushirwan en remerciement de sa mission accomplie, mais lui demande de figurer à l’en-tête du livre et d’obtenir son droit d’auteur. Un aspect important sur le rôle du traducteur dans ce projet que je développe notamment dans le chapitre 5. Par la suite, les Perses se font envahir par les Arabes. On demande à Ibn al-Muqaffa, un scribe qui maitrise l’arabe et le perse, de faire une transcription vers l’arabe. Il modifie beaucoup le texte pour en faire le Kalîla wa Dimna du nom des deux narrateurs, deux chacals qui veulent se rapprocher du roi, un lion. C’est le premier texte de prose en arabe, des histoires imbriquées dans d’autres histoires, qui sont sensées avertir le lecteur sur la conduite morale à tenir dans des situations spécifiques, et à nous enjoindre à réfléchir dans ces contextes là. Ce texte remporte un énorme succès. Il est traduit par la suite dans de nombreuses langues, notamment en turc, mongol et latin, et est très largement diffusé. Beaucoup de copies circulent, dont on peut retrouver des exemplaires à la BNF. En France, le texte nous arrive par une traduction en latin du Père Poussines sous le titre des Fables de Pilpay – celle qui aurait influencé Jean de La Fontaine – et qui relate les histoires d’un philosophe indien à la cour du Raja. La Fontaine les lit et s’en inspire directement pour ses fables. Il écrit un avertissement dans le Livret 7 des Fables choisies disant qu’il remercie le sage indien Pilpay d’avoir nourri le reste de ses fables. Ce que je trouve à la fois choquant et intéressant, c’est que cela n’a jamais été mentionné à l’école. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est à partir de là que j’ai commencé mes recherches. Il en existe plusieurs versions, il fallait trouver les bonnes traductions, les lire, comprendre les différentes strates, les cartographies des mouvements de ces textes, pour ensuite compiler des iconographies, rencontrer des chercheurs qui travaillent sur ce sujet. Ça ressemblait au début plutôt à un projet de recherche que je souhaitais faire évoluer vers un film. J’avais accumulé tellement de documents pour ce projet que, finalement, j’ai fait le choix de travailler directement à partir de ces matériaux, à l’occasion d’une invitation d’Élise Atangana pour une exposition au Havre Magasinet, à Boden en Suède. J’ai commencé à travailler sur les textes et les iconographies en les présentant comme une installation qui figurerait un cabinet de curiosité.

Pouvez-vous décrire en quoi consiste ce travail de collage ?
En partant des liens qui existent entre les différentes fables issues des multiples sources qui ont circulé sur plusieurs siècles et territoires géographiques, j’ai recensé une quinzaine de fables qui articulent bien cette relation entre les versions indiennes, arabes et perses, dont Les animaux malades de la peste et La tortue et les deux canards à partir desquelles j’ai beaucoup travaillé. J’ai rassemblé toutes les illustrations existantes de ces fables dans les différentes versions. Par la suite je fais un collage avec les différentes scènes issues de ces sources, avec des images de 1350, de 1900, etc. puis je les nettoie, les assemble, je les fais imprimer sur un papier japonais pour ensuite en faire dorer à la feuille certaines parties. Le cartel renvoie à toutes les références et sources qui agencent cette nouvelle image.
Le résultat est une image étrange dont on ne comprend pas très bien comment elle fonctionne et quelles en seraient les origines. Elle nous met face à la question de la copie et de l’originale – quelle est la copie, l’originale ? Encore une fois, nous sommes dans un commentaire sur des images et sur la possibilité de re-questionner l’Histoire en permanence en étant dans une inscription intemporelle. 

Ces histoires sont en même temps très contemporaines puisqu’elles sont toujours lues et enseignées et font partie de notre patrimoine collectif. Elles agissent toujours sur nous. Pour l’exposition au Frac PACA, vous avez produit de nouveaux commentaires.
Il y a de nouvelles vidéos avec la comédienne et metteur en scène Clara Chabalier, qui incarne à la fois le médecin Borzouyeh et une conteuse. Ce travail s’est développé avec l’écrivaine Chloé Delaume avec un commentaire qu’elle donne sur toute l’installation. Elle a écrit un texte qui sera présent dans la pièce de théâtre sur laquelle nous travaillons en ce moment, visible à la MC93 à Bobigny au printemps prochain, et qui travaille plus directement la question de l’oralité. Chloé Delaume a retranscrit en vers l’histoire du projet telle que nous le lui avons raconté. Ce sera le prochain opus de Stream of Stories :

« On nous a dit que

Les fables de la Fontaine sont inspirées d’Ésope

Ésope et donc la Grèce, berceau de l’Occident

On nous l’a dit

Et on l’a cru,

Puisqu’on nous dit que tout vient d’Europe

Avant-hier, aujourd’hui, l’orgueil dévore le temps »


Alexandra Baudelot

Critique, Commissaire d'exposition et éditrice