Écologie

Thom van Dooren : « La narration est un acte de résistance à l’extinction »

Journaliste, autrice

Qu’est-ce qui se perd lorsqu’une espèce disparaît du monde ? Philosophe de terrain, Thom van Dooren nous plonge dans l’univers d’espèces d’oiseaux dont l’extinction est en cours, des albatros aux corneilles, en passant par les grues ou les manchots. Faire le récit des modes de vie fragiles d’espèces au seuil de l’extinction permet de redonner à leur existence une valeur en elle-même, à rebours d’une logique qui n’envisage leur perte que d’un point de vue économique.

La COP26 fait la Une, mais avez-vous entendu parler de la COP15 de la Convention sur la diversité biologique qui se tiendra à Kunmai au printemps 2022 ou des COP qui l’ont précédée ? Nous avons toutes et tous à l’esprit l’objectif climatique de limiter le réchauffement à 1,5° C, mais qui connaît les principes d’Aichi adoptés en 2010 pour ralentir l’effondrement de la biodiversité, et dont, 10 ans plus tard, aucun n’a été atteint ? Force est de constater que la sixième extinction de masse ne semble susciter ni le même intérêt, ni la même urgence, que la crise climatique. Pourtant, on estime que le rythme actuel des extinctions est 100 à 1 000 fois supérieur à ce qu’il serait sans l’intervention humaine.

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Dans En plein vol, Vivre et mourir au seuil de l’extinction, les petits des albatros meurent de faim le ventre rempli de plastiques, les vautours indiens sont empoisonnés par un médicament vétérinaire, l’urbanisation prive les manchots pygmées du lieu de nidification qu’ils ont occupés génération après génération, longtemps communes les corneilles d’Hawaï sont réduites à quelques individus par les prédateurs arrivés avec les colons et par la déforestation, et les dernières grues blanches subsistent en captivité. C’est le récit de ces cinq extinctions en cours que nous propose Thom van Dooren, philosophe de terrain et conteur basé en Australie, dans son premier livre traduit en français chez Wildproject. Fondateur des études en sciences sociales sur l’extinction, les extinction studies, aux côtés de l’anthropologue Deborah Bird Rose notamment, il tente, par son travail de terrain et ses récits, de rendre la crise de l’extinction tangible pour qu’elle devienne politique. Dans ses textes, il enrichit le concept d’extinction pour en prolonger les ramifications au-delà des générations, de la biologie et des frontières entre espèces. En cinq récits de terrain, Thom van Dooren montre les enchevêtrements écologiques et culturels dont ces espèces font partie. Il honore les modes de vie en train de disparaître, et invite à faire le deuil de ce qui est perdu. Chemin faisant, il ouvre des voies de résistance à l’extinction. PB

Vous vous présentez comme un philosophe de terrain et un conteur. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
J’ai une formation de philosophe, mais j’ai fait ma thèse avec des anthropologues et des chercheurs en sciences, technologies et société. Je me suis alors intéressé aux questions philosophiques, en particulier éthiques et théoriques, par le biais du travail de terrain. En plein vol est le premier livre où j’ai tenté de mettre cette approche en application.
Au départ, j’ai voulu écrire un livre en termes très généraux sur l’extinction, expliquer en quoi consiste ce phénomène et pourquoi il est important. Mais plus j’ai pris connaissance d’histoires particulières d’espèces d’oiseaux en voie d’extinction, plus il m’est apparu évident que ce phénomène est radicalement différent suivant les contextes, et cela d’une manière qui transcende les relations écologiques et les relations culturelles. Je l’ai vu, par exemple, en travaillant sur ce que la disparition de la corneille d’Hawaï signifie pour les communautés humaines qui partagent son existence, mais aussi pour les espèces végétales et animales qui en dépendent. Et en termes plus abstraits, cette approche de terrain permet d’interroger ce que la disparition de cette espèce signifie par la perte de sa contribution à la biodiversité et de son héritage évolutif. Il s’agissait d’essayer de tirer tous ces fils et de les rassembler pour pouvoir réfléchir à ce que j’ai appelé les importances enchevêtrées[1] de l’extinction. J’ai alors constaté que les effets de l’extinction se propageaient de par le monde en profondeur, de manières variées et sans homogénéité.
Essayer de penser philosophiquement l’extinction par ce travail est, dans mon cas, ce que signifie être un philosophe de terrain. Les histoires qui en découlent, sont non seulement le véhicule par lequel je partage mes résultats, mais aussi une manière de les penser différemment. Elles représentent une technologie de la pensée tout autant qu’une technologie de la communication. La mise en récit fait partie intégrante de ma pratique philosophique.

Dans sa préface à votre livre, Vinciane Despret remarque que, même si nous connaissons les chiffres de la sixième extinction de masse, ils semblent peu nous toucher. Pour elle, votre livre nous fait ressentir l’extinction. Comment y parvenez-vous ?
Lorsque nous parlons d’extinction de masse, il s’agit de la diversité des espèces qui disparaissent. Or, beaucoup de ces espèces ne sont même pas connues de la science. Nous ne pouvons même pas les nommer, et encore moins reconnaître qu’elles disparaissent. Et même quand nous ne parlons que d’une seule espèce en voie de disparition, il ne nous est pas toujours évident de réaliser ce que signifie cette extinction, son impact sur le monde. Nous ne savons pas ce qu’était cette espèce. Tant que nous ne pourrons pas raconter ce genre d’histoires à leur sujet, la perte engendrée par l’extinction restera trop abstraite.
L’un des principaux objectifs d’En plein vol était d’essayer de donner chair aux noms latins présents sur la longue liste des animaux en voie de disparition. Il s’agissait de se plonger dans leurs modes de vie pour les rendre tangibles : décrire ce que signifie être un albatros, comment se déroulent la parade nuptiale et la reproduction, comment ces oiseaux s’intègrent dans un environnement, comment ils ont évolué. Il s’agissait de donner de l’épaisseur à ce que ce mode de vie spécifique signifie, ce qui le distingue, et donc de donner un sens plus riche à ce que signifie la disparition de cette manière d’être, de partir de ce constat pour aboutir à ce que je nomme les importances enchevêtrées, et ajouter des strates de sens à cette extinction.
Dans le livre, je pense avec les albatros. Je pars du concept de trajectoire de vol[2] de cette espèce en l’appréhendant comme un projet intergénérationnel qui s’étire sur d’immenses périodes d’évolution. Ces mois de soins dévoués qui sont déployés par les albatros pour élever la génération suivante, c’est le travail qui maintient cette espèce au monde. Essayer de raconter la précarité et le dévouement de ce travail, nous donne un autre sens de ce qui est marquant chez cette espèce et donc un autre sens de l’importance de ce qui disparaît avec elle.
Mon rapport à la théorie s’inscrit dans la lignée de Donna Harraway, lorsqu’elle la décrit comme un travail de re-description. En racontant ces histoires différemment, en re-décrivant le monde, j’invite les lectrices et les lecteurs à mieux comprendre ce qui arrive et pourquoi c’est important.

Pensez-vous que cette difficulté à prendre en compte la sixième extinction de masse s’explique aussi par la tendance que nous avons à nous focaliser sur la disparition du dernier spécimen vivant ?
Je pense en effet que cela n’aide pas. Dans nos discussions sur l’extinction, ces événements attirent beaucoup d’attention. Mais cette attention est généralement de courte durée, et pas seulement parce que ces individus sont les derniers. Il s’agit d’un type d’attention superficiel, parce que tant de choses ont déjà été perdues avant que nous n’arrivions à ce dernier représentant d’une espèce, son mode de vie, sa socialité, sa reproduction… Cet appauvrissement a déjà détruit la fonction écologique que ces espèces avaient dans le monde, et souvent, la signification culturelle qu’elles avaient pour les gens. Leur mode de vie a été tellement endommagé, effiloché et diminué que ces derniers représentants ne sont plus capables d’évoquer la plénitude de ce que cette espèce a pu représenter dans le monde. Dans le livre, j’ai essayé de donner chair à cette expérience par la notion de seuil diffus de l’extinction[3], en expliquant la manière dont ces processus d’altération commencent bien avant la mort du dernier individu et comment ils se propagent, longtemps après. De ce point de vue, l’extinction est un phénomène bien plus vaste que la mort du dernier représentant d’une espèce.

Certaines extinctions sont moins visibles, et la disparition de certaines espèces nous interpelle moins. Dans ces cas-là, n’atteignons-nous pas les limites du travail de narration ?
Nous travaillons sur ce sujet avec la philosophe Michelle Bastian, qui pose des questions très similaires sur les extinctions inconnues, notamment des espèces qui n’ont pas été répertoriées par la science. Ici, le rôle de la narration est vraiment important. En effet, raconter des histoires d’extinction ne consiste pas seulement à encourager les gens à se préoccuper d’une espèce en particulier. Il s’agit de cultiver des liens, de transformer une manière d’être. C’est le rôle prépondérant du récit de l’extinction.

Vous décrivez l’extinction comme un phénomène bioculturel plutôt que comme un phénomène relevant des sciences naturelles. Comment cela se manifeste-t-il ?
Partout dans le monde ces dernières décennies, on a pris de plus en plus conscience que la diversité biologique est liée à la diversité culturelle et linguistique. La perte de l’une se répercute sur les autres. Dans les récits d’extinction, je porte une attention particulière au fait d’aborder cet aspect en relatant l’effondrement des pratiques culturelles et la disparition de récits importants.

Les connaissances et les pratiques qui nous lient aux vivants et à notre environnement s’altèrent également. Est-ce, selon vous, la raison pour laquelle nous sommes moins sensibles à la disparition et à l’altération du monde qui nous entoure ?
Il existe aujourd’hui dans le monde occidental, comme dans de nombreuses autres cultures, une tendance générale à la déconnexion, ou à l’appauvrissement de la connexion, avec les plantes et les animaux qui nous entourent. Raconter et lire des histoires décrivant ces liens est un travail important. Un travail que tout le monde devrait faire pour essayer d’en savoir plus sur les espèces dans leur environnement, cultiver cette connaissance amène à prendre soin d’elles de manières riches et renouvelées.
L’un des projets auxquels je participe s’appelle « Urban Field Naturalist ». Il incite les habitants des villes, principalement en Australie, à prêter attention aux plantes et aux animaux qui se trouvent dans leur jardin, sur leur balcon ou à l’endroit où ils se trouvent, et à raconter des histoires à leur sujet. Pourquoi sont-ils importants ? Comment les ont-ils rencontrés ? Il existe de nombreuses façon d’établir ces liens, mais en fin de compte, chacun le fait à sa manière. D’une certaine façon, la narration est un acte de résistance à l’extinction, parce qu’elle nous amène à établir d’autres types de liens avec les espèces. Il ne s’agit pas seulement de communication. Une bonne histoire nous transforme : elle nous aide à voir le monde différemment, à être connectés autrement et donc à changer la manière dont la disparition de ces espèces nous affecte.

Pourriez-vous élaborer sur la raison pour laquelle vous estimez que la narration est un moyen de résister à l’extinction ?
Je pense que ce type de narration est aussi, à bien des égards, un acte de résistance contre les approches qui réduisent l’extinction à une question économique, et contre la prépondérance accordée aux extinctions qui ont un impact sur l’économie, l’agriculture ou les « services écosystémiques ». Les importances enchevêtrées de l’extinction que j’essaie de mettre en évidence ont une signification qui résiste à ces compte-rendus étroits et chiffrés de ce que serait une extinction « importante ». Il s’agit au contraire de rechercher et de multiplier les raisons pour lesquelles l’extinction est notable. Une grande partie de ce travail consiste à essayer de donner une idée, même imparfaite, de ce qu’est ce mode de vie, de son importance en lui-même et dans ses relations avec les autres.

Vous coordonnez The Living Archive, une plateforme multimédia où les océaniens sont invités à partager leurs récits de l’extinction. Inviter le public à partager des histoires semble être une proposition récurrente dans les humanités environnementales. Qu’en pensez-vous ?
Il y a beaucoup de projets de narration en communauté[4] à travers le monde. Les humanités environnementales s’intéressent depuis longtemps au rôle du récit pour donner un sens au monde et l’habiter différemment. Ces projets de narration en communauté sont, à bien des égards, une extension logique de cette démarche. Je suis impliqué dans plusieurs d’entre eux et ce projet de récit de l’extinction est issu de ces mêmes réflexions. Ces histoires sont importantes parce qu’une partie de notre travail devrait consister à multiplier les voix audibles. Il s’agit de créer un espace pour faire entendre la voix de personnes qui n’en aurait normalement pas, afin qu’elles puissent raconter leurs histoires à leur manière. C’est l’un des aspects de l’éthique de la narration autour de l’extinction.

J’ai été très affectée, en apprenant au chapitre 5 d’En plein vol, que les quelques corneilles d’Hawaï survivant en captivité avaient perdu le chant de deuil de leur espèce. Quelle est la place de l’émotion dans un livre sur l’extinction ?
Je m’attendais effectivement à ce que le livre soit un peu difficile à lire. Un critique du livre l’a cependant décrit comme « inattendu et plein d’espoir ». Je pense que c’est aussi ce que je recherchais. Toucher le lecteur, mais pas uniquement pour le déprimer, parce que la tentative de description des modes de vie de ces créatures a en grande partie pour objectif de les célébrer, même après leur disparition. Je pense qu’il est nécessaire de reconnaître la richesse et la beauté de ce qui a été, et de ce qui est encore là, pour cultiver un sentiment d’émerveillement et de considération chez le lecteur, même si ce que nous apprécions est souvent fragile et menacé. Je suppose que dans tout mon travail je navigue sur cette ligne ténue entre le deuil et la célébration.

Faut-il toujours empêcher les extinctions ?
Je ne connais pas d’extinction contemporaine à laquelle il ne faudrait pas opposer de résistance. Je ne pense pas que l’on puisse dire que l’extinction, en tant que phénomène biologique, est une mauvaise chose, cela n’aurait pas de sens. Mais je pense que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui a été tellement transformé et perturbé par différentes formes d’influences anthropiques que le concept biologique plus abstrait d’extinction n’est, d’une certaine manière, pas pertinent ici. Nous sommes profondément impliqués dans l’extinction à laquelle nous sommes confrontés, nous devons y répondre de manière éthique et lui opposer résistance.
Pour autant, il me semble qu’il existe actuellement des formes de vie qui sont pires que l’extinction, même si je n’en ai pas encore rencontré dans mes recherches sur le terrain. À bien des égards, c’est mon travail sur la grue blanche que l’on retrouve dans le livre qui m’a fait réfléchir à ce sujet. C’est une histoire à succès de conservation d’une espèce en danger d’extinction, mais ce succès a été obtenu au prix de la souffrance et de la mort de nombreux animaux, et nous devons le garder à l’esprit. Je pense que, dans des cas comme celui-là, cette question devrait être posée, même si dans ce cas précis, je ne suis pas arrivé à la conclusion que l’on aurait dû laisser la grue blanche s’éteindre.
Nous devrions savoir nous demander quand l’extinction est la meilleure option pour une espèce. Trop souvent, lorsque nous avons cette conversation, si tant est que nous l’ayons, il s’agit de triage économique. Quelles sont les espèces dont la conservation coûterait trop cher ? Je pense que c’est exactement la mauvaise manière d’engager cette conversation. Nous devrions nous demander à quel moment une forme de vie, que ce soit pour l’espèce ou pour les individus qui la composent, ou les deux, est tellement appauvrie et endommagée que son extinction devient la meilleure option. Je pense que cela peut arriver, et je crois que cela arrivera de plus en plus. Nous allons devoir améliorer notre capacité à penser cette question et à en parler ouvertement, malheureusement. Jusqu’à présent ; j’ai été réticent à l’idée d’identifier ces espèces. Mais c’est un projet auquel je continue de penser et sur lequel je vais devoir revenir. Qu’on le veuille ou non ces discussions vont avoir lieu. Il nous faut ébranler le langage économique qui les accompagne habituellement.

Votre prochain livre porte sur les escargots terrestres hawaïens. Il en existait 750 espèces, un tiers seulement vit encore aujourd’hui. Je pensais aux personnes qui travaillent à leur conservation. Quel impact cela peut-il avoir de prendre soin et de vivre aux côtés d’espèces en voie d’extinction ?
Certaines personnes travaillent sur des concepts tels que le deuil écologique et tentent de l’étoffer. L’expérience émotionnelle de vivre dans une période de disparition continue affecte les gens pour de nombreuses raisons. Mais ce qui est si difficile pour beaucoup de personnes, et je pense tout particulièrement à celles qui travaillent à la conservation des espèces, c’est de réaliser, alors qu’elles sont happées par ces processus de disparition, qu’une grande partie du monde qui les entoure poursuit sa course sans s’en rendre compte ou sans s’en soucier. Je l’ai constaté à Hawaï. L’archipel perd toutes sortes d’oiseaux, d’insectes, de plantes et d’escargots. Tant d’espèces ont déjà disparu, et maintenant elles s’éteignent les unes après les autres ! C’est incroyablement difficile pour les personnes dont le travail consiste à essayer de les conserver. Pour le grand public, comme partout, les attitudes rencontrées à Hawaï sont très variées. La richesse des pratiques culturelles et des connaissances des kānaka maoli[5], combinée avec l’héritage actuel de l’occupation et de la colonisation américaines, jouent certainement un rôle important dans la manière dont la conservation, comme l’extinction, sont appréhendées dans les îles. Les plantes et les animaux font partie de la famille dans la culture hawaïenne. Ils sont partie intégrante de la vie et des pratiques culturelles. Pour certains membres de la communauté kanaka, la conservation est une priorité absolue. Pour d’autres, elle peut être perçue de manière beaucoup moins favorable, notamment lorsque les actions de conservation ont un impact sur les pratiques culturelles ou les droits fonciers des communautés locales, ou qu’elles sont considérées comme imposées par le gouvernement fédéral américain.

Certains projets de conservation sont accusés de colonialisme vert, qu’en pensez-vous ?
Ce phénomène peut nuire aux projets de conservation de nombreuses façons, et cela peut être difficile pour les personnes impliquées des deux côtés de ces conflits. Nous devons améliorer la manière dont se fait la conservation des espèces pour qu’elle s’appuie sur les connaissances des communautés locales, et je pense que ces communautés devraient, par ailleurs, choisir la direction à prendre pour mener ces projets. C’est ce qui se passe souvent, mais de manière très inégale et imparfaite. Par leur travail, les chercheurs en sciences humaines et sociales peuvent contribuer à ces conversations. Il est, cependant, contre-productif que certains de ces chercheurs veuillent simplement dépeindre toute la conservation sous un angle impérialiste, comme si les acteurs de la conservation dans leur ensemble ne se souciaient pas des populations locales. Je pense que leurs relations sont beaucoup plus compliquées que cela. Je pense également qu’il faut posséder toutes sortes de connaissances biologiques et culturelles, pour répondre sérieusement à nos obligations envers les écosystèmes, les animaux, les communautés locales et pour maintenir tous ces aspects en tension. Des connaissances que la plupart des gens n’ont pas de manière combinée. Nous devons faire davantage pour développer ces compétences.

Vous montrez que nous sommes affectés par l’extinction au niveau individuel et collectif, mais comment expliquez-vous que la réponse politique à la sixième extinction de masse tarde tant à venir ?
D’une certaine manière, il y a une prise de conscience croissante de l’effondrement de la biodiversité. Mais cette crise est encore très souvent reléguée au second plan, après la crise climatique. Et il faut reconnaître que nous avons déjà du mal à aborder la crise climatique, et que, de ce point de vue, l’Australie est presque pire que les autres. Je pense que la perte de la biodiversité est, à bien des égards, un défi encore plus nébuleux que le changement climatique. Il n’y a pas de solution simple et unique à apporter, rien de tel. Les causes sont très diverses, et nombre d’entre elles sont profondément ancrées dans nos pratiques culturelles, dans nos systèmes économiques et juridiques, et dans l’intégralité de nos infrastructures. L’ampleur et la multiplicité des changement nécessaires pour faire face à la perte de biodiversité en tant que phénomène mondial sont tout simplement trop énormes. Cela ne signifie pas que ces problèmes sont insolubles, mais ils ne se prêtent pas à une solution rapide, qu’elle soit technologique ou économique.
C’est l’une des raisons pour lesquelles un changement culturel profond et durable est si important, et les récits de l’extinction y participent. Les gens doivent comprendre ce qui est en train d’arriver. Ce que cela signifie et pourquoi cela compte. Ils doivent apprendre à être affectés et à se sentir concernés, à imaginer et à élaborer des modes de vie alternatifs qui laissent plus de place aux autres. C’est un travail culturel profond et complexe. La narration est mon moyen d’y parvenir. En ce qui me concerne, une partie de ce travail consiste à écrire des livres académiques pour penser ces enjeux. Une autre partie consiste à raconter ces histoires collectivement, et à faire de plus en plus de documentaires radio et d’expositions. J’espère que cela contribuera à renforcer les capacités et la volonté politique nécessaires pour permettre ces changements.

Votre livre plaide avec force contre l’exceptionnalisme humain, pourquoi pensez-vous que c’est important ?
Il est profondément important pour la survie de tant d’autres espèces que nous réévaluions nos exigences à leur égard, et que nous réévaluions la notion de l’humain comme centre de l’univers pour qui tout le reste serait une ressource disponible. Mais je pense aussi que ce travail est profondément important pour la condition humaine. En partie parce que nous avons besoin de nombreuses autres espèces pour avoir des écosystèmes fonctionnels permettant notre survie. Mais nous devons également repenser nos relations intra-humaines. Cette notion de l’humain, qui serait spécial et à part, est intimement liée à l’histoire du colonialisme, du racisme et du sexisme. La figure de l’humain qui domine et au service duquel tout le reste se trouve, est celle d’un humain bien spécifique. C’est un humain sexué. C’est un humain racialisé. Souvent, cette notion d’exceptionnalisme a contribué à opprimer d’autres groupes d’humains. Ce travail consistant à repenser l’exceptionnalisme humain vise donc à créer une société plus juste et soutenable, ainsi que des écosystèmes plus fonctionnels. C’est la véritable leçon que nous tirons de la recherche féministe critique, des études autochtones, et de la théorie critique de la race, qui ont toutes complexifié cette notion de l’humain, mais qui nous ont aussi aidés à voir comment ces formes d’oppression se renforcent mutuellement.

Vous faites également le lien entre l’extinction et la pauvreté dans un chapitre sur les vautours en Inde.
L’un des rôles importants de ce type de travail multi-espèces est d’établir ces liens. J’essaie de prendre au sérieux nos obligations éthiques envers les plantes et les animaux en tant qu’individus, les questions relatives au bien-être des animaux, et nos obligations envers les espèces menacées. Je prends également en compte les personnes humaines individuelles et leurs communautés, leurs moyens de subsistance et leurs pratiques culturelles. Il y a une certaine myopie à ce sujet dans une grande partie du monde universitaire qui a tendance à se concentrer sur un seul de ces défis. C’est alors que nos obligations en matière de bien-être animal, ou de conservation, l’emportent sur toutes les autres. Je pense que c’est vraiment inquiétant et que ce n’est pas une façon particulièrement pertinente de répondre à ces questions.

À mon avis, l’un des principaux enjeux de la recherche multi-espèces, et cela a certainement été au cœur de la façon dont les humanités environnementales ont pris forme en Australie, est de maintenir ensemble ces préoccupations de justice sociale et environnementale. Nous devons adopter une approche intersectionnelle, basée sur ce que Claire Jean Kim, une théoricienne critique qui travaille sur la race et les animaux, appelle une vision multi-optique[6]. C’est quelque chose que j’essaie de développer dans mon prochain livre, A World in a Shell, sur les escargots terrestres hawaïens, mais que l’on trouve déjà  comme thème mineur dans En plein vol. En travaillant sur une longue période à Hawaï, j’ai pu réfléchir davantage à la manière dont l’extinction est liée à la colonisation, à la militarisation et à la mondialisation. Je pense que ce type de travail multi-espèces peut nous aider à comprendre que si nous prêtons attention à des plantes et des animaux particuliers, à leurs vies et à leurs besoins, à leurs relations avec les autres, alors cela peut fournir de nouvelles voies puissantes pour explorer et défier les systèmes d’oppression intra-humaine. Le travail multi-espèces ne se limite pas à cela, mais je rejette l’idée qu’en se concentrant sur les animaux ou les environnements, nous homogénéisons ou négligeons les questions de bien-être et de justice humaine. Nous devons accepter que ces choses soient liées les unes aux autres de manière complexe. Prêter attention aux plantes, aux animaux et aux environnements peut en fait nous aider à aborder certaines de ces questions humaines de manière nouvelle.

Pour finir, la question du deuil est très présente tout au long de votre livre, à tel point que son dernier chapitre est présenté lui-même comme un travail de deuil. Ces dernières années, nous avons aussi pleuré un glacier, et la notion de deuil climatique est de plus en plus présente, y compris dans les politiques publiques. Le deuil écologique définit-il notre époque et comment trouver de l’espoir dans ce contexte ?
Je pense que le deuil est l’une des émotions qui définissent notre époque pour quiconque y prête attention. Évidemment, il s’exprime de différentes manières et sa répartition n’est pas homogène. Dans le livre que je viens de finir d’écrire sur les escargots d’Hawaï, le dernier chapitre traite d’espoir endeuillé[7],  une notion qui tente de faire exactement le genre de travail que vous évoquez. Dans En plein vol, j’écrivais déjà que le deuil n’est pas nécessairement une émotion passive qui empêche d’agir, mais qu’il peut être la base à partir de laquelle nous réapprenons le monde. Nous comprenons que quelque chose d’important est en train de disparaître, et que nous ne serons pas épargnés par cette disparition. Je pense que le deuil est une émotion potentiellement très puissante et transformatrice. Depuis En plein vol, j’ai essayé d’approfondir ma réflexion sur ce lien entre le deuil et l’espoir. Il s’agit en partie d’un travail de témoignage. Raconter les histoires d’extinction, même lorsque nous ne pouvons pas espérer que les choses changent de manière significative, est un travail très important à mener. Ce n’est pas du nihilisme, c’est de l’engagement. Ce genre de témoignage est un acte d’espoir, mais c’est aussi un acte de deuil. C’est un espoir qui est à la fois plus modeste et plus fondamental que l’espoir d’un succès simple. Il est fondé sur l’espérance, que, dans les terribles limites de notre époque, nous soyons capables de cultiver les plus belles formes de relation et de responsabilité possibles, d’engendrer les meilleurs formes de monde qui sont encore à notre portée. Je suppose que c’est là que je trouve ma motivation et mon espoir.

Thom van Dooren, En plein vol. Vivre et mourir au seuil de l’extinction, traduit par Marin Schaffner, Wildproject, Marseille, 2021.


[1] « Entangled significance », traduction de Marin Schaffner.

[2] Marin Schaffner, en introduction de sa traduction, précise que Thom vand Dooren utilise le terme « flight ways », qui est aussi le titre original du livre, de manière polysémique tout au long du livre. Cette expression signifie tour à tour « plan de vol », « manière de voler » ou « trajectoire de vol ».

[3] « Dull edge of extinction », traduction de Marin Schaffner.

[4] « Community storytelling », traduction proposée par la journaliste.

[5] Les peuples polynésiens de l’archipel d’Hawaï.

[6] « Multi-optic vision », traduction proposée par la journaliste.

[7] « Mournful hope », traduction proposée par la journaliste.

Pauline Briand

Journaliste, autrice

Notes

[1] « Entangled significance », traduction de Marin Schaffner.

[2] Marin Schaffner, en introduction de sa traduction, précise que Thom vand Dooren utilise le terme « flight ways », qui est aussi le titre original du livre, de manière polysémique tout au long du livre. Cette expression signifie tour à tour « plan de vol », « manière de voler » ou « trajectoire de vol ».

[3] « Dull edge of extinction », traduction de Marin Schaffner.

[4] « Community storytelling », traduction proposée par la journaliste.

[5] Les peuples polynésiens de l’archipel d’Hawaï.

[6] « Multi-optic vision », traduction proposée par la journaliste.

[7] « Mournful hope », traduction proposée par la journaliste.