Bruno Serralongue : « Je produis des images anti-journalistiques »
À l’occasion de son exposition au Plateau (Frac île-de-France), et de la sortie de son livre Calais, témoigner de la « jungle » (2006 -2020), l’artiste Bruno Serralongue, photographe embedded – pour reprendre à dessein une expression venue de la presse –, revient sur trente ans d’une pratique résolument singulière et obstinée qui le conduit aux côtés d’individus en lutte à produire des images « qui n’ont rien de neutre ». Auprès des migrants de Calais, mais aussi des natives américains en guerre contre la construction d’oléoducs ; des naturalistes de Notre-Dame-des-Landes et de la fanfare climatique qui défend les jardins ouvriers piétinés par les velléités d’expansion des JO de Paris, Serralongue poursuit inlassablement le portrait de communautés dont les combats sont moins éloignés les uns des autres qu’on ne pourrait le penser au premier abord. Surtout, avec sa chambre photographique, objet relationnel par excellence, mais aussi obstacle massif à la prise de vue frénétique que réclament l’époque et les médias, il avance sur une ligne de crête qui tente de faire coïncider l’inventivité de ces luttes et une réflexion sur la forme qui ne peut pas « rejouer le modèle néolibéral » contre lequel elles s’érigent. C.M.
Je voudrais d’abord commencer sur le choix que tu fais dans l’exposition, de brasser plusieurs ensembles. Et que l’on s’interroge sur le dénominateur commun de ces photographies. S’agit-il au fond de parler de convergence des luttes ?
Je suis d’abord obligé de faire un détour par le titre de l’exposition : « Pour la vie ». Il est issu d’un communiqué de presse que les indiens zapatistes ont publié sur leur site le 1er janvier 2021 et qui s’intitulait « Déclaration pour la vie » J’ai beaucoup utilisé ce communiqué pour construire l’exposition. Son titre vient de là. J’ai lu très attentivement ce texte, écrit dans cette langue si belle, dans lequel ils annonçaient qu’ils avaient envie de sortir du Chiapas et de partir à la rencontre du monde entier, sur les cinq continents, pour créer des liens avec les collectifs qui les invitaient. Ils y expliquaient ce qu’ils attendaient de ces collectifs : qu’il faut apprendre à regarder les autres.
La question du regard aux autres, dans le respect de sa diversité, était le point central de leur revendication. Et c’est à partir de cette phrase que j’ai bâti l’exposition, car mon travail, même si ça n’est pas la partie la plus visible, est lui aussi habité par beaucoup de personnes à qui j’ai demandé de poser et qui regardent vers moi, et donc métaphoriquement vers le spectateur. J’ai alors commencé à construire l’exposition sans tenir compte des séries, mais plutôt des individus ou des groupes. Si je mets côte à côte ces portraits qui proviennent de luttes différentes, qu’est-ce que cela nous dit ? La cohérence entre les photos peut se résumer par la lutte contre le néolibéralisme, contre la mondialisation, la globalisation néolibérale. C’est le point commun.
Le voyage de ces délégations zapatistes a-t-il démarré ?
Ça a pris du temps, avec le Covid, les tracasseries administratives pour qu’ils puissent sortir du Mexique pour des questions de vaccination mais aussi de passeport, mais au final, une délégation de 170 zapatistes, hommes, femmes et enfants, est venue en Europe à partir du mois d’août, jusqu’à fin octobre 2021. Ils se sont répartis par petits groupes de 5 ou 6 dans différents pays et différentes régions. Par exemple en Île-de-France, où il y a eu un comité de soutien pour les accueillir, deux délégations de 5 personnes ont été accueillies pendant 10 jours à Montreuil, Pantin et Aubervilliers, dans des squats, à la gauche de la gauche.
C’est donc ce qui a donné l’impulsion de l’exposition…
Oui, beaucoup de choses m’ont inspiré dans ce communiqué. Dont cette notion très zapatiste qui consiste à lutter depuis sa propre place. Moi ma place consiste à produire des photographies pour un champ particulier qui est celui de l’art, de montrer ces combats par la photographie dans des musées, des centres d’art ou des galeries.
T’es-tu déjà posé la question d’un changement de destination ? Que tes images atterrissent ailleurs ?
Dans la presse tu veux dire ? De fait mes images atterrissent parfois ailleurs, comme ça a été le cas au moment des « Toxic Tours » ou de Notre-Dame-des-Landes, et puis parfois elles ont alimenté le réseau militant lui-même. Une partie de ma production, de plus en plus, échappe au musée. J’ai toujours trouvé problématique que les images des militants restent dans le réseau militant, et ce même si elles passent aussi par Facebook ou Instagram. Elles sont toujours diffusées dans le même cercle. Il me semble important que d’autres images, et les miennes en l’occurrence, migrent vers un autre milieu, qui a ses contraintes aussi, on peut le trouver élitiste par exemple, mais qui a au moins l’avantage de toucher d’autres personnes qui ne sont pas déjà convaincus, ou tout simplement pas au courant de ce qui se passe.
À Notre-Dame-des-Landes par exemple, qui est un territoire militant et où tu as passé beaucoup de temps, y-a t-il eu une demande d’images de la part de personnes en lutte ? T’ont-ils confié cette mission de produire des images ? De publiciser leur lutte ?
Oui et non en fait, car chaque lutte ou presque a son photographe officiel. C’est le cas dans les jardins à Aubervilliers où une photographe officielle intervient tous les jours, c’était le cas à Notre-Dame-des-Landes également. Au foyer ADEF en revanche, on me l’a demandé, mais cette demande émanait des travailleurs immigrés qui sont plus âgés, qui vivent autre chose, qui ne sont pas du tout des militants en somme. Ils me l’ont demandé parce qu’à un moment donné il était question de porter l’affaire en justice et qu’ils avaient besoin de photos pour constituer le dossier. Il est indispensable que ce travail soit fait évidemment, cela permet d’alimenter la lutte en images, de répondre à des demandes, mais pour moi l’écueil c’est que ces images ressemblent beaucoup à des images de presse. Sur le plan de la forme, il n’y a pas beaucoup de différence. Comme j’ai une pratique artistique, je me dis que la forme doit aussi être différente. On ne peut pas lutter pour des luttes qui revendiquent très fortement des nouvelles manières d’habiter et de vivre en utilisant des formes qui sont issues du monde néolibéral.
Faisons à présent l’inventaire des différentes luttes présentes dans l’exposition.
Il y a des luttes qui ont eu lieu, même si je ne perçois pas du tout l’expo comme une rétrospective mais comme une chose nécessaire dans un moment présent, où la question de la vie, ou plutôt du vivant, est très importante. Il y a donc cette série sur les manifestations de Paris en décembre 1995 contre l’une des réformes des retraites, la loi Juppé. Il y a des images qui sont faites à Calais sur des migrantes et des migrantes qui essaient de rejoindre l’Angleterre, une série que j’ai commencée en 2006, et qui n’a pas vraiment de fin même si pour l’instant j’y ai mis un terme avec la publication ces jours-ci d’un livre, Calais, témoigner de la jungle (2006-2020) qui regroupe un corpus d’une centaine d’images. Il y a également une série toujours en cours contre la construction d’oléoducs aux États-Unis. Ce sont des luttes menées essentiellement par des natifs américains qui croisent évidemment des questions environnementales et écologiques, mais aussi un combat contre l’État fédéral, pour le respect des traités et leur indépendance. C’est une situation qui n’est pas très connue ici en France. Je présente aussi deux ensembles actuels sur les dégâts irréversibles que les Jeux Olympiques de Paris en 2024 sont en train de faire subir à la banlieue nord et nord-est de Paris qui réunit une population déjà défavorisée. J’ai photographié un foyer de travailleurs immigrés qui a été détruit car il se trouve sur la zone du futur village olympique à Saint-Ouen. Et un peu plus loin, à Aubervilliers, je me suis intéressé à des jardins ouvriers dont une partie est en train d’être détruite pour laisser la place à une piscine d’entrainement pour les Jeux Olympiques.
Il y a aussi deux bandes sons dans l’exposition. L’une, le « serment des bâtons », est liée à une photographie bien précise : « Notre terre sacrée ». Il est prononcé sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes. L’autre chanson a été écrite en 1880 en hommage à la Commune. Je l’ai enregistrée sur la place de la République à l’occasion d’une manifestation qui célébrait les 150 ans de l’anniversaire de la Commune. J’ai gardé le dernier refrain qui dit : « Ça ne finira donc jamais, ça ne finira donc jamais ». On l’entend de façon complètement aléatoire dans l’espace. Qu’est-ce qui ne finira jamais ? Ces luttes que je photographie sont pour la plupart soit en cours, soit perdues, très peu ont été gagnées, à part Notre-Dame-des-Landes. Et c’est aussi très beau et émouvant, car ça n’est pas parce que ces luttes ont été perdues qu’elles ont été inutiles. Elles donnent naissance à d’autres.
Mais il n’y a pas que des photographies de personnes en lutte dans cette exposition. Il y a aussi des personnes photographiées sur leurs lieux de travail en Chine ou dans un parc à Rio, un dimanche après-midi, des personnes a priori « sans histoire ». Mais le regard caméra crée l’histoire. Où qu’il regarde le spectateur de l’exposition est happé, capté par un regard et vis versa. Ce qui est important c’est aussi ce qui se passe pendant l’exposition, pas seulement qui est photographié et pourquoi, mais l’expérience du regard, de cette « capacité à regarder l’autre » comme l’écrivent les zapatistes dans leur communiqué. C’est également cela le sujet de l’exposition.
Comment fais-tu le choix de t’impliquer dans tel ou tel combat ?
J’ai l’impression qu’une série répond à une autre en fait. Depuis le début, dans les années 90, c’est un peu comme cela que ça fonctionne, même si je m’aperçois maintenant, en me retournant sur les 30 années qui se sont écoulées, que cette question des peuples autochtones est très présente. Et puis bien sûr, il y a la question des migrants qui est également très présente avec le travail que j’ai mené à Calais mais aussi cette manifestation de sans-papiers que j’ai photographiée tous les samedis pendant près de trois ans autour de la fontaine du Châtelet.
La question des inégalités liées au système libéral est sans doute un autre fil rouge. Mais il s’agit vraiment d’un jeu de construction, dans lequel une série en entraîne une autre. Par exemple cette série sur les pipelines aux États-Unis s’est développée parce que j’en ai entendu parler un jour où j’étais à Notre-Dame-des-Landes. J’ai ensuite fait mes propres recherches.
En quoi consiste, justement la préparation de ton « terrain » ?
Ça dépend du terrain ! Il n’y a pas d’homogénéité entre le travail que je mène sur le foyer ADEF et les natifs américains avec qui il faut entrer en contact et pour qui tu restes un descendant des colons, qui ont privatisé leur territoire et les ont exclus de leurs propres terres. C’est plus difficile. On a aisément accès aux comptes Facebook ou Instagram mais ils ne répondent pas facilement. Souvent, le travail consiste donc à oser aller quelque part sans du tout savoir si tu vas réussir à entrer en contact avec les bonnes personnes, si elles vont te laisser travailler, t’inclure dans leur lutte, entrer dans le camp et partager du temps avec toi. Il y a beaucoup d’inconnus. J’ai un travail qui a l’air très rationnel au premier abord, mais il y a en fait énormément de hasards, de rencontres et d’aléatoire dans ma manière de travailler. Les militants sont aussi des gens qui sont, et heureusement pour eux, un peu méfiants. Donc c’est toujours long et lent de pénétrer un milieu.
Tu ne travailles pas à la manière d’un grand reporter qui aurait un fixeur qui préparait pour toi le terrain, t’introduirait… ? Il n’y a jamais d’intermédiaire ?
Ah non. J’arrive dans un lieu et je me présente : je m’appelle Bruno Serralongue et je suis artiste. Grosso modo, c’est mon discours d’introduction. Quand je suis parti aux États-Unis, j’ai d’abord contacté via Facebook Cherri Foytlin, l’une des leaders du mouvement anti-pipeline. Son compte est très facile à trouver mais elle ne m’a jamais répondu. Alors j’ai fini par aller sur place, j’ai trouvé où était le camp en Louisiane, j’ai frappé à la porte et on a commencé à discuter.
Et là par exemple, tu partais pour une durée déterminée ?
Quinze jours, trois semaines… aux États Unis en tous cas où il faut faire des milliers de kilomètres il est nécessaire de partir longtemps mais d’autres séries se construisent différemment. Quand je sais qu’il y a un événement dans telle ville, je peux le préparer en amont. Et puis là, les gens répondent, tu es attendu en quelque sorte. Par exemple à Mumbai ou Bombay il y a ces deux images qui ont été réalisées pendant un forum social mondial, c’est ouvert à tout le monde, il faut juste s’inscrire.
Et tu n’es jamais du côté de la presse ? Tu n’es pas accrédité comme on dit ?
Il m’est arrivé d’utiliser des subterfuges pour différents sommets de l’ONU qui sont particulièrement bunkerisés. Il faut suivre un protocole très strict et je parle d’avant les attentats de 2001… J’ai bénéficié de l’aide de différents amis dans la presse qui m’ont fait des fausses accréditations pour pouvoir rentrer et faire des photographies. Certaines situations particulières nécessitent aussi des manières de faire un peu différentes.
L’engagement est donc toujours le même mais les méthodes diffèrent d’une série à l’autre. Peux-tu à présent revenir sur le dernier ensemble que tu consacres au foyer ADEF et aux Jardins des vertus, tous deux menacés par l’arrivée des JO de Paris en 2024 ?
Concernant le foyer pour travailleurs immigrés, le premier chapitre – qui nous amène à la destruction du foyer et que je présente dans sa totalité dans l’exposition – est fini. Suivront deux autres chapitres sur lesquels j’ai commencé à travailler : autour de leur relogement temporaire porte de Saint-Ouen dans des Algeco qui ont été transformés en appartements, jusqu’au relogement dans la résidence définitive qui n’est toujours pas sortie de terre. Le bailleur, ADEF, va sans doute un peu trainer ce qui fait qu’ils vont probablement rester dans ces préfabriqués durant trois ou quatre ans.
Les militants écologistes et les associations de quartier n’avaient-ils pas obtenu gain de cause à un moment ?
Non, ils avaient obtenu de la part de la justice que les travaux soient arrêtés le temps que soit étudiée la validité du permis de construire. Les travaux ont été arrêtés pendant un mois. C’est un levier commun à tous les militants : ils ont la possibilité de porter le combat devant la justice. Il y a la manifestation de rue, les occupations, les blocages et puis toute la partie juridique. L’un des enjeux, c’est souvent d’avoir des avocats qui peuvent prendre fait et cause pour la lutte. Bien souvent, le temps de la justice et le temps des travaux ne sont pas synchrones. En revanche, l’un des rares cas où la justice a joué son rôle (et le temps aussi en quelque sorte), c’est à Notre-Dame-des-Landes où les naturalistes en lutte, grâce à l’inventaire de la faune et de la flore qu’ils ont fait pendant 3 ans, ont réussi à ralentir les travaux et même à faire en sorte qu’ils ne débutent pas, grâce à une succession de recours en justice, et ce jusqu’à l’abandon total du projet. Ça c’est une lutte où la justice, par sa lenteur, a été décisive.
Lorsque tu démarres un ensemble comme celui-ci, tu sais assez vite que tu as le désir de les accompagner sur un temps relativement long, à travers les différentes étapes de leur parcours ?
Cela se construit avec les gens que je rencontre et dépend de la façon dont on m’accueille, ce que je découvre comme réalité. Lorsque je vais à Calais pour la première fois en 2006, je ne savais évidemment pas que je poursuivrai cette série jusqu’en 2020. Mais j’y ai découvert des choses extrêmement choquantes, un traitement de la part des forces étatiques tellement inhumain vis-à-vis de ces migrantes et de ces migrants, que ça m’a poussé à poursuivre mon travail. Et c’est un peu la même chose dans ces foyers de travailleurs immigrés. Je n’avais pas une connaissance approfondie de ce monde-là. Je savais bien sûr que les foyers existaient mais je n’étais jamais rentré dedans, je n’avais vu dans quel état certains bailleurs – même s’il ne faut pas généraliser – laissent les locaux à la limite de l’insalubrité et continuent de percevoir des revenus assez élevés. Dans ce foyer ADEF par exemple, la chambre coûte 400 euros par mois, ce qui n’est pas rien. C’est parce que je découvre une réalité qui m’interroge – pourquoi fait-on vivre des personnes dans ces situations-là ? – que je retourne sur place.
En traversant l’exposition au Plateau qui est habitée par de multiples figures humaines, j’étais frappée par le fait que tu maintenais ces individus dans un anonymat relatif, je veux dire qu’ils et elles apparaissent plutôt sous une entité, au sein d’un groupe ou d’une communauté : militante, migrante. Et je me demandais pourquoi tu ne t’attaches pas à certains personnages en particulier ?
C’est plus ou moins vrai, dans chaque lutte il y a bien sûr des leaders. Mais, c’est une chose que les Zapatistes ont pu m’apprendre, eux qui portent tous des cagoules et des passe-montagnes : ce n’est pas l’individu qui compte mais le collectif. Chez eux il n’y a pas de chef. Marcos se fait appeler « sous-commandant » au début. Il y a des dirigeants bien sûr, mais ils obéissent au peuple et le zapatisme c’est l’apprentissage de l’horizontalité. J’essaye d’appliquer à ma manière certains préceptes développés par les zapatistes.
L’autre raison, évidemment, c’est que les médias ont tendance à s’attacher à des figures, à créer des icônes qui devraient à elles seules résumer tout ce que la lutte peut dire. J’évite de sacraliser les personnes même ici où il n’y a que des portraits. Mais bien sûr, je m’attache à des gens comme Boubakar Diallo par exemple, qui dans le foyer ADEF a longtemps été mon principal interlocuteur. Mais dans la photographie il ne pouvait pas apparaitre plus que d’autres.
Peux-tu dire un mot des deux diaporamas que tu présentes à l’extérieur et à l’entrée de l’exposition, qui l’un et l’autre réunissent un corpus important de près de 700 images ?
Concernant le diaporama qui ouvre l’exposition, on le voit d’abord à l’envers projeté sur un rideau. Le spectateur doit franchir ce rideau pour voir apparaître l’image. C’est comme s’il entrait dans une autre réalité. Deux choses m’ont intéressé dans ce dispositif : la première d’un point de vue formel, c’est que les images sont en train de se détruire car elles sont soumises à une lumière et une chaleur assez importantes. C’est le même jeu de diapositives que j’utilise depuis 2000 et les couleurs et contrastes commencent à s’estomper. Au fur et à mesure, l’image va virer au magenta et cela va avec l’idée que l’on oublie l’événement en question mais ce qui reste c’est l’idée de la manifestation comme une des formes de lutte les plus partagées au monde. C’était l’idée que je développais déjà dans mon exposition au Jeu de Paume en 2010 où j’avais déconstruit les séries et réarrangé les photographies afin de faire surgir un grand répertoire des actions collective. Il y avait la manifestation, les banderoles, un mur sur les portraits déjà. Je voulais montrer que les personnes en lutte sont aussi très inventives.
Les « Toxic tour », que documente le diaporama visible depuis l’extérieur, 24 heures sur 24, sont emblématiques de cette inventivité. Réalisés entre 2014 et 2015, ils avaient pour but d’alerter les populations de Seine-Saint-Denis des différents dangers environnementaux auxquels ils étaient exposés. C’était en amont de la COP 21 qui devait se dérouler au Bourget. Il y avait là l’invention d’une forme, les ballades urbaines, qui n’étaient pas des manifestations déclarées en préfecture.
Que penses-tu des formes plus récentes de mobilisation qui sont liées aux réseaux sociaux ? Tout ce que nous avons vu apparaître avec le Printemps Arabe notamment ?
Pour moi les réseaux sociaux sont essentiels pour alerter et plus aucune lutte ne peut faire sans l’utilisation de Facebook ou d’Instagram, mais ça ne peut pas suffire. Ce que je montre, c’est qu’à un moment donné, pour que la lutte existe, il faut descendre dans la rue et il faut mettre son corps en jeu. C’est pour cela d’ailleurs que ce ne sont pas de simples portraits mais des présences, dans un lieu défini qui est le lieu de leur lutte.
Je me suis également demandée, en préparant cet entretien, si tu avais un temps envisagé de travailler autour de ou avec les Gilets Jaunes ?
J’ai des centaines et des centaines de photographies des manifestations, j’ai suivi toutes celles de Paris. Par contre, je sais que c’est incomplet. Par exemple je n’ai pas de cabanes sur les ronds-points, je n’ai pas non plus les assemblées, ou les assemblées des assemblées. J’ai donc une vision extrêmement limitée, d’un point de vue photographique, du mouvement, essentiellement résumé à son côté le plus spectaculaire, celui qui a été aussi le plus repris dans les médias puisqu’il y avait cette question des violences policières qui revenait tous les samedis. Mais je n’ai pas trouvé la forme pour les montrer. On a vu des milliers de photos des Gilets Jaunes, et la question que je me pose toujours c’est qu’est-ce que je peux faire de différent sachant que mon lieu de monstration c’est la galerie, le musée ou le centre d’art ? Comment est-ce que je traite ces photos pour qu’elles soient à la fois comprises et en même temps qu’il se passe autre chose ?
Et tu n’as eu de problème d’adhésion à cette cause-là ?
Oui et non. Peut-être au départ une incompréhension car c’est une lutte qui part d’un point précis, lié au quotidien de milliers de personnes vivant en zones péri-urbaines avec l’augmentation du prix de l’essence et du coût de la vie. Moi qui vis à Paris, sans voiture, je ne me sentais au départ pas trop concerné, et j’ai mis du temps à voir que ce sujet était bien sûr beaucoup plus important et qu’il touchait à autre chose, que c’était un enjeu de société beaucoup plus important.
Et un nœud complexe…
Oui tout à fait : est-ce que j’ai envie de manifester avec quelqu’un du Front National à côté de moi ? Ça mélangeait un peu les cartes.
Il me semblait que dans les luttes que tu as pu photographier jusque-là, et pour lesquelles tu t’es engagé, il y avait une certaine continuité politique disons ?
Oui il y a une adhésion à ces luttes très claire. Et si je n’ai pas encore trouvé la forme avec les Gilets Jaunes c’est qu’il y a peut-être quelque chose d’incompris de ma part. Je devrais creuser pour comprendre de quoi il retourne exactement.
Revenons à présent sur l’utilisation de la chambre photographique que tu utilises dès tes débuts à la Villa Arson, au début des années 1990, où tu commences par retourner sur les lieux du crime après avoir épluché tous les matins la rubrique faits divers de Nice Matin…
Pour moi c’est essentiel, c’est l’outil que j’utilise depuis le début de ma carrière. Et ça a plusieurs intérêts. Le premier c’est que cela inverse complètement la façon dont tu construis une image. Je prends l’événement exactement à l’inverse des photographes de presse qui eux sont très mobiles et sont appelés à « vivre avec l’événement », à se déplacer vite, à courir. Avec une chambre c’est très difficile même s’il m’est déjà arrivé de courir dans des manifestations avec tout le matériel. Néanmoins, son mode de fonctionnement, sur un trépied, très visible, complètement immobile, invite plutôt à prévisualiser ce qui peut se passer, il faut anticiper, plutôt que de suivre. Dans le travail à la chambre, il y a beaucoup de précision mais aussi pas mal de hasard et cela crée des images qui sont parfois un peu déceptives, ce qui me convient évidemment très bien parce que mon travail c’est de produire ce que certains auteurs ont appelé des « images anti-journalistiques ».
L’autre point, c’est que c’est un outil relationnel incroyable qui me permet de rentrer en contact avec les gens beaucoup plus facilement que si j’avais un 24×36 numérique. Cela génère une vraie curiosité et puis tu es obligé de demander à la personne si elle veut poser. Ca ne peut pas se faire à leur insu ; l’image ne peut pas se faire en 30 secondes. Il faut d’abord installer tout le matériel, et à chaque fois je montre systématique comment on voit à l’intérieur de la chambre où tout est inversé. La photographie intervient à la fin d’un long processus de discussion.
C’est un objet de médiation en quelque sorte ?
Oui exactement. Mon travail je le signe mais il est en quelque sorte co-réalisé par les personnes qui posent. Je donne très peu d’indications pour les poses des personnes. Ça reste des prises de vues assez naturelles.
Tu dis qu’il n’y a pas de mise en scène, mais je repense par exemple à ce portrait présenté dans l’exposition qui, à côté de portraits d’ouvriers de Daewoo, met en scène un écrivain coréen dont les essais portent sur la surproductivité et que tu photographies dans son bureau surchargé, dans un endroit qui parle pour lui et ses combats en quelque sorte.
Il n’y a pas de mise en scène mais il est important que la personne soit valorisée. Je ne crois pas du tout à la neutralité. Ces images ne sont pas neutres du tout, elles veulent montrer quelque chose. Et parmi tout ce qu’elles doivent montrer c’est leur fierté à participer à une lutte, au fait qu’ils l’incarnent et la portent en eux.
Dans l’exposition il y a aussi le portrait d’un jeune Navajo qui s’appelle Marcus Mitchel. Il a été touché par le shotgun d’un shérif et a perdu son œil gauche, l’usage d’une partie de la mâchoire et de son oreille gauche. L’idée n’était pas de le montrer comme une victime car Marcus est très fier, il se définit lui-même comme un warrior. Et tous ces individus que je montre sont en quelque sorte des guerriers. Toutes ces luttes ne seront peut-être pas victorieuses mais durant la période où elles sont en cours, les gens y croient très fort. Et ils mettent leur vie en jeu.
Et c’est encore la même chose avec cette fanfare climatique j’ai photographiée au Jardin des Vertus à Aubervilliers, même si c’est nettement moins dramatique et que l’image est plus rieuse : une fois qu’ils sont là, ils croient en ce qu’ils font.
À Calais non plus ce ne sont pas des victimes, mais des gens forts qui passeront. Et c’est pour montrer la dignité et la force de ces individus et de ces groupes que je fais ces images. Je suis donc très attentif à la façon dont ils se posent et comment je peux positionner mon appareil pour les rendre, d’une certaine manière, invincibles.
Peut-on justement à présent s’arrêter un moment sur Calais qui est la série qui s’inscrit dans le temps le plus long ?
Oui, c’est un sujet sur lequel je continue à découper des articles de presse, à prélever quantité d’informations, pour lequel je garde des contacts avec des associations sur place aussi. C’est sans doute la série qui me demande le plus de travail au quotidien.
Un travail de veille en quelque sorte ?
Oui tout à fait. Ce qui m’a marqué et ce que j’ai continué à montrer à travers ces images, c’est l’évolution du paysage. Car le territoire a énormément changé et bien évidemment ce territoire montre la cruauté de plus en plus forte qui s’exerce à l’égard de ces migrants. Le territoire se remplit de barrières, de murs de défense, de murs anti-franchissements, il y a plusieurs compagnies de CRS et de gendarmerie. Au final, c’est un territoire complètement occupé par les forces de l’ordre.
Quels sont les jalons de cette montée en puissance progressive des forces de l’ordre ?
Le jalon principal ces dernières années, c’est l’apparition de ce bidonville en 2015 et la tentative de l’État de traiter un peu différemment ces personnes avec la mise en place (suite à la pression des associations) de containers qui permettaient à ces migrants de vivre dans des conditions à peu près décentes. Et puis, juste après il y a eu un changement de paradigme : le camp avait fixé jusqu’à 10 000 personnes c’était devenu trop pour le gouvernement, il a donc été démantelé en octobre 2016. Depuis, il y a une nouvelle politique qui consiste empêcher les « points de fixation », autrement dit les campements sauvages. Tous les jours ou presque, la police arrive, sort les habitants des campements et des entreprises privées détruisent les tentes.
Qui ne semble pas produire beaucoup d’effets… Si ce n’est un peu plus de chaos et le misère…
Oui tout à fait. Les photos montrent cela de plus en plus : le dénuement total des migrants. Au départ, en 2006, les individus avaient la possibilité de construire des abris en dur, c’était comme des petites maisons, entre guillemets. Plus on avance et plus la notion d’abri disparaît. Ils dorment dans des sacs de couchage à même le béton ou la forêt et le lendemain ils doivent partir car ils savent qu’ils vont être chassés par la police. On ne les laisse jamais en paix en fait. Ce sont des conditions de vie qui sont liées à des décisions politiques complètement inhumaines.
Dans quelles conditions travaillais-tu ?
Je partais généralement pour une semaine. Ces derniers temps, je distribuais des petits déjeuners, il y avait la nécessité de ne plus être seulement photographe mais de donner un coup de main car les associations ont beaucoup de difficulté à trouver des bénévoles. Le matin je distribuais les petits déjeuners et je faisais les photographies l’après-midi.
Les associations, ce sont les mêmes depuis le début ?
Les historiques, ce sont Salam et l’Auberge des migrants qui viennent en aide aux migrants pas seulement à Calais, elles œuvrent sur toute la zone, à Dunkerque, Grande-Synthe… Et puis, d’autres se sont créées à partir de 2015/2016, des associations anglaises principalement. Pour l’instant, je n’ai pas encore eu la nécessité de photographier les bénévoles. Mon travail vise essentiellement quelque chose : l’État et sa politique répressive.
Cette entreprise que tu mènes t’a-t-elle parfois causé des ennuis ? Tu es surveillé par exemple ?
Non je ne pense pas. Mais à Calais par exemple, si les migrants sont harcelés, les bénévoles le sont aussi : quand ils se déplacent avec leur propre voiture pour aller faire des rondes, ils sont verbalisés pour un clignotant oublié, s’ils sont mal garés, ce qui est très souvent le cas quand tu fais des distributions de nourriture. Quand je vais à Calais, je suis moi aussi contrôlé en permanence, comme les autres.
Et sur d’autres luttes ?
Aux États-Unis, j’ai été emprisonné avec des activistes alors que nous menions une action directe contre un site de construction d’un pipeline. On a tous été arrêtés quelques heures tant que la caution n’avait pas été payée. C’est le principe aux États-Unis, tu sors quand tu payes ta caution si tu ne payes pas tu restes en prison jusqu’au jugement. Les militants savent très bien comment cela fonctionne et certains d’entre eux restent en retrait pour payer la caution de ceux qui participent à l’action. En cellule, mes compagnons me disaient : ne t’inquiète pas, moi ça fait 11 fois que je suis arrêté, moi 10 fois…
Je voudrais revenir à la question de la presse, avec laquelle et contre laquelle tu te construis en quelque sorte. Au fond, tu es un formidable témoin de l’évolution de la presse et de ce qu’elle est devenue aujourd’hui, avec une presse écrite un peu en difficulté, l’arrivée des chaînes info en continu… Tout ce que cela bouleverse de notre rapport à l’actualité ou à l’événement…
Au tournant des années 2000, certains photographes de presse ont tenté une autre aventure qui consistait à quitter la presse pour se tourner vers le monde l’art. Beaucoup de photographes ont senti que leur métier était un peu fini et qu’ils ne pouvaient plus faire preuve d’une quelconque créativité ou travail d’auteur quand les journaux appartiennent désormais, pour la plupart, à d’énormes groupes de presse pour qui ne compte que la rentabilité. On attend d’eux qu’ils produisent la même image, une image qui préexiste.
Ce contre quoi tu luttes absolument, non ? Tu essaies de ne pas arriver avec des images toutes faites en tête.
Dans un entretien, Jean Baudrillard a dit la chose suivante avec laquelle je suis complètement en accord « C’est plutôt l’indifférence qui domine devant les photos d’information. Elles sont devenues trop familières pour nous toucher. Nous sommes accoutumés. Il nous en faut toujours plus. La prolifération des images est telle qu’on a franchi un seuil critique qui interdit un décodage véritable[1] ». Il poursuit en disant qu’il faudrait vider les images de presse de l’information qui se trouvent en elles pour qu’elles nous touchent à nouveau. C’est ce que j’essaie de faire en travaillant la forme : déconstruire l’image toute faite.
C’est un peu le syndrome de la chaîne d’info continue ?
C’est le pire du pire, il n’y a pas du tout d’information. Et surtout, tout à coup il n’y a plus qu’un seul événement. Là où on aurait pu s’attendre à une multiplication de sujets et que ce soit presque un flux continu d’annonces AFP, c’est le phénomène inverse, ils traitent d’un seul événement pendant 24 heures, 48 heures et après ils changent d’événement. C’est de l’occupation du temps d’antenne jusqu’à épuisement complet de l’événement.
Heureusement, il y a encore moyen de faire autrement. Le numérique a aussi apporté des pratiques alternatives aux journalistes. Et il existe des collectifs de photographes qui travaillent autrement.
Qui sont les artistes qui t’intéressent ?
Je regarde énormément de choses, je suis très curieux de pratiques artistiques qui peuvent être très éloignées des miennes. Pour rester dans le domaine de la photographie, je pourrais par exemple citer un photographe a priori très éloigné de mes préoccupations qui est Christopher Williams. C’est l’un des grands praticiens de la photographie aujourd’hui. Allan Sekula aussi, que je connaissais un peu, et dont les œuvres et les écrits m’ont beaucoup apporté. Mais dans les pratiques documentaires de l’image aujourd’hui, je trouve qu’il y a une attention à l’esthétique qui me dérange un peu. Ce sont des images très fabriquées, mises en scène. Alors que moi je suis presque transparent à mes photographies. Ce que je mets en place produit sans doute des effets de style également mais l’enjeu pour moi est de m’effacer le plus possible et grâce à la chambre, paradoxalement, j’y arrive.
Nous sommes à quelques semaines de l’élection présidentielle. J’imagine que ça n’est pas un hasard si ton exposition se tient à ce moment-là.
« Pour la vie », j’en ai parlé en préambule, il faut le comprendre comme « pour le vivant ». Et je pense qu’en ce moment tout particulièrement, la vie est agressée de toutes parts, et je ne parle pas seulement du Covid mais d’un système de plus en plus répressif et autoritaire dont le Covid n’est que la dernière manifestation. Ces personnes qui luttent sont des exemples à suivre.
On a la sensation aussi d’être dans un moment très fractionné, la convergence des luttes en ce moment, ça n’est pas si simple que ça…
Ça n’est pas simple en effet, c’est ce que les zapatistes ont essayé de faire en envoyant ces délégations rencontrer différents collectifs, avec l’idée que ces collectifs continuent à discuter ensuite entre eux et que ces luttes puissent converger et grossir. Si cette convergence n’est pas visible maintenant, c’est peut-être qu’elle est en train de se mettre en place. Ce qui est sûr, c’est que la gauche de gouvernement ne prend pas ce chemin de la convergence des luttes, elle devrait davantage s’appuyer sur ce qui se passe à la base et en dehors des partis.
Tu iras voter ?
Oui, j’ai toujours voté. Ce n’est pas le mode de participation le plus intéressant mais nous en disposons et il ne faut donc pas hésiter à l’utiliser. Mais si ça devenait le seul moyen pour s’exprimer, cela deviendrait dramatique.
Bruno Serralongue, « Pour la vie », exposition présentée au Frac Île-de-France jusqu’au 24 avril 2022, sous le commissariat de Xavier Franceschi.
Calais, témoigner de la « jungle » (2006 – 2020), avec des textes de Bruno Serralongue, Florian Ebner et Jacques Rancière, co-édition Frac île-de-France et Frac Grand Large, 2022.