Politique culturelle

Mirjam Brusius : « La préservation implique toujours une part de destruction »

Historien de l’art

En écho aux nombreuses actualités concernant l’héritage colonial des musées occidentaux, Mirjam Brusius explore l’histoire, le rôle et les potentiels inexploités de ces institutions dans la construction de notre rapport au passé. Au tempo de la recherche et du dialogue, l’historienne des sciences et du colonialisme y défriche de nouvelles voies, divulgue le fruit de ses travaux et partage ses expériences collectives, sans jamais quitter des yeux le présent.

Historienne des sciences et du colonialisme, tout récemment lauréate du prestigieux Dan David Prize, Mirjam Brusius mène depuis plusieurs années des recherches importantes sur la circulation des objets et des images entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud. Ses travaux protéiformes portent sur l’histoire des pratiques archéologiques et la mobilité des artefacts, sans pour autant perdre de vue les récits pluriels et les mémoires qu’ils charrient avec eux. Attentive aux mouvements décoloniaux, portée par une réflexion permanente sur les outils d’élaboration et les conditions d’émergence du savoir, Mirjam Brusius observe depuis Londres, où elle est actuellement chercheuse à l’Institut historique allemand, les débats vivaces sur l’héritage colonial des musées.

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Dans cet entretien, qui éclaire certaines problématiques patrimoniales réactivées par le discours tenu par Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017, l’historienne explore de nouvelles pistes afin de stimuler notre rapport au passé par le biais de la culture matérielle. En partageant les conclusions de ses recherches comme ses expériences professionnelles, elle appelle à une reconfiguration des pratiques muséales, à une refonte plus humaine des modalités de présentation des objets, ainsi qu’à une répartition plus équitable des connaissances. Un lot d’intentions qui constitue, avec d’autres, la ligne de force d’un des projets qu’elle a contribué à initier : « 100 histoires de 100 mondes en 1 objet » Derrière ce titre, qui détourne celui d’une émission de radio britannique coproduite par le British Museum et le best-seller qui en est issu (Une Histoire du monde en 100 objets), se trouve un groupe de réflexion aventureux ainsi qu’une plateforme en ligne où les objets se racontent autrement, c’est-à-dire indépendamment des narrations institutionnelles. VC

Ces dernières années ont été marquées par l’émergence d’un débat public très intense sur l’héritage colonial des musées occidentaux, notamment autour des retours potentiels d’objets. Le discours inattendu tenu par Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017, suivi par la restitution par la France de 26 objets au Bénin, ou encore l’ouverture du Forum Humboldt à Berlin en 2021 (où sont désormais présentées les collections extra-européennes de la capitale allemande), ont largement contribué à raviver ce débat déjà ancien. Peut-on considérer que nous nous trouvons à un tournant ?
Ce qui frappe actuellement, c’est en effet l’intérêt intense que le grand public porte à ces sujets. Il ne se passe pas une semaine ou presque sans que la presse ne questionne la légitimité des musées à conserver tel ou tel objet. L’histoire de l’esclavage et des violences coloniales est devenue beaucoup plus visible dans le débat public, exerçant une pression sur les institutions qui doivent désormais se confronter plus activement à la part sombre de la formation de leurs collections. Il n’est en outre plus pris pour acquis que des monuments honorant des personnalités ayant soutenu la traite, par exemple, soient ainsi répartis dans l’espace public. Ce qui est en jeu ici, c’est la question des limites de la culture matérielle, de sa capacité à perpétuer les symboles des injustices du passé. Dans quelle mesure ce passé demeure-t-il actuel, pour reprendre le titre d’une exposition très pertinente récemment présentée au musée de Birmingham [« The Past is Now », 2017-2018] ?
Pour répondre à votre question, je pense effectivement que nous nous trouvons actuellement à un moment pivot. Mais nous sommes encore loin d’une traduction concrète de ces discussions dans la quête d’égalité sociale. Au point de vue local, il suffit d’observer l’accueil que réservent les institutions « occidentales » à la rhétorique décoloniale. S’accompagne-t-il véritablement de changements institutionnels profonds ? Les musées sont en train d’absorber et de coopter des idées, d’assimiler le travail, les conclusions et même les ressorts critiques que les conservateur-ice-s, historien-ne-s et activistes produisent depuis des années déjà – ce qui pourrait être interprété comme une forme de continuation de l’exploitation et de l’appropriation. Décoloniser, cela signifie que les institutions elles-mêmes doivent initier une transformation. Il s’agit d’abandonner certains privilèges et positions de pouvoir, de travailler à leur redistribution à plusieurs niveaux. Cela veut dire, par exemple, attribuer à l’assistant-e de conservation noir-e ayant brillamment assuré le commissariat de la dernière exposition à succès un contrat stable et permanent, afin d’attribuer à cette personne un pouvoir décisionnaire sur le long terme. Plus généralement, les débats actuels ne doivent pas dissimuler certains sujets d’importance majeure relatifs aux dynamiques économiques, au changement climatique ou encore aux phénomènes migratoires. Au lieu de se concentrer sur des « collaborations » avec les territoires d’origine des objets qu’ils préservent, les musées pourraient recruter davantage de personnels dans le Sud global, en leur offrant des conditions de travail décentes et en facilitant l’obtention de visas. Récemment, on a vu l’Allemagne rejeter les demandes de visa de muséologues camerounais qui, ironiquement, menaient des recherches sur la provenance des objets acquis pendant l’ère coloniale. En d’autres termes, nous sommes encore loin d’un paysage muséal décolonisé.

Dans le sillage de restitutions effectives d’objets ou de déclarations d’intention en ce sens, diverses institutions européennes ou nord-américaines se sont positionnées. Quelles sont, à votre sens, les bonnes questions à se poser lorsque des retours d’objets sont envisagés ? Comment encourager un dialogue véritable, et rendre visible les parcours intriqués, complexes de certains artefacts ? Ces démarches s’accompagnent-elles de dangers, et si oui, quels sont-ils ?
Peut-être qu’une bonne question à se poser est celle de se demander si c’est le bon moment pour l’ensemble des parties impliquées. Si la restitution d’un objet est demandée, les choses doivent naturellement avancer. Mais le simple fait que l’Europe se montre désormais « prête » à initier ces processus ne signifie pas que cela est vrai pour l’autre côté. Il y a une ironie certaine dans ce désir urgent d’initier des retours, alors que l’Europe tente par tous les moyens de freiner les flux migratoires – précisément de personnes originaires des régions concernées. Cette contradiction mérite de toute évidence davantage d’attention critique.
Il faut aussi garder à l’esprit qu’il existe un large spectre d’opinions dans les pays d’« origine », où certaines personnes se montrent très critiques au sujet des restitutions. D’autres approches sont défendues, qui peuvent aller jusqu’à la conservation des objets en Europe. Les dangers entourant ce processus sont, dans tous les cas, multiples. Les institutions et les États considèrent parfois les restitutions comme un acte d’absolution. Les dialogues se jouent principalement au niveau gouvernemental et laissent de côté les communautés d’origine, ce qui ravive d’anciennes craintes et en produit de nouvelles. Les restitutions se retrouvent ainsi instrumentalisées, les pays occidentaux les utilisant à leur propre fin – tout comme le font certains pays demandeurs, qui suivent parfois des impératifs nationalistes, au détriment des voix minoritaires. Il serait dans certains cas utile de former des comités consultatifs capables de prendre l’intégralité de ces avis en considération. Les musées ne doivent pas être les seuls participants de ce long et délicat processus, ils ne peuvent porter intégralement ce poids sur leurs épaules. Il faut s’orienter vers une forme de réparation, mettre l’accent sur la dimension humaine et pas seulement sur les objets.

En juillet 2021, on a inauguré à Berlin le Forum Humboldt, qui présente désormais, au cœur de la capitale allemande et dans un simulacre architectural de l’ancien château de la dynastie Hohenzollern, les collections extra-européennes auparavant conservées aux musées de Dahlem. Pourriez-vous résumer à grands traits l’histoire de cette institution, dont l’élaboration – dans le fond et la forme – a été vigoureusement contestée en Allemagne ?
Cette tâche me semble difficile, car le site où le Forum Humboldt a été construit est lié à mon histoire personnelle. J’ai assisté au démantèlement du palais de la République, où siégeait le parlement est-allemand [détruit sur décision du Bundestag en 2006-2008], et qui se trouvait toujours là lorsque j’étais étudiante. Beaucoup de Berlinois-e l’appréciaient. J’ai ensuite observé le débat sur la reconstruction d’un palais impérial prussien du XVIIe siècle, édifié au moment où le Brandenburg installait un comptoir où l’on commerçait des esclaves sur la Côte-de-l’Or de l’actuel Ghana. Le monde militant a immédiatement identifié ces connections troublantes. Il y a eu une forme de résistance – le projet semblait absurde à l’époque – et pourtant, ses initiateurs ont trouvé tous les fonds nécessaires et le soutien politique pour le poursuivre. C’est une réalité tragique que l’Allemagne post-réunification n’ait pu trouver de meilleur chemin pour structurer son identité et se projeter dans le XXIe siècle en tant que société multiculturelle. Une tragédie, d’autant plus que cette institution, baptisée Forum Humboldt, abrite et présente désormais certaines des collections coloniales berlinoises. À un moment où l’Europe vise à davantage d’équité relationnelle avec les pays d’origine de ces objets, plus particulièrement ceux du continent africain, un tel projet était voué à l’échec. En coiffant la coupole du château prussien reconstitué de sa croix, alors que le mouvement Black Lives Matter prenait de l’ampleur et que certaines sculptures publiques tombaient en Europe, l’institution lançait un message problématique. Le fait que la construction ait reçu des financements importants d’un donateur conservateur n’a pas aidé. Mais au point où nous en sommes, il semble impossible ou presque de défaire ce projet, d’autant plus qu’au sein même de ses équipes, on assiste à un changement d’opinion – qui accompagne celui du public. Le Forum Humboldt est finalement un succès pour ceux qui l’ont porté, mais il ne peut être à la fois une réussite et un espace de critique postcoloniale tel que l’affirme son site web, succombant à la pression générale. De ce point de vue, il ne peut être qu’un monument satirique de ses propres défaillances. On ne peut pas jouer sur les deux tableaux.
Les personnes les plus critiques vis-à-vis du projet ont depuis longtemps abandonné la lutte. Elles ont recentré leur énergie vers des espaces d’action et de réflexion où le changement peut véritablement advenir, même si ces derniers ne reçoivent pas de financements publics aussi généreux. Parfois, il m’arrive de fantasmer un Forum Humboldt imaginaire, porteur d’une vision alternative. Une sorte de projet urbain post-muséal où des choses stimulantes se passeraient, où l’on réfléchirait aussi à propos des musées. Un espace duquel on pourrait regarder, déconcerté-e, de l’autre côté de la rue, vers les collections antiques qui se trouvent également sur l’Île aux musées de Berlin, afin de les historiciser et ne plus seulement les admirer. À ce titre, le Forum Humboldt pourrait bien représenter l’opportunité la plus gâchée de toute une génération dans le domaine de la politique culturelle.

J’en viens aux recherches et aux projets que vous menez, qui se montrent justement sensibles aux silences de l’histoire et aux voix exclues des récits traditionnels. Comment les musées peuvent-ils aujourd’hui contribuer à donner davantage de visibilité aux sources qui les documentent, à ces « contre-archives », comme vous les appelez parfois ?
Je tenterai de répondre à cette question en me détachant des collections ethnologiques désormais exposées au Forum Humboldt, afin d’évoquer celles qui se trouvent en face et que je mentionnais à l’instant. On y voit notamment les antiquités venues du Moyen-Orient. Afin de présenter de manière pertinente ces artefacts au public, leur accrochage devrait définitivement liquider l’héritage des discours coloniaux – ce qui implique davantage qu’un simple engagement avec l’histoire. Il semble nécessaire d’attester que les objets portent avec eux les traces d’une « cartographie » de ces territoires, avec toutes ses conséquences destructives. Les dispositifs de monstration de ces collections devraient être reconfigurés afin qu’ils puissent tisser un lien essentiel entre les objets et les personnes. La chercheuse Sumaya Kassim estime que les institutions nationales de ce type ont une obligation, celle « d’aller à la rencontre des communautés altérisées par les expositions et initier un dialogue avec l’Islam comme tradition, à la fois vécue et vivante ». Certains musées ont récemment mis en place des parcours pris en charge par des personnes qualifiées de « réfugiées » dans l’objectif de montrer que les objets de ces régions peuvent être abordés à travers différents prismes. Mais ces actions, souvent précaires, deviendront-elles un jour de véritables tremplins pour une production plus équitable des savoirs dans les musées ? Les personnes qui les visitent y apprendront-elles un jour que des réfugiés sont arrivés en Europe du fait de ces politiques expansionnistes, dont l’archéologie a été l’une des composantes majeures ? Sera-t-il rendu manifeste que les objets, dont les musées regrettent parfois la dégradation ou la destruction, ont précisément été altérés par les invasions coloniales ? Le silence qui entoure ces questions touche au cœur du paradigme de la préservation muséale. Les œuvres du musée du Louvre, des musées de Berlin ou de Los Angeles ont été et se trouvent encore en danger (il suffit de penser aux risques d’inondations, aux tremblements de terre, voire aux guerres…). À un moment d’intenses flux migratoires vers l’Europe, qui trouvent leurs causes dans la violence et les conflits guerriers, l’exposition d’artefacts doit s’accompagner d’une contextualisation historique réadaptée. Ces approches permettront à celles et ceux qui les visitent d’établir des connections personnelles, non limitées par la classe, l’éducation, le genre, la race ou la religion. Il serait intéressant de prendre en considération la nature variée de ces connections, d’amplifier les histoires polyphoniques que charrient ces objets, non pas comme des compléments accessoires et éphémères, mais comme de véritables savoirs, tout aussi dignes de préservation que les choses matérielles. Les musées se doivent d’adopter une approche autoréflexive accueillant la distance critique, en expliquant comment les objets sont parvenus dans un département particulier, flanqué d’un cartel particulier ; mais aussi comment ils sont « arrivés » en premier lieu. Les taxonomies muséales sont des tentatives de classification des humains et des choses, selon des catégories arbitraires. Les histoires d’objets en transit, la mise en avant de leur caractère mobile, en ce qu’ils circulent dans des mondes naturels, sociaux voire sémantiques, permettraient de conjurer le péril essentialiste des musées.

Comment s’y prendre, concrètement ? Identifiez-vous, dans certaines institutions, des démarches que vous jugez intéressantes et productives ?
Il revient surtout aux musées de décider s’ils veulent demeurer les lieux dépositaires d’artefacts reflétant des strates choisies du passé, c’est-à-dire des faits triomphants de l’histoire impériale ; ou à l’inverse s’orienter vers un engagement plus personnalisé et individualisé, impliquant les aspects inconfortables du passé de l’Europe. Il y a de plus en plus de demandes pour que les objets antiques, par exemple, deviennent davantage que des symboles bouche-trous d’un « berceau de la civilisation », pris dans des accrochages célébrant « la classe moyenne d’intellectuels mâles blancs » – comme l’exprimait récemment Paul Collins, conservateur à l’Ashmolean Museum d’Oxford, qui s’est montré prêt à initier certains changements structurels. Alors que les musées traversent une phase de « crise », cette prise de conscience s’accompagne de questionnements encore plus vastes et fondamentaux sur leurs fonctions futures. Le Conseil international des musées (icom) suggérait d’ailleurs que ces dernières puissent à l’avenir impliquer la contribution à « la justice sociale, l’égalité mondiale et le bien-être planétaire ». Dans le climat politique actuel, l’analyse des questions relatives aux modalités d’accrochage des collections est la condition centrale pour la création d’un modèle où l’humain trouve davantage sa place. Une telle approche permettrait de se détacher de cette vision trop linéaire selon laquelle les musées constituent un aboutissement naturel de la vie des choses. Reconnaître pleinement la nature diverse de nos sociétés est l’un des moyens pour une reconsidération des accrochages, qui pourraient traiter de la multiplicité des relations entre les peuples et leur passé – qu’il s’agisse d’un monument du Moyen-Orient ou de l’ancien palais de la République de Berlin-Est. Ce dont je parle, c’est d’une nécessaire réévaluation des fondements épistémiques du musée. J’aime par exemple l’approche du Tropenmuseum, à Amsterdam. Quand je l’ai visité, on pouvait y voir d’excellentes expositions sur le racisme, et l’une des salles présentait dans un coin des objets issus de ses collections extra-européennes empilés sur des étagères, flanqués du cartel suivant : « Ceci était un musée ethnologique. »

Vos recherches actuelles retravaillent la notion de « préservation », que vous envisagez d’une manière beaucoup plus contrastée qu’elle ne l’est généralement.
La préservation implique toujours une part de destruction. Comme cela a été démontré par les historien-ne-s, les objets antiques que nous voyons au musée étaient souvent pleinement incorporés dans la vie quotidienne, dans l’espace public et privé, dans le travail, l’agriculture, les lieux de cultes. Ces objets focalisent une série d’interactions multisensorielles, engageant un rapport à la fois visuel et tactile. Dans certains cas, nous ne savons en revanche quasiment rien du rapport des communautés anciennes à leurs sites. Ne pouvons-nous pas ici invoquer des archives orales, voire les fictions comme sources de la mémoire ? Dans un récent colloque, nous appelions cette typologie de sources des « contre-archives », celles que vous mentionniez auparavant : elles permettent de déployer les biographies d’objet dans une variété de directions et de questionner leurs fonctions passées comme présentes, celles gommées par le voyage des artefacts vers les musées. En tant que scientifique, mon intention dépasse la seule volonté de combler une lacune de la recherche. Prendre en compte des réalités vivantes est une forme d’intervention puissante dans ce lien établi entre modernité, science et musées – celui même qui structure la pensée occidentale. Ces réalités qui entouraient et continuent d’entourer la culture matérielle mettent au défi une vision téléologique, qui semble inévitablement guider vers la naissance et l’épanouissement des institutions muséales. De telles histoires diversifient notre appréhension de la notion de préservation, elles nous rendent aptes à mieux discerner les différences culturelles et le pluralisme des valeurs.

Vous parlez à ce titre d’une « tridimensionnalité » des archives. Comment partez-vous en quête de cette troisième dimension du matériau historique ?
Je travaille actuellement sur un livre qui portera pour titre Objets sans statut. Il traitera des cycles de vie d’objets archéologiques collectés par des explorateurs européens à partir du XIXe siècle, et éclairera leur chemin de l’Empire ottoman vers l’Europe. Quand j’ai commencé ce chantier de recherche, ces questions n’étaient pas vraiment au premier plan dans le débat public. Même de nos jours, les objets archéologiques demeurent secondaires, tout comme l’Empire ottoman d’ailleurs – même si les recherches existent. Je m’intéresse plus particulièrement aux découvertes faites par les savants en Mésopotamie ancienne (aujourd’hui en Irak, en Syrie et en Iran). Il s’agit de sites que les sociétés européennes connaissaient principalement par la Bible, dont la véracité des récits devait être attestée par des fouilles. Mon projet entend mettre au jour une histoire différente : les objets se sont pour ainsi dire « perdus en route », et nombre de découvertes ont terminé leur course dans les réserves car ils représentaient une menace pour certaines conceptions installées. Ils défiaient le canon biblique au lieu de le confirmer. Au-delà d’étudier l’embarras que ces objets ont pu causer à leur arrivée dans les principaux musées de Paris, de Londres ou de Berlin, je me concentre sur les moments d’itinérance, lors desquels ils semblent « sans statut », c’est-à-dire pendant lesquels leurs significations étaient dynamiques, sinon négociables. En procédant ainsi, j’étudie comment les récits produits en Europe ont donné lieu à des moments d’insécurité, d’incertitude, d’imprévisibilité, d’indiscipline, voire de désordre. Je voudrais aussi mieux documenter les résistances locales et les réponses aux campagnes archéologiques : que faisaient les sujets de l’Empire ottoman de leur culture matérielle ? Autrement dit, comment ces restes étaient-ils recyclés et réutilisés lorsqu’ils n’avaient pas suivi le chemin des collections muséales ? Ces questions semblent d’autant plus nécessaires à valoriser que les musées sont aujourd’hui enjoints à revisiter l’histoire de leurs collections sous différents prismes.
Dans mes recherches, y compris celles menées dans le domaine de l’histoire de la photographie, j’essaye de raconter des histoires « non advenues », au sujet desquelles la construction de la preuve archivistique est une tâche difficile. Pour le livre que je prépare, j’explore les archives d’institutions d’État et de musées afin de retracer les narrations de l’arrière-plan. Cela se joue dans les rapports officiels, les lettres, les comptes rendus et autres minutes de réunions, qui traitent souvent de problèmes logistiques ou pratiques survenus pendant les fouilles où au moment de l’arrivée des caisses. J’observe également les photographies, et tout matériau visuel, comme sources à part entière. Mais si l’on veut dépasser l’historiographie installée de l’archéologie et des collections muséales, ces archives ne sont pas toujours les plus pertinentes à exploiter. Le travail de terrain et la collecte d’histoires orales sont importants pour les périodes les plus tardives qui m’occupent. Pour créer des contre-récits et des contre-archives, l’ouverture vers d’autres sciences sociales a été particulièrement enrichissante, en ce qu’elles font dériver mon attention des objets vers les individus et leurs motivations – c’est-à-dire aux raisons qui les poussent à se préoccuper de la culture matérielle, ou à l’inverse, à la négliger, voire la détruire. Finalement, les salles d’exposition des musées ne sont pas les destinations finales de toutes ces histoires. Parfois, il s’agit des réserves où les objets ne voient plus la lumière du jour. La terre elle-même peut également est envisagée comme un lieu de dépôt, dans le cas d’antiques réensevelis.

Parmi vos projets collectifs en cours se trouvent les « 100 histoires de 100 mondes en 1 objet » Le titre se réfère, de manière ostensiblement parodique, à l’Histoire du monde en 100 objets initiée en 2010. Il s’agit d’une émission radiophonique, devenue ensuite un livre, réalisée par BBC 4 et le British Museum. L’ensemble est incarné par l’historien de l’art Neil MacGregor, qui a été le directeur de cette institution prestigieuse de 2002 à 2015. Comment vous est venue l’idée de lancer ce projet ?
Un soir de juin 2018, en compagnie de mes collègues Subhadra Das et Alice Stevenson, je suivais l’un des Uncomfortable Art Tours au British Museum de Londres, une institution où beaucoup d’objets dont je traite dans mes travaux sont conservés. Ces parcours indépendants sont à l’initiative d’Alice Procter. Elle y aborde frontalement – et sans aucun compromis – le rôle que le colonialisme a joué dans la formation des collections. Ses narrations se tissent autour et au-delà des objets, révélant les silences formulés en creux par les discours en apparence anodins des cartels explicatifs qui leur sont associés. Alors que nous étions en train de traverser la « galerie des Lumières », nous avons déploré les limites des dispositifs de médiation à disposition. Alice évoquait alors la série A History of the World in 100 Objects, en effet conçue par BBC Radio 4 en partenariat avec le British Museum. Ses épisodes proposent des récits de plus long format traitant de l’histoire d’objets individuels, mais peuvent néanmoins être soumis au même régime critique. En tant que microcosme du « musée universel », ce programme radiophonique et le livre qui l’accompagne nous paraissaient un point de départ idéal pour une mise au défi concrète et une déconstruction des histoires, souvent soignées, propagées par le musée londonien comme par d’autres institutions. Car les réalités que nous rencontrions dans nos propres recherches et dans le Uncomfortable Art Tour étaient complètement absentes des dispositifs de médiation habituels : il nous semblait qu’elles méritaient d’être racontées. Les choses se sont ensuite passées très rapidement. Ce même jour, nous nous sommes demandées à quoi pourrait ressembler une mise en récit alternative de l’histoire de ces œuvres. Nous voulions en priorité élargir le cadre, enrichir les informations contextuelles déjà existantes.

Pourquoi, et surtout comment dépasser la perspective proposée par Neil MacGregor dans Une Histoire du monde en 100 objets ?
Comme projet, Une Histoire du monde en 100 objets a été un succès considérable auprès du public britannique, mais aussi au plan international. Il a d’ailleurs été couronné de plusieurs prix. L’un des principaux messages qu’il porte, comme l’exprimait lui-même MacGregor, est qu’il n’existe jamais « une seule » version de l’histoire. Les histoires s’additionnent et transmettent ensemble une « vérité plus grande sur le monde ». En dépit de son approche novatrice, l’ouvrage comporte ses défauts. En réalité, il a été considéré par certain-e-s comme un exemple frappant d’exclusion. Ironiquement, plusieurs critiques ont senti qu’à travers ce projet, le British Museum lui-même prenait en charge cette transmission descendante de l’histoire. Le colonialisme semblait alors, dans une ultime conséquence, produire non plus seulement des asymétries de pouvoir, mais une vue déformée des récits historiques. D’autres ont interprété ce projet comme une preuve de l’échec de l’institution à prendre position dans les débats sur les restitutions, aujourd’hui si vivaces. En réalité, l’ouvrage ignore presque complètement la provenance des objets. Au lieu de cela, il a réinstallé l’idée d’une « vue de nulle part », et de partout en même temps. Le musée s’y distingue certes comme un endroit à partir duquel voir le monde, mais sans aucune réflexion sur le recadrage qu’il impose aux objets afin qu’ils puissent répondre à ses intentions prétendument universelles. Nous avons dès lors senti qu’il existait un besoin essentiel de convoquer tout le pouvoir de nos récits alternatifs. Ignorer le contexte colonial n’est d’ailleurs pas un simple effacement. Comme l’exprime ma collègue Subhadra Das – qui a enregistré pour nous un podcast sur les sculptures du Parthénon –, cette attitude contribue à minimiser et à dissimuler l’histoire des sujets colonisés, d’une telle manière qu’elle perpétue les injustices sociales contemporaines. L’argument selon lequel le patrimoine artistique et archéologique des musées constitue un bien collectif, qu’il « appartient à tous et toutes », ne tient pas face à la persistance de ces inégalités.

Suivre vos travaux, c’est également réfléchir aux conditions dans lesquelles s’exerce la recherche historienne. Dans l’une de vos publications, vous explicitez en détail le cadre dans lequel vous avez collectivement posé les jalons du projet « 100 histoires de 100 mondes en 1 objet ». Pourriez-vous revenir sur ce point ?
J’ai initialement suggéré le titre 100 histoires d’un monde en un objet, mais une collègue a porté à ma connaissance Le Tour du jour en quatre-vingts mondes de Julio Cortázar, qui joue par chiasme avec le roman célèbre de Jules Verne. Nous nous sommes mises d’accord sur la multiplicité des mondes pouvant être contenus dans une seule et unique chose matérielle – une idée qui constitue le point central du projet. En 2019, j’ai obtenu un financement du Forum Transregionale Studien et du ministère fédéral de l’Éducation et de la recherche allemand pour un atelier de travail préparatoire. Le projet a finalement été inauguré en Jamaïque cette même année, avec des participant-e-s venu-e-s du Sud global afin de penser ensemble, dans le long terme, son fonctionnement, son format et ses potentiels financements. Au campus de Mona de l’université des Indes occidentales, près de Kingston, nos hôtes nous ont mises en relation avec des universitaires, des artistes, des institutions patrimoniales et des maisons d’édition. Ce glissement géographique vers un « contexte originel » situé au-delà de l’« Occident » nous importait beaucoup : le noyau des collections du British Museum, tel que constitué par Sir Hans Sloane au XVIIIe siècle, a ses origines en Jamaïque. La traite a fourni l’infrastructure ayant permis non seulement à Sloane, mais à nombre de ses contemporains ainsi qu’à d’autres institutions européennes d’assembler leurs collections. Le campus de Mona est situé sur d’anciennes plantations. C’est un lieu chargé de violence et de trauma, un endroit symboliquement puissant duquel énoncer nos histoires alternatives. Organiser cette rencontre dans les anciennes colonies des West Indies nous permettait de contextualiser l’histoire originelle des collections, en revisitant l’existence des objets avant et pendant leur voyage vers l’Europe, à l’ère de l’expansion coloniale. On se rend compte alors que certains d’entre eux connaissent des survivances d’une grande richesse, et sont même encore en usage aujourd’hui.

Pourriez-vous donner un exemple d’objet permettant de déployer ces histoires multiples ?
Le fameux tambour akan du British Museum, par exemple, est évoqué par MacGregor dans le contexte des migrations forcées et de la musique produite par les esclaves. Il est décrit comme faisant partie de la production d’un chef de musique de cour, en considérant qu’il a été pris sur un navire transportant des esclaves. L’instrument était un outil de contrôle permettant de s’assurer que les personnes soumises à l’esclavage étaient maintenues en forme pour leur déshumanisation. Cet aspect est important. Dans le podcast qu’elle a réalisé pour notre projet, notre rédactrice Benjamina Efua Dadzie évoque cet instrument dans le contexte de la vie quotidienne contemporaine : il s’agit d’un outil d’engagement social dont il est fait usage en temps de guerre comme de paix, lors de performances de musique palm-wine [genre musical des côtes ouest-africaines], ou encore lors de cérémonies funéraires. Benjamina a parlé avec Asah, musicien et leader de Kwan Pa, un groupe akan qui joue de la musique palm-wine. La conversation commence par une exploration du mot « tambour » en langue akan et déploie les typologies de cet instrument. Elle se poursuit en évoquant en détail ses usages dans le passé et le présent.
Plus de dix ans après l’émission de la BBC 4, il est temps de revenir vers les communautés qui en sont exclues, et de se poser une série de questions. Où se trouvent les savoirs autochtones dans les musées ? Qui se trouve au centre des histoires des 100 Objets, et qui est relégué aux marges ? Quel est l’impact des pratiques du collectionnisme colonial sur les savoirs concernant les objets, et comment ce contexte est-il présenté au musée aujourd’hui ? Où sont les histoires de celles et de ceux qui ont utilisé ces objets, ou les valorisent encore aujourd’hui ? Toutes ces interrogations sont déterminantes pour mieux cerner comment le public perçoit les artefacts, mais aussi l’écriture de l’histoire.

Quelles sont les évolutions à venir de votre projet ?
Nous cherchons encore les meilleurs moyens d’intégrer ces récits dans les parcours muséaux et à atteindre un public plus large. Nous travaillons certes en dehors des musées, mais par l’intermédiaire de certain-e-s de nos collaborateur-ice-s, nous y sommes ponctuellement impliqué-e-s. Nous voulons poursuivre la rédaction de biographies d’objets, tout en développant de nouvelles méthodes. Nous travaillons pour le moment avec des financements limités, sur la base du volontariat. Mais l’une des questions centrales pour nous, c’est de savoir comment des voix habituellement écartées peuvent trouver leur place sur notre plateforme, sans se retrouver exploitées, à nouveau, par les structures de pouvoir en place. Il serait ironique que les institutions occidentales soient les seules à profiter de notre action et de nos idées – certaines d’entre elles se montrent d’ailleurs très intéressées.
Si le projet de vouloir raconter des mondes par le truchement d’objets est séduisant, il demeure toutefois réducteur. Il mérite également d’être soumis à la critique. Énoncer clairement nos doutes et créer des espaces de dialogue font pleinement partie de nos préoccupations actuelles. Nous visons à une meilleure circulation des savoirs entre les personnels des musées et les universitaires du Sud global. Nous désirons aussi prendre nos distances avec le British Museum, qui constituait notre point de départ, et travailler davantage avec des communautés et institutions en dehors de l’Europe.

Vous appelez donc à des échanges et des formes de partenariats réinventés entre le monde universitaire et les musées, à l’échelle mondiale. Mais comment faire de la décolonisation de ces institutions un objectif réalisable ?
Il nous faut toutes et tous réfléchir à notre propre place dans ce processus, et ce que nous sommes en mesure de faire pour changer les choses. Privilégiée, j’ai pour ma part reçu des soutiens financiers pour voyager en Australie, en Jamaïque, au Ghana, en Inde ou au Brésil. Ces séjours étaient nécessaires pour la compréhension des contextes et savoirs locaux d’un côté, et de la circulation mondiale des choses et l’histoire du trafic des personnes de l’autre. Il est urgent de travailler à des conditions de travail plus égalitaires, plus durables. Faire de l’histoire globale et coloniale de manière holistique implique une compréhension profonde des épistémologies et des structures dans lesquelles nous sommes incorporé-e-s. À quel degré les histoires que nous étudions sont-elles persistantes ? Qui a la chance de pouvoir voyager et de se voir accorder un visa ? Qui a accès au marché du travail ? Au sein de notre projet, nous réfléchissons notamment beaucoup aux lieux et modes de publication : quel format, quelle langue ? Qui a accès à ces ressources, qui est en mesure de les lire ? Qui en bénéficie – également financièrement –, et à qui le mérite revient-il ? Ces conversations sont nécessaires pour rééquilibrer la balance du pouvoir, pour offrir un espace de parole et d’écoute aux subalternes, pour soigner les plaies de l’histoire et construire de nouvelles relations à travers l’apologie, le dialogue et la réciprocité. Comme succinctement résumé par Eve Tuck et K. Wayne Yang, la décolonisation n’est pas une métaphore. Et tel que l’affirmait notre contributrice Subhadra Das, il est impossible d’avancer vers une société plus équitable en se contentant de l’énoncer comme telle. Il s’agit d’un travail à accomplir.

propos traduits de l’anglais par Victor Claass


Victor Claass

Historien de l’art, Critique d'art, coordinateur scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art