Arts visuels

Ali Cherri : « Pour changer la réalité, il faut d’abord pouvoir imaginer un autre monde »

Critique

Quelques semaines avant de recevoir le Lion d’Argent à la Biennale d’art de Venise, Ali Cherri avait montré son premier long-métrage à Cannes, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Sur fond de révolte sociale, Le Barrage donne à voir le travail secret d’un briquetier soudanais. Chaque nuit, celui-ci s’emploie à façonner une large forme boueuse, qui semble prendre vie. Marqué par la guerre civile libanaise, Ali Cherri poursuit, entre cinéma et art contemporain, une réflexion exultant la marge et l’impalpable, mais aussi les traumatismes enfouis, les vestiges et les cicatrices.

Depuis une vingtaine d’années, l’artiste libanais Ali Cherri déploie un travail protéiforme, entre sculptures, dessins, vidéos et documentaires, et plus récemment long-métrage pour le cinéma. Avec une remarquable cohérence malgré ces registres formels différents, Ali Cherri construit un univers d’une grande finesse, où les questions de la guerre et de la catastrophe et leur ancrage géopolitique, celles de la vie et de la mort, des corps cassés et de la mémoire s’inscrivent dans un monde où prendre soin, dormir d’un sommeil léger, (re)construire avec l’eau, la terre et le feu et laisser place aux créatures invisibles qui peuplent nos imaginaires et nos espaces spirituels, sont autant d’invocations concrètes pour représenter l’irreprésentable de notre monde contemporain.

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Entre des institutions muséales tels que la National Gallery à Londres et le Muséum national d’Histoire naturelle à Paris, et les terres du Soudan aux abords du barrage de Merowe, la nécropole du désert de Sharjah aux Émirats arabes unis et la ville de Beyrouth, Ali Cherri y puise une même urgence de transmettre les récits millénaires façonnés par les gestes et les corps de ceux qui sont liés à la terre, à leur terre. Il fait surgir des objets aux identités multiples, autant artefacts archéologiques que sculptures contemporaines, des objets monstres dont la charge esthétique et émotionnelle relie le monde réel aux mythes qui s’y inscrivent en creux.

Son travail vient d’être récompensé par un Lion d’Argent à la Biennale de Venise. Un long-métrage, Le Barrage, sortira en salle cet hiver[1]. L’occasion de revenir sur quelques-uns de ses projets.

Vous présentez actuellement une installation à la Biennale de Venise composée de trois sculptures, Titans (2022), et d’une vidéo, Of Men and Gods and Mud (2022). Peu de temps après l’ouverture de la Biennale en mai dernier, votre premier long-métrage, Le Barrage (The Dam, 2022) a été montré au Festival de Cannes dans la sélection la Quinzaine des réalisateurs. Vidéo et film ont été réalisés conjointement à partir de matériaux visuels communs tournés au barrage de Merowe au Soudan. Cette double actualité à cheval entre deux univers artistiques différents – ceux des arts visuels et du cinéma – donne bien la mesure de l’amplitude de votre travail et de votre approche, à la croisée des genres. Pour mieux saisir les liens qui existent entre eux, je vous propose de revenir sur la genèse de ces deux films.
The Dam est un projet démarré en 2017. Il est le troisième volet d’une trilogie composée de deux autres courts-métrages, The Disquiet[2] (2013) et The Digger[3] (2015). C’est une trilogie pensée au sens large, autour des trois éléments, la terre, l’eau et le feu, et des réalités matérielles et imaginaires qui existent autour de ces éléments. Comment, en s’appuyant sur ces éléments et les imaginaires qui les constituent, pouvons-nous saisir des réalités socio-économiques et politiques ? C’est par l’observation des manifestations matérielles de la violence que nous pénétrons dans l’Histoire.
Ainsi, avec The Disquiet il s’agissait de la question de la catastrophe et de l’histoire sismique avec les tremblements de terre au Liban : est-ce qu’il y a une possibilité de représenter la catastrophe, est-ce qu’elle n’est pas toujours située dans un hors-champ, celui d’un avant et d’un après ? Le film évoquait l’impossibilité de donner forme à ce moment d’effondrement de la représentation, du discours, de la syntaxe et du langage, cet instant où tout s’ébranle et reste en dehors de la représentation. Y a-t-il possibilité de transmettre cet événement traumatique en dehors de toute possibilité de le raconter ?
Ayant grandi au Liban pendant les années de guerre, ces questions sont directement liées à mon expérience personnelle, elles m’accompagnent depuis le début de mon travail. The Digger, tourné sur un site archéologique situé entre Sharjah et Abu Dhabi, interroge la possibilité de construction de l’Histoire. Celle-ci s’écrit à partir de fragments, de vestiges, et des cadavres du passé. Il s’agit de déterrer les morts et les fantômes, et avec eux d’essayer de construire un discours du mythe fondateur d’une nation, du roman national. Le travail que je fais dans les institutions vient également de cette question-là. Le Barrage évoque quant à lui la possibilité de se projeter dans un avenir : si, dans ce monde là, la catastrophe est toujours présente, hors représentation, si nous avons la nécessité de chercher des formes pour la raconter, comment pouvons-nous construire à partir de là ? Dès le départ, il y a donc l’idée de construction, de bâtir à partir des marécages pour proposer un monde nouveau.

Sur quels matériaux et contexte géopolitique vous êtes-vous appuyé pour concevoir la narration du Barrage ?
Je voulais travailler autour de l’eau. Avant de décider de réaliser le film au Soudan, je suis d’abord parti en Égypte, autour du Nil, en raison des histoires et des imaginaires forts qui existent autour de l’eau. C’était en 2016, et Abdel Fattah al-Sissi était président depuis peu, instaurant un climat politique plus dangereux que la dictature présente au Soudan depuis 27 ans, laquelle présentait une certaine forme de « stabilité ». Quand je suis parti au Soudan, je ne connaissais rien ni personne. J’avais entendu parler de la construction du barrage de Merowe, l’un des trois grands barrages hydroélectriques construits sur le Nil avec Assouan et le Grand Ethiopian Renaissance Dam en Éthiopie. Le barrage en Éthiopie était encore en construction et il y avait une forte tension politique régionale autour de l’accès à l’eau. L’Égypte menaçait de bombarder le barrage, accusant le gouvernement éthiopien de limiter leur accès à l’eau du Nil. Le barrage de Merowe au Soudan est considéré comme l’un des plus destructeurs au monde pour la nature et pour les personnes qui habitaient sur le site. Aucune étude préalable n’a été conduite.
Lorsqu’on s’y rend aujourd’hui, on voit un lac magnifique dans un paysage très serein alors que sous le lac repose une histoire d’une grande violence. Nous sommes en Nubie, sur les terres des pharaons noirs. Les habitants qui y vivaient depuis des milliers d’années ont refusé de quitter leur terre. Lors de manifestations contre la construction du barrage, l’armée a tiré sur la foule et il y a eu des morts, ce fut un événement traumatique. Pour les forcer à partir, le gouvernement a donné l’ordre d’ouvrir les vannes et d’inonder les terres avant même que les habitants aient le temps de partir. Ils ont refusé de partir ailleurs et ils se sont installés de manière un peu sauvage autour du lac, sur des zones inondables et dangereuses. Si on regarde attentivement ce paysage chargé d’une violence invisible, celle-ci est toujours palpable à travers les traces dans la terre, les histoires et les corps des gens. Ce fut donc le point de départ du long-métrage et de l’installation.

Ces deux films se distinguent volontairement l’un de l’autre pour explorer différents registres de perception. Les deux s’articulent autour d’une briqueterie installée en aval du barrage. Comment celle-ci s’est-elle imposée comme le motif central de ce double travail ?
Lors d’un premier voyage de recherche, je suis tombé par hasard sur cette briqueterie. J’ai tout de suite pensé que le film se passerait là. Elle est installée à côté du barrage et emploie des travailleurs saisonniers. Ce n’est plus seulement l’eau dont il est question ici mais le mélange de l’eau et de la terre, la boue, avec tous les mythes et les imaginaires autour de cette matière, la boue comme matériau de construction, physique et symbolique. Il y aussi cet ancrage d’une réalité politique : le barrage devient le symbole du régime autoritaire qui s’impose, crée une disruption dans la vie des gens et modifie tout, le climat, devenu humide, l’agriculture, la vie même des habitants qui ne savent plus comment gérer leur quotidien. J’ai écrit le film après ce premier voyage en pensant à ces travailleurs. Il est écrit en se calquant sur leurs histoires. Je ne voulais pas d’acteurs qui imitent leur réalité alors que celle-ci est profondément inscrite dans leur corps et dans leurs gestes, reflet d’une histoire millénaire.
Nous avons préparé le tournage de 2017 à 2019. C’est à ce moment-là qu’ont eu lieu les premières manifestations contre le régime d’Omar el-Bechir et c’est au moment où nous sommes partis tourner qu’il y eut le coup d’État contre le régime. Nous avons dû quitter le Soudan précipitamment sous protection du Quai d’Orsay. Nous sommes partis sans savoir si nous pourrions revenir dans le pays. Par la suite, il y a eu un gouvernement de transition avec des accords entre les militaires et les civils. En mars 2020 j’ai pu à nouveau partir et relancer le tournage. Mais les assurances nous ont appelés pour nous dire qu’en raison de la pandémie nous ne serions plus assurés. Le tournage a dû être annulé une nouvelle fois. Ce n’est qu’en janvier 2021 que nous avons pu repartir. Alors qu’en 2019 j’avais tourné pendant 9 jours, j’ai préféré tout retourner de nouveau. Ce qu’on voit dans l’installation à Venise ce sont des images du premier tournage qui documentait le travail et montrait la genèse du projet à travers la fabrication des briques et le rapport à la boue comme matériau rattaché à une histoire de l’humanité très ancienne. Ce qui est visible dans le court-métrage, c’est exactement ce qui s’est passé en 2019 avec l’arrivée de la révolution. On voit les travailleurs suivre les événements qui se déroulaient à Khartoum sur leur téléphone, à la télé ou en écoutant la radio. Ils suivaient l’actualité sans aucun mot, sans jamais commenter.
Cela m’intéressait d’observer comment un tel moment historique peut être vécu depuis les marges, comment un tel événement, quand on est loin du centre, peut apparaître comme un micro-événement par rapport à leur vie, à leur condition d’existence et à leur histoire ancrée depuis des siècles. Il y avait un décalage entre eux et l’équipe de tournage, également soudanaise, qui était au contraire très connectée via les réseaux sociaux. C’est ce que font les dictatures : déposséder les citoyens de leur propre histoire pour qu’ils ne soient plus en mesure de prendre en main leur destin. Le film parle aussi de ça, de cette forme de colonisation des imaginaires qui ne parviennent pas à envisager un autre monde en dehors de la dictature qui s’est imposée dans leur existence.
Cette question de l’imaginaire devient alors un projet politique : pour changer la réalité dans laquelle on vit, il faut d’abord pouvoir imaginer un autre monde, sinon il est impossible de travailler à sa construction. Ceci est applicable aussi pour le Liban et le système politique mis en place depuis la guerre dans les années 70 : en dehors de ce que ce gouvernement nous impose, nous n’avons pas été capable d’inventer un autre système de gouvernance. J’aime cette phrase de Jacques Rancière : « Au fond, la rupture ce n’est pas de vaincre l’ennemi, mais de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a créé[4]. » Il ne s’agit pas de convaincre face à cet ennemi mais de changer les règles du jeu et de construire un monde où il n’a plus le pouvoir. Le film parle également de ça. Maher, le personnage principal, est le seul à prendre son destin en main. Il a un projet, on ne sait pas exactement lequel, réel ou imaginaire. On peut interpréter ce qu’il fait comme on veut. C’est la seule façon pour lui de transformer sa réalité socio-économique et politique.

Maher travaille chaque jour, loin du regard des autres, à la création d’une forme géante faite de boue, sorte de golem qui peu à peu prend vie, respire sous les mains de son créateur. Son espace de liberté, le lieu où il peut incarner son imaginaire, c’est un peu le geste premier de la création. Quel sens avez-vous souhaité donner à ce geste très métaphorique ?
C’est le geste de la création, celui de l’artiste, du sculpteur, qui crée une œuvre. Sa propre création le dépasse, comme toute œuvre qui, une fois créée, devient autonome. C’est propre à la création et on le retrouve partout dans le monde. Quand Maher s’isole dans le désert pour y travailler la terre, ce départ fait écho plus particulièrement à une tradition de la culture arabe, celle de la littérature préislamique, la Jâhilîya, qui parle de ces personnes qui quittent le noyau familial, la tribu, le confort, pour aller dans le désert, une sorte de voyage initiatique. Le désert, c’est la terre des créatures qui apparaissent, des djinns, c’est l’errance et l’ensauvagement.
Je fais souvent référence à un texte de Tarik El-Ariss[5] dans lequel il parle de l’usage du mot wahshah dans la langue arabe, un mot qui évoque l’ensauvagement, le devenir monstre mais aussi le manque : on dit « Tu me rends monstre » pour dire « tu me manques », ou « je sens les monstres » pour évoquer le mal du pays. Il y a toujours cette idée qu’en partant de chez soi on devient un peu monstre et que ce sentiment de manque fait renaitre les monstres. C’est donc déjà très présent dans la culture de la région. Lorsque j’en ai parlé avec Maher el Khair, l’acteur du film, il s’est tout de suite approprié cette histoire de génies et de djinns qui peuvent apparaître sous n’importe quelle forme. Cet imaginaire est très présent. On le retrouve également dans le soufisme avec cette idée que Dieu est dans toute sa création et tout ce qu’il a créé est sacré. L’arbre, le rocher, la montagne, tout est sacré. Il y a un rapport de réceptivité au monde que je trouve très beau, cette manière d’accepter et d’être dans le monde. Cette créature à laquelle Maher donne vie s’inscrit dans toute cette culture propre à la région mais aussi à celle de l’humanité.

Ce qui est enfoui pour ressurgir ailleurs, autrement, à la marge, est un motif récurent dans votre travail : les histoires millénaires et la mémoire recouvertes par l’eau du barrage dans Le Barrage, mais aussi dans The Digger, une ancienne nécropole située dans le désert à la périphérie d’une mégapole et veillée par cet homme qui chaque jour en prend soin pour que les ruines ne disparaissent pas totalement et que son histoire, sa mémoire, perdure. Quelle place la marge tient-elle dans votre travail ?
La marge m’intéresse beaucoup. Ces personnes isolées, littéralement ancrées comme des arbres dans la terre, peuvent sembler être à la marge de la modernité et du moment présent mais c’est aussi ce qui nous instruit sur le centre et sur l’instant présent. Je suis à la recherche de ce genre de lieu et de cette manière d’être là dans le monde. J’ai du mal dans le bruit et dans l’agitation. Les seules fois où j’ai filmé dans une ville, à Paris en l’occurrence, c’était dans un musée vide, en backstage[6]. C’était ma manière de m’inscrire dans la ville. C’est la même chose lorsque je développe ce projet autour des tableaux vandalisés et de la blessure à la National Gallery à Londres[7] : comment le musée essaie t-il d’effacer les traces avec des travaux de restauration et comment l’histoire peut-elle refaire surface, par la marge donc.

Que ce soit dans vos films, vos sculptures, dessins et installations, la représentation de la blessure revient souvent. Que représente t-elle dans votre travail ?
Ce motif de la blessure revient en effet de manière récurrente, dès mon premier film Un cercle autour du soleil (2005) qui filme Beyrouth comme une ville anthropophage qui se nourrit d’elle-même et de ses blessures dans le chaos de la guerre, et My Pain Is real (2010) avec mon visage qui peu à peu est défiguré par des ecchymoses. Dans Le Barrage, Maher a cette blessure étrange qui ne guérit jamais et qui se transforme comme si elle devenait de la terre. Il y a un lien entre la blessure que l’on soigne mais qui ne guérit jamais et celle des tableaux « défigurés » par des gestes de vandalisme. C’est comme un point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur. La blessure, l’entaille, le trou, c’est l’endroit par lequel le monde peut pénétrer à l’intérieur et par où nous pouvons sortir nos entrailles. Il y a une sorte de perméabilité entre nous et le monde. Il y a aussi toute cette tradition chrétienne de la blessure dans la peinture. À Londres, j’ai travaillé à partir de L’Incrédulité de Saint Thomas, de Guercino, La résurrection de Jésus, Saint Sébastien : comme les histoires autour de Saint Thomas qui met le doigt dans les stigmates de Jésus pour s’assurer de leur réalité, ce sont des blessures pour éprouver la foi.

Cette physicalité, ramenée et à votre propre corps et à votre présence dans des films tels que Somniculus et My Pain Is real est le centre même du film, la matière sensible à partir de laquelle se déploie vos films. Et lorsque votre corps n’est pas présent, il semble être relayé par celui des autres personnages comme un lien invisible qui vous relie à eux. Ces corps sont aussi un lien entre la mort et le vivant : votre présence mise en tension avec les objets morts ou endormis dans le musée, le travail de la terre de Maher qui donne littéralement vie à la matière.
Parce que j’ai vécu l’expérience de la guerre au Liban, celle-ci reste la référence et le point d’ancrage pour penser le monde, même quand je filme au Soudan.
Dans un texte que Nicole Brenez consacre à mon travail[8], elle parle de la solidarité des détruits, de la communauté des survivants. Lorsque je parle des objets cassés, je parle des corps brisés. Les personnages présents dans mes films, ces alter-égos que nous évoquons, c’est une manière d’aller chercher d’autres formes de fragilité, de démembrement, pour créer une solidarité et une communauté entre ces corps brisés et faire face à la violence et à l’Histoire. C’est le même processus quand j’achète des objets sans grande valeur dans des ventes aux enchères et que je les fais entrer dans le musée : ils deviennent des intrus qui entrent dans la grande histoire, des laissés pour compte qui se font une place dans le musée et créent un décalage avec l’histoire dominante. Dans l’installation Fragments (2016) acquise par le MAC/VAL, il y a plusieurs objets archéologiques, vrais ou faux, on ne sait pas, tous achetés en salle des ventes. Dans le processus d’acquisition avec le MAC/VAL, s’est posée la question de l’origine de ces pièces et de leur conservation. Il était important pour moi de toutes les considérer de la même manière, comme si elles étaient toutes anciennes et donc fragiles. Ce geste d’en prendre soin, c’est une façon, au sein des institutions muséales, de complexifier notre rapport à la fragilité.

Cette manière de procéder retourne la position dominante de l’historien qui donne une valeur à un objet par sa supposée légitimité dans l’Histoire et la place qu’il y occupe. Ici c’est le geste de l’artiste qui propose une autre narration, décalée, marginale, fragile, comme vous l’évoquez, au sein de l’institution muséale. Une façon aussi de désacraliser les récits dominants. De la même manière, plutôt que d’invoquer une place assignée aux objets dans les musées, vous évoquez souvent l’état de sommeil léger comme moyen de subsistance de ces objets dans les institutions muséales. Qu’est-ce que cet état de sommeil léger qui s’empare des artefacts dans les institutions artistiques et scientifiques ?
À travers cet état de sommeil léger, je m’intéresse à la question de la survie et à ce que cela signifie de survivre à une guerre. C’est cette question que je pose dans Un cercle autour du soleil : ne pas avoir une mort romanesque, ne pas être un héros, juste survivre. J’ai tout bêtement survécu à une guerre de 17 ans et je dois continuer comme si de rien n’était. Survivre c’est une autre manière d’être là, ni mort ni vivant, comme en parle Derrida. Comme nous, ces objets ont survécu : au temps, à la violence, aux déplacements de leur pays d’origine vers des musées en Occident. Dans mon travail, je ne fantasme pas le retour des objets vers leur pays d’origine. Ce qui m’intéresse au contraire, c’est la façon dont ces objets peuvent survivre et continuer à vivre dans un état de sommeil léger, être là dans cette articulation implicite entre la vie et la mort. La mort n’est pas le début ou la fin de quelque chose. Elle est présente en tout, dans cet état de survie, et ce sont les objets et les corps qui ont réussi à survivre que je cherche.

La mort dans votre travail révèle une mise en tension entre différentes séquences temporelles, passées, présentes et futures. Elles autorisent des imaginaires, à l’image des trois sculptures visibles actuellement à la Biennale de Venise, auxquelles vous ajoutez des éléments en terre, comme un corps, une prothèse, qui les transforment et leur redonnent une vie.
Tout a commencé par la terre : la fabrication des ustensiles, des maisons. Avec la terre, tout est possible. Pour ces sculptures comme pour celles de la série Return Of The Beast (2021), ces objets retournent à un corps monstrueux au sens étymologique, c’est à dire à celui qui ne ressemble plus à lui-même. Cette possibilité du retour, comme celui des restitutions d’objets et d’artefacts dans leur pays d’origine, s’incarne toujours dans un corps monstre, car ils ne ressemblent plus à eux-mêmes. C’est pourquoi je pense qu’il y a une sorte d’impossibilité d’un retour vers les origines. Je crois assez peu au processus de défaire et à celui de la restitution.

Quel est le statut de ces sculptures ?
Les trois sculptures visibles à Venise sont le début d’un travail : elles sont pensées comme des personnages et montrées sur une sorte de scène. Je souhaite créer un théâtre avec plusieurs personnages d’inspiration et de culture différentes, des êtres hybrides, des grands, des petits, qui se répondent par des jeux de lumière en mouvement. Comme dans les mythes, je veux les faire apparaître d’un seul coup, créer un peuple. Ce sont des êtres qui sortent littéralement de la terre, une terre à chaque fois différente. Dans nos imaginaires, c’est l’usage de la terre qui leur insuffle la vie. Ces sculptures sont aussi des maquettes, des personnages en devenir, avec à l’arrière une structure en bois visible. Ils n’ont pas à être parfaits car ils sont là pour représenter et ouvrir les imaginaires. Ils sont une surface de projection.

En 2020 vous avez démarré une série d’aquarelles, La Mort dans l’âme, représentant des oiseaux morts sur fond blanc. Quel fut le point de départ de cette série ?
J’ai commencé cette série pendant le confinement. Ce sont des oiseaux que j’avais à mon atelier et que j’ai beaucoup utilisé dans des installations. D’autres séries d’aquarelles représentant des animaux morts et des voitures accidentées suite à l’explosion du 4 août 2020 à Beyrouth ont à voir avec une imagerie autour de la mort assez présente dans mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est l’état de la mort, sa représentation. Pas ce qui vient avant ou après, la vie ou l’au-delà. Je m’intéresse aux vestiges. J’aime mettre les dessins d’animaux morts à côté de ceux des voitures, cela crée une narration entre des éléments qui ne sont pas liés et que je déjoue en même temps. Changin’ my shape I feel like an accident[9]. Ce sont des exercices pour chercher des formes propres à cet état de la mort. Ça n’a rien à voir avec une représentation de la violence liée aux narrations qu’il peut y avoir autour de la mort. La taxidermie me dérange par exemple car c’est une immortalisation de la mort, pas de la vie. Parce qu’on arrête le processus de décomposition, cela devient une mort éternelle. La mort y est figée et rejouée à l’infini.
Dans The Digger, la nécropole a été vidée de ses corps et Sultan Zeib Khan veille sur le site. Il est un fantôme parmi les vestiges et les tombes. Je lui demandais s’il n’avait pas peur la nuit, tout seul au milieu du désert, et il me répondait qu’il était protégé par de bons Djinns. Là où nous ne voyons qu’un site archéologique, lui y voit une relation spirituelle. C’est ce point de vue et la mise en tension avec la ville que l’on aperçoit au loin dans le désert, comme le mirage d’une modernité, qui m’intéresse, cela interroge notre rapport au monde, et c’est ce que les musées essaient aujourd’hui de repenser.

Dans Somniculus, c’est votre corps endormi dans le musée vide qui crée cette tension avec les objets, œuvres et vestiges qui vous environnent. Il agit comme un catalyseur qui déplace sensiblement la nature même des artefacts disposés dans les salles et dans les vitrines.
On y voit aussi la figure du gardien comme celui qui impose une autre temporalité. Il est en phase avec cet état de présence et de réceptivité tout en étant dans une sorte de relâchement et de somnolence. Son rôle est constamment suspendu.

Dans le cadre de votre résidence en 2021 à la National Gallery vous avez produit des œuvres et des installations en résonnance avec certaines peintures de la collection. Quelle charge particulière leur donnez-vous afin qu’elles agissent sur le lieu et le public qui le fréquente ?
Lorsque j’ai été invité à dialoguer avec la collection, je ne savais pas sur quoi je voulais travailler. Ce lieu est tellement chargé, avec une collection immense et un grand nombre d’experts qui y travaillent, que je me suis demandé ce que je pouvais ajouter à cette conversation que le musée construit depuis longtemps avec ses œuvres. La question de l’irruption de la violence et du vandalisme dans l’espace muséal, du musée comme espace politique, est devenue centrale. J’ai été frappé par le fait que chaque fois qu’il est fait mention dans la presse d’actes de vandalisme sur des œuvres du musée, notamment celui d’un carton de Sainte Anne, la Vierge, l’Enfant Jésus et saint Jean-Baptiste enfant de Léonard de Vinci, les images employées pour décrire ces œuvres vandalisées et leur restauration sont celles d’un cadavre à la morgue, les restaurateurs y apparaissent comme des chirurgiens, comme si ces actes de violence transformaient la surface de la toile en peau et en chair et qu’il fallait en prendre soin comme d’un corps. C’est ce changement de statut créé par la violence qui m’a intéressé. Le travail que j’y ai mené remettait en cause la stratégie du musée qui consiste à ne pas en parler et à ne pas publier des images des tableaux vandalisés. C’est une forme d’invisibilisation de la violence et une manière d’occulter l’histoire propre à l’œuvre endommagée. Or, une œuvre atteinte, réparée, n’a forcément plus la même aura. Il y a quelque chose qui change l’œuvre et dont il faut tenir compte. Cela a donné lieu à pas mal de négociations avec le musée.

Quelles formes ce travail a-t-il pris dans le musée ?
Dans les salles j’ai introduit des vitrines qui faisaient penser à celles utilisées dans les cabinets de curiosité et dans les musées coloniaux. J’y ai disposé des objets alors qu’à la National Gallery il n’y a que des tableaux. Chaque objet était disposé à proximité d’une œuvre vandalisée. Des cartels retraçaient cette histoire et mettaient ainsi en lumière l’histoire cachée de l’œuvre.
Par la suite, le directeur de la National Gallery a reconnu que cette stratégie du silence autour des œuvres abimées était problématique. Cela a à voir de manière plus générale aux récits que les institutions souhaitent mettre en avant ou au contraire réduire au silence. Ces attaques sont perçues comme une faillite dans leur mission, comme un geste qui les fragilise. Certaines images des œuvres vandalisées n’ont d’ailleurs pas pu être publiées dans le catalogue. Le directeur m’a raconté l’histoire du tableau de Velasquez, La Venus à son miroir, attaqué au hachoir par la suffragette Mary Richardson en 1914. Plus de 100 ans après, la peinture utilisée autrefois pour la restauration a vieilli différemment. On y voit donc les signes de cette attaque apparaître. C’est un peu le retour du refoulé de l’Histoire, les blessures de plus de 100 ans qui refont surface.


[1] Sortie nationale au cinéma prévue début 2023

[2] The Disquiet met en parallèle les catastrophes et les mouvements sismiques provoqués par les tremblements de terre et les siècles de guerre dans la région du Liban avec les corps qui, tel un sismographe, enregistrent ces mouvements, créant une forme d’intranquillité permanente.

[3] The Digger suit la déambulation quotidienne, lente et silencieuse, quasi-abstraite, de Sultan Zeib Khan, gardien solitaire des ruines d’une nécropole néolithique dans le désert de Sharjah aux Émirats arabes unis.

[4] Interview avec Jacques Rancière par Eric Loret, Libération, 17 novembre 2011

[5] El-Ariss Tarik, “Return of the Beast: From Pre-Islamic Ode to Contem-porary Novel”, Journal of Arabic Literature, no. 47, 2016, p. 66

[6] Somniculus, 2017

[7] If you prick us, do we not bleed ?, 2021, National Gallery Artist in Residence, Londres

[8] “Acrostic for Ali Cherri”, Nicole Brenez , In Earth, Fire, Water, éditions Dilecta, Paris, 2021

[9] Crosseyed and Painless, Talking Heads, 1980

Alexandra Baudelot

Critique, Commissaire d'exposition et éditrice

Notes

[1] Sortie nationale au cinéma prévue début 2023

[2] The Disquiet met en parallèle les catastrophes et les mouvements sismiques provoqués par les tremblements de terre et les siècles de guerre dans la région du Liban avec les corps qui, tel un sismographe, enregistrent ces mouvements, créant une forme d’intranquillité permanente.

[3] The Digger suit la déambulation quotidienne, lente et silencieuse, quasi-abstraite, de Sultan Zeib Khan, gardien solitaire des ruines d’une nécropole néolithique dans le désert de Sharjah aux Émirats arabes unis.

[4] Interview avec Jacques Rancière par Eric Loret, Libération, 17 novembre 2011

[5] El-Ariss Tarik, “Return of the Beast: From Pre-Islamic Ode to Contem-porary Novel”, Journal of Arabic Literature, no. 47, 2016, p. 66

[6] Somniculus, 2017

[7] If you prick us, do we not bleed ?, 2021, National Gallery Artist in Residence, Londres

[8] “Acrostic for Ali Cherri”, Nicole Brenez , In Earth, Fire, Water, éditions Dilecta, Paris, 2021

[9] Crosseyed and Painless, Talking Heads, 1980