Louis Garrel : « Plus on est nombreux à vouloir un film, mieux c’est »
L’Innocent est le quatrième long métrage de Louis Garrel. Ses trois premiers films l’ont inscrit dans l’histoire du cinéma français, en jouant avec les références – notamment avec le cinéma de la nouvelle vague. Mais loin d’être écrasé par ses aînés, Louis Garrel a su insuffler à son cinéma légèreté et allégresse. Le rythme déjoue le drame sentimental, y injectant la grammaire des comédies de remariage. Son dernier film a été présenté à Cannes, hors compétition, à l’occasion de la soirée d’anniversaire du festival. Bonne idée, c’est un film qui fête véritablement le cinéma. Il s’agit d’un polar, redoublé d’un film action et d’une comédie romantique. Mené tambour battant, ce long-métrage dévoile son jeu avec une joie communicative. D’ailleurs, L’Innocent passe son temps à jouer. Avec les genres cinématographiques, comme évoqué plus haut. Et surtout avec les spectateurs. Jubiler devant une narration à tiroirs, démêler le faux du vrai, s’émouvoir au détour d’un fou rire et voir, littéralement, le plaisir des acteurs à jouer. Le film est aussi un joyeux traité sur l’acteur. Sur le jeu. On sent le plaisir du cinéaste à tourner, le film de Louis Garrel est un spectacle vivant. QM
Vous avez commencé à jouer au théâtre assez jeune ?
J’ai démarré le théâtre en seconde, en option légère au lycée.
Vous vous intéressiez au travail d’acteur, ou aussi à la mise en scène ?
Un peu les deux, en fait. J’aimais jouer, mais sur scène, j’avais aussi envie de regarder. Un désir bizarre, contraire. La pulsion de jouer me plaisait et, en même temps, le fait de devoir dessiner dans l’espace était aussi très stimulant. J’ai donc démarré plutôt comme acteur, puis assez vite la question de la mise en scène est arrivée. Mais bon, je ne savais pas jouer, le théâtre ça s’apprend, fallait que je démarre par-là, ce n’est pas comme le cinéma. Qu’on peut apprendre en faisant. Au théâtre, pour voir, pour savoir se déplacer sur une scène, faut avoir des maîtres pour t’apprendre des choses rudimentaires. Un amateur au théâtre, c’est en général un peu bizarre. Au cinéma, non, il peut jouer. Le travail d’acteur au théâtre m’intéresse en soi, moins au cinéma, j’ai l’impression.
Vous avez souvent évoqué l’acteur Jean-Pierre Léaud.
C’est un cas à part. Il vient du même pays que Michel Simon. Alors qu’il a un jeu très structuré et artificiel, il réussit à avoir un degré d’expressivité, non fondé sur des règles standard de jeu. C’est tellement soudain ! Il se permet des coups d’éclat. Il est complètement antinaturaliste, c’est pour ça que je l’admire. Son jeu est assez romanesque. Même pour des situations quotidiennes ou triviales, ça prend des allures de roman. Il est burlesque aussi, il fait des trucs incroyables avec son corps. Il est très expressif.
Après le lycée, vous entrez au conservatoire. Vous vous destinez au travail d’acteur, au théâtre.
Oui, c’est mon grand-père, Maurice Garrel, qui m’a dit de l’envisager comme si je souhaitais devenir avocat ou médecin ; en faisant une grande école. Je pense qu’il entretenait un peu de mépris et d’admiration pour les acteurs, ça ne l’a pas vraiment réjoui que je souhaite faire ça. Il m’a dit alors, au moins, de le faire sérieusement.
Quels étaient les acteurs de théâtre qui vous ont marqué à ce moment-là ?
Gérard Desarthe est une figure forte ; j’ai un souvenir très fort d’un acteur dans une mise en scène de Don Juan. Ensuite, c’est beaucoup Philippe Caubère qui m’a inspiré. Pour tout : le jeu, la mise en scène, ses spectacles lyriques sur des évènements anecdotiques de sa vie. Son principe de théâtre, « Le roman d’un acteur », est magnifique. Je me souviens de scènes, quasiment de cinéma, alors qu’il n’y a rien sur le plateau. Il a un côté génial.
Vous souhaitiez être acteur de théâtre uniquement ?
Oui, c’était vraiment le théâtre. C’est lié à un lieu, le théâtre, alors que le cinéma, non. Il a une puissance différente du cinéma. Le cinéma manque de sacré, il n’a pas ce côté religieux, qui nous met dans une disponibilité. J’adore les salles de cinéma, mais ce n’est pas le premier endroit de représentation que j’ai aimé. Adolescent, je désirais la salle de théâtre. Aujourd’hui je désire la salle de cinéma, mais je fais des films.
Par exemple, lors d’une projection de mon dernier film à San-Sébastian dans un théâtre ancien, à l’italienne, j’étais hyper content. On était dans cet endroit où tout le monde peut se regarder, avec cette espèce de hiérarchie entre le haut et le bas. Au cinéma, on retrouve moins ce spectacle de la vie, dans la salle. C’est difficile de comprendre, de m’expliquer le charme fou que je trouve à la salle de théâtre. Quand je répétais une pièce avec Luc Bondy, j’adorais le moment où je me trouvais dans la salle vide à écouter les répétitions.
Vous avez formé une troupe avec quelques amis après le conservatoire ?
Oui, avec Sylvain Creuzevault, Arthur Igual et Damien Mongin, on a créé une troupe appelée la compagnie D’ores et déjà. Je faisais un ou deux films pour jouer, mais mon objectif était la troupe. Se présenter en public et raconter des histoires. On a joué Baal de Bertolt Brecht aux ateliers Berthier, une pièce compliquée à monter, et on s’est tous engueulés. Je me suis engueulé avec mes meilleurs amis. Un rêve s’est effondré. J’ai alors essayé de trouver du collectif autrement, j’ai beaucoup travaillé avec Christophe Honoré. Qui fonctionne un peu comme ça, avec une petite bande. On se retrouvait dans les films de Christophe.
À quel moment décidez-vous de réaliser des films, à commencer par vos trois court-métrages ?
Pour le premier, c’est tout simple. J’ai envie de faire des cadres. De filmer des gens. Et les gens que je souhaite filmer, ce sont mes amis de la troupe. On est dans un bar, c’est une sorte de portrait de groupe. Je me disais que le film pourrit fixer ce moment d’utopie : les copains, le café, le théâtre, la jeunesse.
La bande, l’amitié, le duo sont des thèmes qui reviennent dans vos films.
C’est ce que je préfère, vivre en communauté et raconter des histoires. Comme on le fait depuis très longtemps en arrivant sur la place du village pour jouer devant tout le monde – dans le sens : à hauteur d’homme. Au fond, adolescent, c’est ça que je voulais. Ce que Caubère jouait, en racontant la vie de la troupe d’Ariane Mnouchkine, qui était fabriquée aussi en identification à Molière. J’ai un peu bougé maintenant de ce fantasme. Le cinéma, c’est un peu plus de solitude – à part le moment du tournage où un petit groupe se met à y croire et joue.
Pour votre premier long-métrage, Les deux amis, vous écrivez avec Christophe Honoré.
Oui, on se connait bien, j’aime l’endroit où il travaille, parfois sophistiqué, pas du tout naturaliste, avec des situations parfois fantaisistes. Je voulais faire un film ludique. Joueur. Avec, d’un coup, une scène qui parle au cœur des sentiments. On dialoguait bien ensemble à l’époque, sur nos goûts, notre cinéphilie – la nouvelle vague dont nous regrettions de ne pas connaître la légèreté. Le cinéma de la fin des années 50 et celui des années 60 ont une énergie particulière, qu’on aime.
C’est aussi une adaptation d’une pièce de théâtre, Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset.
J’aime beaucoup cette pièce dont j’ai joué une scène pour entrer au conservatoire. C’est une amie écrivaine qui m’a conseillé de prendre Les caprices de Marianne comme trame. J’aimais l’idée de prendre une forme noble – une pièce de théâtre, qu’on va reprendre de manière impure pour le cinéma. Le cinéma a à voir avec cette impureté-là. Je me suis rendu compte par la suite que la pièce est aussi le point de départ d’un chef-d’œuvre de Jean Renoir, La Règle du jeu.
Comment travaillez-vous le scénario avec Christophe Honoré ?
C’était assez sensuel parce que Christophe est vraiment un écrivain, dans le sens où il se met à nu à l’écrit, ce qu’il n’est pas capable de faire à l’oral. On a donc beaucoup échangé par lettre, on s’envoyait des scènes. À un moment, la productrice du film, Anne-Dominique Toussaint (Les Films des Tournelles), nous dit qu’il y a un problème avec le personnage féminin, pas assez développé. Elle a raison. On trouve l’idée de la prison. Elle serait en semi-liberté – ce qui fait penser à la situation de Marianne dans la pièce, en semi-liberté dans son couple. La lecture d’Anne-Dominique a été très importante. Plus on est nombreux à vouloir un film, mieux c’est.
L’amitié est au centre du film aussi. C’est un sujet plutôt nouvellement traité. On peut penser à un cinéaste américain qui a beaucoup abordé ce sujet, mêlant aussi comédie et sentiment, c’est Judd Apatow.
Oui c’est vrai, l’amitié masculine – dans le sens d’une relation amoureuse, qui charrie les mêmes tristesses, les mêmes sentiments de possessivité – n’a pas été beaucoup traitée. C’est touchant parce qu’impudique, et en même temps, Supergrave, que j’ai revu avec des ados il n’y a pas longtemps, m’embarrassait un peu. Je serai aujourd’hui peut-être un peu plus touché avec un peu plus de pudeur. Dans un autre grand film de l’amitié qu’est Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin, je sais que l’admiration que Paul (Amalric) a pour Nathan (Salinger), la manière dont il l’admire, me touche davantage. J’adore le premier degré sentimental pour une histoire d’amour comme dans le Desplechin, ou dans mon dernier film – ce que j’ai essayé de faire, je voulais vraiment du sentimentalisme. Mais pour l’amitié, j’aurais davantage tendance à la faire de façon plus pudique. Avec deux personnes très âgées, ce pourrait être très beau. Je pourrais être ému. Dans Jules et Jim, la pudeur et les non-dits entre eux participent de l’émotion du film.
Dans votre film Les Deux Amis, les personnages s’enlacent au milieu d’un vaudeville. L’émotion naît au cœur d’un mouvement général de comédie.
Oui, c’est la fille qui leur permet de se parler d’une certaine manière. L’équilibre du trio fonctionne comme ça. Il dysfonctionne aussi comme ça. Le troisième personnage amène le conflit. L’action. Le trio apporte une certaine fantaisie. On voit des gens qui désirent le désir de quelqu’un d’autre. Le désir devient comique.
Pour L’Homme fidèle, votre second film, vous écrivez avec Jean-Claude Carrière.
Il m’avait un peu aidé sur Les deux amis, je lui dis que je veux faire un film d’amour. « Ça me fait chier, j’en ai trop fait, à mon âge, ça m’emmerde. » Il reste quand même : l’idée cynique, pleine d’humour noir, d’un homme qui revient auprès d’une femme qui vient de perdre brutalement son mari, lui plaît. On trouve ensemble un endroit de rencontre entre lui, qui a presque une sagesse ironique sur les histoires d’amour et moi qui suis encore au premier degré. Peut-être moi trop sentimentaliste, et lui, peut-être pas assez. On a réussi comme ça à faire tenir le film ensemble.
D’ailleurs, ici, en France, c’était chiant, les gens n’ont vu que la nouvelle vague, avec la voix-off. À l’étranger, ils percevaient davantage l’ironie, je crois. Il y a un raccord que j’adore, lorsque je rejoins enfin Lily-Rose Depp, on s’embrasse, cut. Plan suivant, nous sommes au lit, et en voix-off : « Il arrive souvent, paraît-il, que ce qu’on a longtemps désiré s’arrête au moment de l’avoir. » Ou quelque chose comme ça. Je trouvais ce raccord d’une cruauté géniale. J’aimais bien cette ironie.
Avec Jean-Claude Carrière, vous écrivez ensemble ?
Il aime beaucoup jouer, donc on se lisait les scènes.
Avez-vous une idée de la mise en scène lorsque vous jouez les scènes ?
La première scène de mon troisième film, La Croisade – écrit à nouveau tous les deux –, fonctionne vraiment sur un comique de répétition. Qui s’étire. Les parents d’un jeune ado découvrent petit à petit en circulant dans leur appartement qu’il a vendu beaucoup de leurs biens pour financer un projet écologique. Jean-Claude trouvait que j’allais trop vite dans l’exécution. Je trouvais qu’il fallait au contraire enchaîner, provoquer le rire par l’accumulation et la vitesse. Lui pensait qu’il fallait ralentir pour permettre aux gens de rire sans perdre une réplique. On avait des dissensions sur les choix de mise en scène. Pour les dialogues, on lisait ensemble, il est très fort – il a écrit des pièces, des films, des gags. Parfois je n’étais pas sûr que le public accepterait une situation, mais lui détestait la psychologie. Il me disait que les personnages se définissent par ce qu’ils font. J’ai remarqué en lisant un de ces derniers livres qu’il tenait ça de Tchekhov. Il me disait toujours : « Qu’est-ce qui se passe ? », puis, « Le public ne doit pas s’attendre au plan suivant ». Il pouvait y avoir parfois une cohérence, mais il est vrai que, souvent, il est bon de sacrifier la cohérence psychologique à une action à laquelle on croit, inédite ou surprenante. Je suis d’accord avec lui. Plutôt qu’une espèce de logique A + B + C. Cela a l’air d’être logique, mais ça ne fait pas de spectacle. Il faut garder à l’esprit, pour moi, qui ne suis pas un poète, que ce que je cherche, c’est le spectacle. Capter l’attention des gens, arriver à les surprendre.
Pour mon dernier, L’Innocent, ça aurait été plus compliqué de l’écrire avec Jean-Claude parce que je souhaitais un premier degré sentimental qui ne l’intéressait plus. J’ai commencé l’écriture de ce film avant mon avant-dernier film, il l’a donc lu, et discuté mes premières intentions. Il voulait raconter des histoires qu’il n’avait jamais lues, ce qui n’était pas évident vu le nombre de films qu’il a vus et le nombre de livres et de pièces qu’il a lus !
Pour ce film, le projet consistait à mêler une variété de genres ; il faut des situations burlesques, mais aussi crédibles pour atteindre une certaine vérité de cinéma. Pas forcément de vérité existentielle, mais je ne voulais aucun sacrifice sur les personnages. Je voulais qu’ils soient touchants. Et que ce soit organique ; le lien de la mère et du fils, l’angoisse qu’elle lui procure, comment à un moment il doit basculer dans le coup, ses motivations. Il faut une crédibilité des personnages, en revanche les situations, ce n’est pas grave si elles ne sont pas crédibles.
La première séquence de votre second film, L’Homme fidèle, écrit avec Jean-Claude Carrière est assez exemplaire en termes de comédie, de jeu, de mise en scène, de rythme.
C’est une scène qui mêle le boulevard et l’absurde. C’est Jean-Claude, clac, évènement sur évènement. C’est un peu le même principe que les scènes de La Croisade dont nous avons parlé. Toujours pousser le bouchon plus loin. Sur le palier, le personnage que j’interprète sort et croise sa compagne dans l’escalier. Elle : « Je suis enceinte », « Magnifique », « Oui mais il n’est pas de toi », « Ah bon, mais de qui ? », « De Paul. On va se marier », « Ah bon, déjà ? », « Est-ce que tu peux partir ? », « Vous vous mariez quand ? », « Dans deux semaines ». Boum.
Les répliques s’enchaînent comme ça, en quelques minutes, puis le film démarre. Chez Howard Hawks, ou Raoul Walsh, ou même dans Jules et Jim de Truffaut, qui respectent d’une certaine manière des canevas classiques, les films démarrent avec une scène d’exposition de cinq minutes et, à la sixième minute, l’action commence. Ce qui est jouissif pour le spectateur est d’avoir beaucoup d’informations très rapidement et paf, commencer l’action. Dans mon film Les Deux Amis, la scène d’exposition dure 16 minutes, je m’en voulais. Quand Jean-Claude a proposé cette scène d’exposition, qui n’est que de l’action, c’est génial. Les scènes d’exposition qui durent m’agacent en tant que spectateur.
La mise en scène, et notamment la question du rythme, est centrale dans cette séquence.
Ça a été un enfer au montage. C’est une scène en champs/contrechamps – que j’appelle des fois chiant/contrechiant, mais on ne peut s’y soustraire, parfois. La monteuse devenait folle, je remettais des dixièmes de seconde pour être dans le rythme, tomber pile dans le comique d’un regard. Je me disais qu’on s’identifierait à lui, curieux de voir comment il prend la nouvelle. Puis, comment elle relance, sur quel ton, quel regard. J’ai projeté cette scène avec des gens pour mieux voir le jeu, le rythme. J’aime ces projections de travail, je retrouve le temps de la narration classique, que je peux trouver au théâtre. Dans une salle de montage, on ne peut vraiment pas bien se rendre compte du temps. Cette mise en condition pour écouter une histoire se fait dans une grande salle, avec un grand écran. Le producteur du film, Pascal Caucheteux (Why not production) m’avait conseillé de faire ces projections, où l’on trouve selon lui le vrai montage. Il a raison.
L’exposition de votre film suivant, La Croisade, fonctionne sur le même principe.
La galère a été plutôt au tournage. Je voulais faire un plan-séquence. On a répété toute la journée pour rester dans la continuité – sauf que, lorsqu’on descend dans la cave, ce n’était pas possible. J’ai fait une dizaine de prises, et au montage, je me suis aperçu qu’il y avait, dans chaque prise, des bouts que j’aimais. Le montage n’a pas été difficile, mais le plan est au final découpé.
Certaines personnes m’ont même dit aimer le plan séquence du début, sans se rendre compte que c’était super monté. J’étais content. Ça veut donc dire que le flux des acteurs est conservé finalement, bien que monté, parce qu’on a tourné en plan-séquence. Pour les acteurs, le plan-séquence, c’est bon. À un moment donné, les acteurs croient à la situation qu’ils jouent. On retrouve une énergie presque théâtrale, une transe. Le plus difficile au cinéma, ce sont les petits plans, pour une réplique, un gros plan. On se fait chier, on n’est jamais content, on a l’impression que l’acteur est vidé de son énergie.
Dans L’homme fidèle, mais aussi de façon éclatante dans L’Innocent, le jeu des acteurs (et du spectateur) consiste à douter de ce qui est dit, ou vu.
Quand on se fait un film sur quelqu’un – c’est le cas de mon personnage dans L’Innocent concernant son beau-père –, c’est très cinématographique. Dans La Croisade, lorsque l’enfant raconte à mon personnage, que son père a été tué par sa mère, dans le plan précédant cette confidence, on voit sortir Laetitia Casta du salon dans toute sa beauté. À son retour avec les cafés, on la voit comme un possible monstre. C’est vraiment la question de la projection.
Dans L’Innocent, c’est la même chose, mon personnage est tellement suspicieux qu’il projette un coup en préparation qui serait caché par son beau-père. D’une certaine manière, le spectateur le fantasme aussi ; s’il y a un coup, va y avoir de l’action. La déclinaison la plus belle de cette idée, c’est Vertigo d’Hitchcock : le fantasme est tellement fort que lorsque tout s’effondre – tout ça, un jeu, une manipulation – on essaie de retrouver le fantasme de départ.
La situation de doutes ou de projections suppose du jeu d’acteur, place le plaisir du jeu au centre de L’Innocent. Quel était votre première envie au départ ?
Le polar. Une forme populaire avec un film sentimental à l’intérieur. Une carrosserie sexy, désirable, avec un moteur amoureux. Ensuite, partant du principe renoirien consistant à ne parler que de ce qu’on connaît, j’imagine un type qui sort de prison, j’en ai connu enfant. Par ma mère. On va donc parler d’une mère qui se marie en prison, avec un prisonnier. On cherche à trouver des choses un peu nouvelles, je me dis qu’on pourrait se déplacer vers la réaction du fils. Puis comment cette famille littéralement non bourgeoise serait petit à petit, au gré de relations fragiles, entrainée vers un crime. C’était le mouvement de départ.
Vous avez écrit avec l’écrivain Tanguy Viel.
Il est venu tout de suite, dès le début. J’aimais ces romans, je voyais bien qu’il était inspiré par le cinéma. Il travaille autour de cette forme pas noble, le polar. Des sortes de romans de gare. Il n’avait jamais écrit de scénario, ce qui me semblait bien pour sortir des standards. Je lui ai dit de ne pas se gêner pour écrire des dialogues très écrits. Pas de naturalisme, ou de réalisme.
J’avais le désir d’un film qui s’accélèrerait dans son troisième tiers. L’action augmenterait en même temps que les sentiments des personnages s’emballeront. À l’unisson. Qu’il y ait quelque chose de cathartique. Je continuais à chercher au début, pas encore satisfait. J’ai écrit puis tourné deux films avant de le reprendre. J’ai fait appel à la scénariste Naïla Guiguet pour continuer. Je trouvais aussi le personnage féminin pas assez fort, ce que Jean-Claude Carrière pensait aussi. On a donc réécrit ensemble, on a tout changé dans la deuxième partie.
Dans les premières versions, le coup se faisait sans nous. J’étais séquestré pour ne pas les faire chier, et le personnage qu’interprète Noémie Merland n’était pas là. On s’est alors dit qu’il fallait que mon personnage soit engagé dans le coup. J’ai mis du temps à trouver les motivations de mon personnage à y aller, alors qu’il est si réfractaire à la présence de son beau-père auprès de sa mère. J’ai trouvé cette scène dans laquelle le fils que j’interprète entend le plaisir sexuel que prend sa mère avec son beau-père, derrière une porte, il ne peut pas se défiler. Si sa mère a autant de plaisir, il doit aider son beau-père.
Le polar est redoublé d’une comédie et même d’une réflexion joyeuse et juste sur le métier d’acteur.
Ça vient un peu malgré moi, c’est assez pulsionnel de s’amuser d’une situation qui par le faux révèlerait du vrai. Ils se feraient prendre au piège de leur stratagème. Et le film tout d’un coup leur échapperait.
C’est très théâtral le stratagème, déguiser ses sentiments, se révéler dans le faux.
Oui, c’est Marivaux, c’est une leçon des Fausses confidences.
Dès la scène d’ouverture, vous jouez avec les faux-semblants. En plan serré, un acteur parle, puis la caméra recule et révèle qu’il s’agit de la répétition d’une pièce de théâtre.
C’est une façon de dire qu’il ne s’agit pas d’un film immersif, naturaliste, où je vais vous faire croire que c’est vraiment arrivé. Vous allez y croire, mais sous hypnose volontaire. Je vous manipule mais à vue. C’est ça que j’emprunte au théâtre, il me semble. Au sens de tout est faux, et à un moment donné, dans ce faux-là, il y a du vrai. Les acteurs vont faire semblant de ne pas être des acteurs, ils doivent faire semblant de bien ou mal jouer, et ce sera jubilatoire de regarder ces mouvements.
En ce sens, le film joue tout le temps, avec les acteurs, avec la fiction, avec les spectateurs.
Oui, on interroge aussi ce qu’est le vrai au cinéma. Qu’est-ce qui fait vrai ? Une vraie émotion ? C’est ce qui me plaît. J’aime me dire que la vraie émotion de cinéma n’est pas du tout le calque d’une émotion dans la vie. Un acteur peut avoir un geste complètement artificiel, ce sera pour moi plus émouvant qu’un acteur vraiment triste parce qu’il aura pensé à tel ou tel truc. La question est de rendre une situation, une émotion acceptables pour le spectateur. Comment on joue le plus avec cette idée de représenter des émotions humaines sur un écran et que ça soit acceptable par les spectateurs ? D’où l’humour, qui me donne tout le temps une sorte de distance.
Une séquence atteint un haut niveau de plaisir mêlant comédie et émotion, lorsque vous et Noémie Merlant êtes au restaurant pour distraire un camionneur – sans qu’il le sache. Vous devez jouer une dispute, et la situation révèlera autre chose. La caméra vous place de chaque côté de la table. Le camionneur nous fait face. Et derrière lui, nous voyons son camion dévalisé.
Le spectateur est à deux endroits. D’abord complice d’Abel (Louis Garrel) et Clémence (Noémie Merlant), il voit le chauffeur de camion comme le manipulé. Ensuite, il se fait prendre au piège par la situation qui échappe aux deux acteurs, et s’identifie alors au chauffeur. La situation derrière le chauffeur, sur le parking, qui est le cœur de la narration, devient en fait moins importante que les sentiments. J’aime ça, on passe tout d’un coup de l’importance du butin à l’importance des sentiments. La scène de dispute au resto sert le braquage alors qu’en fait, c’est peut-être le braquage qui sert les sentiments. Ou un truc comme ça.
Une scène intervient avant celle de la représentation dont nous venons de parler. Il s’agit d’une répétition. Les braqueurs expliquent comment jouer aux deux apprentis acteurs que vous incarnez avec Noémie Merlant. Il va falloir être vrai, leur disent-ils. Pour y croire.
Jean-Claude Pautot, qui est un acteur non-professionnel, dans cette séquence dit pour motiver le duo à jouer et retenir l’attention du chauffeur : « Un peu de cul, un peu de violence, ce qu’il n’a pas dans sa putain de vie ! » C’est une définition primaire, naïve de ce qu’est le cinéma. Ce n’est pas que ça bien sûr, c’est aussi retrouver des choses qu’on n’arrive pas à dire, mais le cinéma, c’est aussi vivre des trucs d’enfance, rocambolesques. Et vivre une histoire extraordinaire. Cette séquence était très écrite, on a beaucoup préparé. La présence de Jean-Claude, qui n’est pas acteur, apporte aussi à la séquence. Le rapport naïf au fait de jouer est parfois plus fort que tout ce que disent les théoriciens. On a tourné la séquence avec deux caméras, je voulais tourner en plan-séquence. Il fallait surtout que les acteurs sachent bien la situation, en restant dans une ligne claire quand même. Le film comporte déjà de nombreuses chausse-trappes. En vrai, j’ai beaucoup répété avec Noémie, il fallait s’entendre sur le jeu faux et les émotions vraies. Il fallait être masqué avant, et se mettre à nu là. On a un peu répété les quatre ensemble pour des questions de rythme, mais on a surtout discuté de la compréhension de la scène.
Il y a plusieurs niveaux de jeu à l’intérieur de la scène, le vrai et le faux se mêlent et se révèlent au fur et à mesure. C’est un traité sur le jeu.
On est un peu désarçonné, oui. L’idée est de jouer, bien sûr. Et se prendre au jeu. Dans le travail d’acteur, certains pensent devoir d’abord être ému, et le geste viendra, alors qu’on peut faire d’abord le geste juste, et l’émotion viendra, parce que le geste a été juste.
Il est question de sincérité dans le jeu, de justesse. Une séquence de dialogue dans un champ entre Noémie Merlant et vous semble sortir de nulle part. Vous n’êtes pas dans un endroit qui se raccorde au plan précédent, en ville. La discussion est forte et juste, le lieu ou la vérité de la situation importe peu.
C’est une scène qu’on a dû retourner plus tard. La séquence en ville que j’avais tournée ne me convenait pas. C’est une scène importante, puisqu’on découvre la réaction de Noémie – déraisonnable et en empathie avec le beau-père d’Abel. Tant pis pour le raccord. C’est Desplechin qui m’a dit, alors que je tournais un autre film, et qu’un raccord ne marchait pas, ce qui m’inquiétait : « T’es fou, continue, un faux raccord apporte une certaine poésie ».
La scène évoquée plus haut dans le restaurant est assez bouleversante.
Cette impudeur m’est permise parce que la situation le permet. Cette impudeur sentimentale, en dehors d’un braquage, en dehors des malfrats, en dehors de ce trafic de caviar, ne fonctionne pas. L’incongruité de la situation me plaît.
Le film est un polar, un film d’action, une comédie romantique, une comédie de remariage…
Les genres cinématographiques s’adossent les uns aux autres. Puisqu’ils s’empilent, ils ne tombent jamais dans leurs travers. Le travers du polar serait de se prendre trop au sérieux et d’être testostéroné, le travers de la comédie romantique serait la mièvrerie. J’essaie de faire en sorte que les genres s’équilibrent et s’empêchent de tomber dans leurs défauts. J’avais peur aussi de tomber dans le pathos en abordant la relation mère/fils. Faut trouver la bonne distance.
C’est qui l’innocent ?
J’ai décidé, c’est le film. Au sens de la naïveté. Il a un côté naïf le film, je trouve. Il y croit, à toutes ces histoires.