Art contemporain

Nicki Green : « L’histoire de la céramique est aussi l’histoire du genre, du travail et des corps »

Historien et artiste

La Biennale de Lyon offre l’occasion de mieux connaître le travail de l’artiste queer Nicki Green. Aussi politique qu’érudite, sa pratique de la céramique – un matériau trans – interroge depuis longtemps l’histoire de l’art comme l’histoire sociale et l’histoire du genre et lui donne désormais aussi l’occasion de produire des figures matérielles qui explorent la transidentité.

Virtuose de la céramique, l’artiste Nicki Green sait en explorer la dimension utilitaire (elle s’est fait connaître par des sculptures de bidons et de bidets), pseudo-organique (ses terres cuites sont souvent envahies de petits trous d’un simili-champignon vert émaillé qui fait frémir les trypophobes) et conceptuelle (elle a récupéré les briques réfractaires du four du célèbre céramiste Peter Voulkos pour en faire des installations intitulées Swaddle). Engagée dans la société, elle explore la manière dont les personnes transgenres ont existé dans l’histoire et peuvent vivre dans un monde cissexiste qui les violente et les discrimine. Elle défend l’idée que la céramique évoque la plasticité des personnes et des corps, qu’elle est en soi un matériau trans.

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Ses œuvres sont politiques tout autant qu’érudites, plastiques autant que mimétiques, spirituelles autant que réflexives. Jusqu’à aujourd’hui, ses sculptures étaient des objets usuels et rituels parfois ornés de peintures, mais elle ne s’était pas essayée à la modeler des figures humaines. Dans le cadre de la Biennale de Lyon, A Manifesto of Fragility, elle présente à la fois une céramique inspirée par le bidet du mikveh, מִקְוָה, (Anointed, double bidet with Faucets, 2019) et trois nouvelles sculptures, des figures humaines imposantes, faites de terre cuite, de verre et de textile, qui semblent être les baigneuses du rituel.

Je l’ai rencontrée au musée Guimet le 15 septembre 2021. Ce lieu avait été fondé par l’industriel lyonnais Émile Guimet en 1879 et fut abandonné lorsque la collection d’arts asiatiques s’est déplacée dans le musée du même nom à Paris. Le bâtiment eut plusieurs vies : brasserie, théâtre, patinoire et Muséum d’histoire naturelle, se transformant au fil des projets et des années, avant de fermer ses portes en 2007. C’est dans ce lieu réouvert pour la biennale mais non réaménagé, encore orné de fresques à l’égyptienne et d’anciennes vitrines de muséum, que nous avons discuté des pouvoirs de l’art, de spiritualité, de céramique et de pensée trans. CM

Nicki Green, nous sommes actuellement au Musée Guimet de Lyon, près de vos œuvres, trois sculptures de grande échelle en céramique, verre, tissu et peinture appelées Fruitful Vine, Eye of the Fountain (réalisé avec Ricki Dwyer), et Knot thick. En 2018, vous avez commencé un ensemble d’œuvres liées à la destruction du four de Peter Voulkos (1924-2002). Cet homme représente la figure masculine moderniste de la céramique, qui enseignait à Berkeley, où vous travailliez jusqu’en 2021. Paradoxalement, Voulkos, artiste si masculin, a participé à faire entrer la céramique dans le monde de l’art contemporain, en bousculant la frontière entre arts et artisanat dans l’expressionnisme abstrait américain, en introduisant une pratique artistique plutôt sous-estimée, et parfois « féminisée » dans le monde des Beaux-Arts.
Voulkos correspondait aussi à tous les clichés que l’on peut avoir sur les hommes expressionnistes états-uniens, et était connu pour être autoritaire en tant que professeur. Vous avez réalisé une performance basée sur l’histoire du démantèlement de son four à Berkeley et sur la façon dont vous avez intercepté la palette où avaient été déposées les briques de son four et commencé à travailler avec l’histoire de l’art qu’elles portaient. Les briques sont liées à la céramique industrielle ainsi qu’à la préhistoire de cette technique. Les briques sont également liées à l’histoire du passing [au sens ou une personne transgenre passe socialement pour une personne cisgenre], parce qu’en anglais, une personne trans qui n’a pas de passing peut être appelée une brique [brick][1].
Les briques peuvent aussi être les armes que nous utilisons lors des émeutes, comme la brique semi-légendaire lancée par l’activiste Marsha P. Johnson à Stonewall en 1969.
J’ai découvert votre travail avec Swaddle (2017). Dans cette œuvre, qui a été présentée sous plusieurs versions avec des agencements différents, les briques de four de Voulkos sont serrées ensemble par une couverture enveloppée d’une sangle. J’ai eu tendance à interpréter cette œuvre comme une manière presque maternelle de réparer les briques de four de Voulkos, ainsi que toute la mauvaise influence que les pratiques patriarcales ont eue sur les artistes. Anne Dressen, commissaire de l’exposition Les Flammes au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, où cette œuvre était exposée [du 15 octobre 2021 au 6 février 2022], soutient que faire de la céramique est en soi un engagement politique. La céramique est-elle un moyen d’aborder l’histoire de l’art ainsi que l’histoire sociale et l’histoire du genre ?
Je pense que tous les matériaux ont une histoire qui s’inscrit dans nos communautés et dans nos corps. Je pense qu’il faut comprendre qu’un matériau ou un objet n’est jamais seulement lui-même dans le monde, mais qu’il est à la fois culturel et pratique, et a un impact métaphorique sur le monde qui l’entoure. Cela concerne la céramique mais aussi tous les matériaux et les objets. Ceci dit, je pense qu’il y a quelque chose dans la porosité de la céramique qui évoque particulièrement cette idée de retenir l’histoire, de retenir la violence et l’expérience d’être dans le monde d’une manière différente… sa porosité, la manière dont le matériau absorbe l’humidité, la chaleur et retient très bien tout cela. Il y a une raison pour laquelle la céramique a existé depuis le début des temps en tant que matériau fonctionnel : ses propriétés d’isolation en font soit un matériau de construction, soit un matériau pour faire de la vaisselle. La céramique a la capacité de contenir et de transporter de la nourriture et de l’eau, elle est dense, poreuse et pratique. Et donc, en raison de cette histoire spécifique, la céramique sera toujours liée à cela, même si elle n’y est pas intrinsèquement ou immédiatement connectée, et je crois qu’il y a là quelque chose de passionnant et de riche. La céramique, comme tout autre matériau auquel est attachée cette histoire très ancienne et mondiale, est toujours intrinsèquement liée à l’expression de genre et à la sorte de division et de bifurcation de genre qui existe parce que notre monde se débat avec les corps, les genres et les attentes, indépendamment de ce que nous faisons. Donc, naturellement, l’histoire de la céramique est aussi l’histoire du genre, du travail et des corps.

À propos de… Voulkos…. Son héritage est si visible, il y a tant de choses et de discours sur lui en tant que personne et en tant que personnage ! J’ai vraiment commencé à faire ce travail parce que j’ai rencontré beaucoup d’anciens élèves de Peter Voulkos qui me racontaient des épisodes traumatiques. Ils disaient : « vous savez, j’étais à l’école ici quand Peter Voulkos était le professeur à Berkeley et… ». Ils ne faisaient que répéter toutes ces expériences douloureuses et traumatisantes. Cela semblait donc pertinent d’y travailler en raison de ma proximité, parce que j’avais aussi été étudiante dans ce cursus. Je ne l’avais pas eu comme professeur parce qu’il était déjà mort, mais son fantôme flottait presque dans l’air. Vous savez, je travaillais dans mon atelier et quelqu’un venait frapper à la porte et disait : « Je voulais juste voir si c’était toujours un atelier parce que c’était mon atelier quand j’étais étudiant ici ». Et ensuite il commençait à me raconter des histoires terribles sur ses expériences. Je ne pouvais pas y échapper. D’un côté, j’ai senti qu’il était nécessaire d’explorer le sujet d’un point de vue à la fois pratique et métaphorique, de creuser ce que cela faisait d’étudier dans cet espace et de recevoir cet héritage qu’il avait laissé. Mais aussi, en tant que personne transgenre, je négocie constamment la politique d’un espace, et donc quand j’entends ces histoires de Peter Voulkos méchant ou grossier avec ces personnes, je ne peux pas m’empêcher de penser : comment aurais-je pu me déplacer dans cet espace ou aurais-je même pu suivre ce cursus ? C’est une question très riche et il y a tellement de choses à décortiquer. D’un autre côté, j’avais des collègues qui me disaient : « Il n’y a absolument aucun moyen pour toi de savoir ce qui se serait passé, peut-être qu’il aurait aimé ton travail ». Nous ne savons vraiment pas, nous ne pouvons que spéculer, et faut-il supposer que cela aurait été douloureux ou traumatisant, supposer qu’il aurait été difficile ou impossible d’être dans cet espace comme je l’étais à ce moment-là ? Je pense que c’est une question importante mais je pense aussi que cette question oblitère l’expérience permanente de devoir être conscient de soi, l’inquiétude de vivre dans le monde avec un corps visible… donc ça semble compliqué. Mais j’aime vraiment cette complexité. Ma pratique est une lutte avec la complexité de l’expérience, et ensuite le traitement des objets réels, des images et des idées.

Dans le judaïsme, on parle beaucoup de lutte dans le monde. Le mot “Yisrael”, en hébreu ׳שראל [Nom de Jacob dans Genèse 32, 28 d’où on a forgé « le peuple d’Israël »], signifie vraiment « lutter avec Dieu » et il s’agit vraiment de comprendre que la lutte et la douleur sont des expériences significatives d’être au monde. C’est une expérience générative qui permet de s’engager dans le monde autour de vous pour travailler sur le monde. Donc, quand c’est difficile ou néfaste pour moi, j’y vais. Comme quand vous avez une dent douloureuse et que vous ne pouvez pas arrêter de la toucher, c’est difficile mais c’est bon, c’est excitant et génératif.

J’avais l’impression que vous alliez creuser exactement dans ces recoins de l’histoire de l’art et de la société qui sont très difficiles, et que vous travailliez sur cela avec beaucoup de soin, mais aussi avec un certain humour face à la stupidité de l’histoire de l’art patriarcal.
Je suis curieuse d’entendre pourquoi vous pensez qu’il y a de l’humour. J’ai l’impression que ce n’est pas de l’humour… Lorsque je travaillais sur ces pièces, un de mes amis proches, un poète, m’a demandé : « Est-ce que tu es presque en train de danser avec ces figures, de partager l’espace avec elles et de les mettre au monde ? C’est beau et organique ! ». Je lui ai répondu, « Non, non… je rentre aussi à la maison et je pleure tous les jours parce que c’est vraiment dur et douloureux ».

Je pense que je m’intéresse au plaisir en tant qu’expérience subversive, en tant que personne trans, pour me déplacer dans le monde à la recherche du plaisir. Je pense à la brillante artiste Tourmaline, qui parle beaucoup de la recherche du plaisir en tant que personne trans, en tant que personne trans noire, comme un acte très subversif. Je pense beaucoup à cela. C’est vraiment difficile, l’acte de produire pour traiter de ces expériences. Mais je suis curieuse d’entendre ce que vous pensez de l’humour.

Je ne sais pas ce qu’étaient vos intentions. Je pense que l’humour a des implications politiques, il permet de rendre les choses vraiment douloureuses un peu moins douloureuses. Je me demandais si c’était aussi une façon de réparer les blessures que les artistes masculins et la masculinité toxique ont infligées à tant de gens et d’artistes. Est-ce un acte de réparation, de maternage, d’emmaillotage [swaddle], mais avec un sourire ?
Peut-être que ce qui me vient à l’esprit à partir de cette lecture, c’est qu’on s’attend à ce qu’une femme trans soit la mère de substitution de cet homme mort, c’est assez drôle mais aussi difficile pour moi. Je pense que ma réaction est : « Mais je ne veux pas de ça ! » Je pense qu’avec les femmes, il y a généralement cette attente de prendre soin des hommes d’une manière assez oppressive. Quand je faisais ces pièces Swaddle – parce qu’il y a un certain nombre de ces formes, je pense que celle de l’exposition à laquelle vous faites référence est enveloppée comme une couche et cela me semblait mignon de mettre une petite couche sur ces briques – c’est peut-être un emmaillotage de la même manière que l’argile est décrite comme un corps (clay bodies). Mais j’hésite beaucoup à y voir de l’humour parce qu’il y a tellement de douleur et d’inconfort dans l’expérience d’être dans le monde avec des hommes cisgenres, c’est vraiment difficile, donc je rechigne à entretenir cette relation sur le mode de la douceur, même si, en même temps je ne pense pas que ce soit faux.

Revenons à la biennale. Dans A Manifesto of Fragility, vous présentez trois nouvelles sculptures intitulées Fruitful Vine, Eye of the fountain (avec Ricki Dwyer) et Knot Thick. Vous décrivez ces œuvres comme une sorte de tournant dans votre travail. J’ai lu qu’elles étaient inspirées par une champignonnière du Fort du Caluire, qui était auparavant un bunker militaire. Quelle est l’histoire de ces sculptures ?
C’était surtout une coïncidence très excitante, car j’avais déjà travaillé sur la possibilité ou la qualité générative des champignons comme métaphore queer et surtout comme une métaphore de la transidentité. J’avais fait tout ce travail autour des fleurs et des motifs floraux. C’est lié à une histoire queer spécifique, autour de la pensée [la fleur, pansy en anglais] comme symbole linguistique de la douceur et comme un positionnement féminin ou une qualité d’être au monde. Oscar Wilde signalait son homosexualité avec des œillets et utilisait cette fleur comme une sorte de signe queer. Après des années de travail avec ces motifs, j’ai réfléchi à la manière de mettre en avant ou de compliquer cette relation à l’organicité et à la croissance, ainsi qu’à la manière dont la queerness[2] prolifère dans le monde. Et j’ai commencé à explorer cette relation avec les champignons comme fruits d’un organisme qui n’est ni une plante, ni un animal, qui se reproduit de manière asexuée, qui est visqueux, à la fois beau et dégoûtant, et il manifeste une telle richesse esthétique et biologique qu’elle ouvre, à mon avis à penser la différence et l’altérité. Au fil de cette recherche, j’ai trouvé des textes de propagande nazie venant d’Allemagne qui décrivaient les personnes juives comme des champignons vénéneux. Il y a par exemple cette histoire d’une mère et de son enfant qui cherchent des champignons dans les bois, et l’enfant dit : « Je peux manger ce champignon ? ». La mère répond : « Non, tu ne peux pas manger ce champignon car il pourrait être toxique et te tuer ». Selon eux, de la même façon que les champignons, les juifs se cachent tout en étant à la vue de tous, et on ne sait jamais si quelqu’un est réellement juif ou non, et on ne peut donc faire confiance aux personnes que l’on rencontre. Dans ce rapport au passing et à l’assimilation, se joue quelque chose de complexe autour de la visibilité, la visibilité d’un corps. Pour moi, c’est inhérent cette histoire de champignon vénéneux. Il m’est apparu clairement que les champignons étaient une métaphore de la queerness, de la transidentité visible, qui passait à travers les mailles de la société. C’est le travail que je faisais depuis de nombreuses années avant que les conservateurs de la biennale ne me proposent de créer une nouvelle œuvre, une commande pour cette exposition. On m’a remis un document contenant tous les sites possibles, les emplacements prévus pour la biennale, et l’un d’entre eux était ce fort défensif. L’histoire du fort est celle de sa transformation des années après qu’il n’a plus été utilisé, il a été transformé en champignonnière. C’est un épisode passionnant. Que la décision de le transformer en champignonnière ait été intentionnelle ou non, j’y ai lu la possibilité de réhabiliter un lieu par les champignons, de créer de la croissance et de la vie dans ce lieu terrifiant, de traumatisme et de mort. Et ce bunker est un espace historique qui contient les spores de ces champignons qui ont incorporé tout ce traumatisme et cette violence et ont produit ces beaux objets, peut-être légèrement dégoûtants, qui sont intrinsèquement queer, c’est une pratique ainsi intrinsèquement queer ou trans.

En fin de compte, il n’était pas possible d’utiliser ce lieu à cause des autorisations, pour des raisons de sécurité, et de l’impossibilité d’y amener des sculptures. Je n’ai donc pas exposé dans ce lieu, mais il est devenu le point de référence de l’œuvre. Cela créait une situation matérielle de référence dans la ville, et c’était riche de sens pour moi. C’est intéressant de le mentionner parce que c’était le lieu de référence à l’origine et ensuite j’ai construit tous ces objets à partir de là, mais je n’ai jamais été au fort et les tentatives pour y accéder pendant que je suis sur place s’avèrent très compliquées et pourtant, quand je vois des photos de ce lieu, je pense qu’il devrait y avoir des sculptures comme celles-ci, cet endroit est tellement beau et obsédant, j’imagine plein d’histoire et de possibilités.

Vous montrez dans l’exposition des sculptures qui sont réparties dans un grand espace. Elles représentent des figures humaines, des figures humaines très puissantes, sur des socles qui semblent être en carreaux de faïence mais qui sont en céramique peinte en forme de carrelage. Toutes ces sculptures sont également contaminées par ces champignons. Comment les avez-vous fabriquées ?
J’ai réalisé des œuvres à propos du bain rituel, le mikveh juif, et en particulier le bain rituel en tant que pratique très queer, transformatrice et peut-être trans. Cette transformation se produit lorsqu’un corps plonge dans l’eau vive et en ressort dans un état différent. Pendant de nombreuses années, j’ai réalisé des sculptures sur les objets eux-mêmes : le bain, le bassin, le récipient pour l’eau. Et sur ces objets, j’ai fait des peintures, des images de corps qui les utilisent ou qui entretiennent une sorte de relation avec le bain et l’émergence, les ablutions, etc. [une sculpture de cette série, Anointed (Double Bidet Basin with Faucets), 2019 est présentée au Musée d’art contemporain de Lyon]. Et donc, quand j’ai pensé au bunker, j’ai tout de suite songé que ce bunker était le bain rituel, que l’espace était l’espace rituel, mais qu’il y avait peut-être aussi des spores de champignons dans l’air. L’espace semblait avoir des qualités immersives. Alors la question est devenue qui sont les participants ? Au lieu de fabriquer les objets, peut-être devais-je fabriquer les participants du bain. Comme l’œuvre n’est plus installée dans l’environnement, je pense beaucoup aux personnages, aux participants du rituel, qui sont séparés du contexte du rituel lui-même et fonctionnent comme des archétypes ou des rôles-types dans la pratique du rituel. Vous savez, nous avons l’hôte (Fruitful Vine) qui est la figure assise qui accueille les gens dans l’environnement rituel, elle est en vue et elle facilite. Et derrière l’hôte, il y a un participant accroupi, le personnage qui s’immerge (Knot Thick), qui est observé par un témoin, un personnage debout qui tient un tissu (Eye of the Fountain). Dans ce cas, c’est un textile tissé par une personne avec qui je collabore, Ricki Dwyer. Le témoin tient le tissu en regardant la figure qui s’immerge dans l’espace. Il y a un contexte : cette exposition est installée dans un long couloir tranquille, linéaire, très sombre, hors de tout ordre narratif. Il y a une manière de séparer l’immédiateté de la qualité narrative. Ces personnages sont dissociés de leurs rôles, et on peut les laisser prendre place en eux-mêmes dans l’espace d’exposition.

Vous travaillez la céramique, en vous servant des différentes qualités du matériau. J’ai l’impression que ces pièces se rapportent en même temps à la céramique artisanale et industrielle (à cause des carreaux, faits de fausse céramique industrielle). Les corps sont faits de faïence avec différentes qualités d’émail. Pouvez-vous nous en dire plus sur la technique réelle de fabrication de ces figures, dans le contexte spécifique d’un rituel qui se tiendrait hors de son espace ?
Dans l’ensemble de ma pratique, je m’intéresse beaucoup à la plasticité. C’est un mot qui fait lever les yeux au ciel aux autres céramistes parce qu’il est utilisé très fréquemment pour parler du processus de construction de la céramique. Mais en réalité, le mot plasticité fait référence à la fluidité du matériau et à ses possibilités infinies de façonnage, et c’est cette plasticité qui est si excitante, le matériau peut devenir n’importe quoi. Et donc, dans ce sens, je pense vraiment à la céramique comme à un matériau trans. Elle peut se changer en carreaux bien carrés et rigides. Elle peut aussi devenir charnue, comme des corps en mouvement. Elle a un spectre vraiment large. Ce qui me fascine aussi dans la céramique, c’est qu’elle imite très bien d’autres matériaux, notamment grâce à la fabrication de moules et par le moulage. Elle peut imiter n’importe quoi et être exactement elle-même. Elle a donc cette qualité riche qui fait que j’aime vraiment la considérer comme un matériau trans. Je travaille la céramique depuis longtemps et j’aime penser que mes compétences relèvent d’une certaine dextérité ou maîtrise des matériaux. En comprenant comment le matériau fonctionne, je peux le manipuler pour qu’il fasse ce dont j’ai besoin. Mais en même temps, je trouve qu’un certain manque de contrôle peut être évocateur et donc je construis très vite et laisse la pièce s’effondrer, pour comprendre les besoins structurels d’un objet et construire les composants structurels là où ils sont très visibles. De nombreux artistes construiraient les éléments de structure de manière amovible, pour permettre à la pièce de défier la gravité et d’exister uniquement en tant que telle, sans relation avec le monde qui l’entoure, mais je pense que leur relation avec le monde qui les entoure, avec les lois du monde, est ce qui les rend si matériels et excitants. J’ai donc beaucoup d’accessoires, de boudins, et les fissures sont visibles. Je pense que je ne suis pas du tout intéressée par la réussite d’un objet entièrement centré sur son intégrité. Ma capacité à contrôler le matériau marche encore mieux lorsque j’apprends à m’en déprendre et à laisser l’objet faire ce qu’il doit faire, ou lorsque les choses s’effondrent, ou encore lorsque l’intuition me pousse à réparer ou à changer l’objet.

Pour moi, c’est ce qui est passionnant dans cette forme. Elle est parfois si exigeante qu’elle a besoin de choses que je ne peux pas lui donner. C’est très excitant de la laisser faire. Je joue beaucoup avec les pièces dont les composants structurels sont visibles. J’ai beaucoup d’étais ou de supports, comme entre deux doigts. En fait, j’ignore le mot pour cela, mais je l’ai vu dans une sculpture en marbre, une sculpture figurative, c’est l’accessoire qui maintient les doigts en place ou un bras drapé sur la poitrine d’un des personnages et un morceau de dalle qui maintient le bras dans cette position. J’ai juste émaillé cet accessoire sur la pièce.

Je cherche d’une part à incorporer les mécanismes dans l’objet et d’autre part je joue avec une sorte de structure visible ou invisible, une incarnation. Toutes les pièces se trouvent sur ces meubles porteurs, très fonctionnels. J’ai des photos de moi debout dessus, ça fonctionne vraiment ! Toute la surface est recouverte d’un faux carrelage dont j’ai gravé les lignes sur la surface de la terre, puis que j’ai peint comme des tableaux de carrelage, de sorte qu’ils n’ont pas de fonction réelle, puisque le carrelage est un matériau fonctionnel, une technologie fonctionnelle pour créer l’étanchéité, Dans le cas de ces pièces, il y a donc une référence au carrelage, mais pas à l’exécution du carrelage, et c’est en fait une manière de questionner la vérité, l’honnêteté et la transparence, en jouant pour le coup avec ces éléments, en prenant des décisions intuitives à leur sujet. Je ne pense pas avoir cherché à explorer ou à compliquer la relation avec la vérité, mais il est devenu évident qu’en créant, par exemple, une fausse surface de carrelage, je dois prendre des décisions quant à la vérité ou l’honnêteté du matériau, et de la même façon en ce qui concerne celui qui va l’imiter ou le remplacer. À savoir un symbole de carrelage par comparaison avec ce qui est réellement du carrelage.

Oui, habituellement, on trouve les copies en marbre de sculptures sur un socle, l’original en bronze peut être très mince et avoir des bras très éloignés du corps, comme le Zeus ou Poséidon de l’Artemision du Musée Archéologique d’Athènes. Lorsque ce type de sculpture est copiée en marbre, il faut changer la position des bras car cela ne fonctionne pas sans support, sans ponts pour maintenir les bras ou les jambes. Dans votre cas, vous parlez d’honnêteté, mais j’ai remarqué que parfois vos accessoires sont fonctionnels et parfois ils ne le sont pas.
Et quels sont les prochains projets sur lesquels vous travaillez ?
J’ai l’intention de réaliser d’autres figures et de poursuivre cet ensemble de travaux. Il s’agit en vérité des trois premières itérations de cette idée d’hybridation entre l’objet, la figure et l’espace. Et donc je pense que je veux explorer cela davantage. J’ai une exposition personnelle qui aura lieu à l’automne 2024 à San Francisco [à CULT/Aimee Friberg Exhibitions] où je veux poursuivre ce travail plus profondément, plus loin, pour voir ce qui en ressort. Et j’ai un certain nombre d’expositions de groupe en ce moment, en Californie [« Nightmare Bathroom », à Del Vaz Projects, Santa Monica CA, Sept-Nov 2022 ; « Beyond Binary », à la San Francisco State University Fine Art Gallery, Spt-Oct. 2022 ; et « Tikkun: For the Cosmos, the Community, and Ourselves », au Contemporary Jewish Museum deSan Francisco, Fev 2022-jan 2023].
Je cherche simplement à continuer d’introduire mes œuvres dans le monde et d’utiliser l’atelier pour explorer ces idées et oui, je suis vraiment impatiente de voir la prochaine génération de ces pièces. Je pense que c’est vraiment comme ça que je travaille : faire une collection d’objets qui explorent une idée et puis les refaire, mais différemment, en les faisant avancer dans le futur, donc nous verrons, mais plus de figures, c’est sûr !

J’ai peut-être une dernière question, mais vous n’êtes pas obligée d’y répondre si vous n’aimez pas cette question. Dans la théorie trans, nous avons l’habitude de dire que souvent les corps sont trop présents, et que l’importance du corps dans les vies trans est parfois surestimée. Je me demandais si vous pensiez qu’à un moment donné dans votre travail, il était important de parler d’autre chose que des corps. Maintenant vous commencez à explorer le corps, mais différemment, en parlant des visages, des fronts, est-ce que cela s’inscrit dans la théorie trans ?
C’est une question importante ! Ce que j’ai trouvé si compliqué, c’est que pendant de nombreuses années, j’ai regardé des artistes trans faire des œuvres qui étaient des enregistrements de corps trans, des photographies ou des vidéos de personnes trans posant ou se déplaçant dans le monde. Quelque chose me semblait trop littéral dans tout ça. Bien sûr, il y a beaucoup de travaux très efficaces qui utilisent le corps trans comme sujet. Mais j’ai toujours eu du mal à faire un travail figuratif parce que cela me semblait trop immédiat et trop direct : comme si ce travail concernait la transidentité parce que le sujet était un corps trans. Ainsi, pendant longtemps, je n’ai fait que des objets, que je qualifierais de sculptures d’objets fonctionnels qui questionnent la transidentité des images sur la surface, grâce à de nombreuses peintures de l’histoire trans ou de corps trans sur des objets non figuratifs.

Et il y a quelque chose dans cette matérialité de la forme qui est devenue plus compliquée. La personne avec qui j’ai collaboré pour cette pièce, Ricki Dwyer, m’a dit : « Je pense que tu dépenses tellement d’énergie à essayer d’éviter de faire des corps, que cela redevient central. Et peut-être que tu dois simplement fabriquer les corps au lieu d’essayer de l’éviter » et c’est devenu une invitation à mettre au monde intentionnellement les corps et à voir ce que ça fait.

Pendant longtemps j’ai été très intéressée par les objets inquiétants. Je me souviens très bien d’avoir été terrifiée par les mannequins, les musées de cire et cette sorte de brouillage du vivant. Mais j’ai toujours pensé que je n’étais pas une sculptrice figurative et donc que je m’intéressais à la théorie de l’inquiétude mais que je ne travaillais pas sur l’inquiétude. Et donc, motivée par cette espèce de défi d’explorer les corps de manière littérale, j’ai commencé à m’attaquer plus immédiatement aux corps inquiétants. C’est très stimulant : il y a de l’espace pour le faire. Je parlais de la céramique et de l’argile comme d’un matériau trans, et j’étais très intéressée par les façons dont notre compréhension de la transidentité peut affecter ces espaces et ces objets, et principalement les choses et l’environnement qui nous entourent. J’ai toujours eu cette idée ou ce fantasme qu’en tant que personne transgenre, je vais m’assoir pour une interview et qu’à la fin de l’interview, je me lève pour m’en aller, et que, sous la forme de mon corps, il y a tout autour ce champignon qui pousse sur les chaises et se glisse sur la table où se trouve mon coude. C’est l’idée que nos corps prolifèrent et se répandent dans le monde d’une manière vraiment tangible. Le travail figuratif est un moyen d’amener ces idées dans un domaine physique et de voir ce qui se passe, de réagir, de considérer…

Trois des œuvres de Nicki Green, Fruitful Vine, 2022, Eye of the Fountain (with Ricki Dwyer), 2022, et Knot thick, 2022, sont exposées à  la Biennale de Lyon, A Manifesto of Fragility, qui a lieu jusqu’au 31 décembre 2022.


[1] Le texte de la performance de Nicki Green « Dismantling the Pariarchy One Brick at a Time, or the Soft Brick » peut être consulté ici : il a été traduit par Emilie Notéris dans Les Flammes, l’âge la céramique, Catalogue de l’exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2021, p. 204-207.

[2] Nicki Green emploi le mot « queerness » difficile à traduire ici. Dans le contexte du XIXe siècle on pourrait traduire par homosexualité, car le terme existait depuis les années 1860, mais Nicki Green envisage la queerness comme une manière à la fois étrange et fluide d’être au monde, tout en étant vulnérable aux discriminations. Je conserve queerness alors que je traduis par homosexualité pour évoquer Oscar Wilde. Queer, littéralement bizarre, peut être une insulte pour désigner les minorités sexuelles en anglais dès le début du XXe siècle, même si cet usage était alors minoritaire.

Clovis Maillet

Historien et artiste

Notes

[1] Le texte de la performance de Nicki Green « Dismantling the Pariarchy One Brick at a Time, or the Soft Brick » peut être consulté ici : il a été traduit par Emilie Notéris dans Les Flammes, l’âge la céramique, Catalogue de l’exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2021, p. 204-207.

[2] Nicki Green emploi le mot « queerness » difficile à traduire ici. Dans le contexte du XIXe siècle on pourrait traduire par homosexualité, car le terme existait depuis les années 1860, mais Nicki Green envisage la queerness comme une manière à la fois étrange et fluide d’être au monde, tout en étant vulnérable aux discriminations. Je conserve queerness alors que je traduis par homosexualité pour évoquer Oscar Wilde. Queer, littéralement bizarre, peut être une insulte pour désigner les minorités sexuelles en anglais dès le début du XXe siècle, même si cet usage était alors minoritaire.