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Yulia Sineokaya : « La guerre a mis fin à la recherche intellectuelle libre en Russie »

Politiste

Les philosophes russes se divisent depuis le stalinisme des années 1950 en six « générations philosophiques » ayant leur propre rapport au monde, à la philosophie, à l’Occident. Yulia Sineokaya appartient à celle de la Perestroïka, et dans ouvrage collectif qu’elle a dirigé et publié quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine, elle remonte l’arbre généalogique d’une communauté désormais soumise au diktat de l’entrée en guerre, entre autocensure et tentation de l’exil.

Dès le XIXe siècle, dans son roman Pères et fils (1862), Ivan Tourgueniev décrivait l’histoire de la pensée russe comme une affaire de querelles entre générations. L’ouvrage collectif Les Générations philosophiques (Filosofskie pokoleniya), dirigé par Yulia Sineokaya, directrice adjointe de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences russe, poursuit cette enquête sur la fabrique générationnelle de la pensée. Autoportrait des philosophes russes du milieu du XXe siècle au début du XXIe siècle, ce volume encyclopédique rassemble les témoignages et chroniques des six générations philosophiques qui se côtoient actuellement en Russie, de la génération de l’après-seconde guerre mondiale aux millenials formés dans les années 2010.

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Paru seulement quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’ouvrage est la première et dernière photo de famille d’une communauté désormais éclatée et divisée par la guerre. À Paris depuis février 2022, Yulia Sineokaya poursuit le projet de rassembler la voix des philosophes russes luttant contre la « philosophie de guerre » nationaliste et belliciste promue par les idéologues du Kremlin. JF

Au lieu de classer la pensée russe des XXe et XXIe siècles par écoles ou traditions philosophiques, votre livre met en valeur le poids de la dimension générationnelle dans la construction de la pensée. Pourquoi s’intéresser au facteur générationnel en philosophie ?
L’histoire de la philosophie vise généralement à étudier les traditions et les écoles philosophiques, mais je m’intéresse à une nouvelle perspective, qui consiste à étudier les échanges interpersonnels et existentiels au sein des communautés philosophiques. Au cours de ma carrière, j’ai plus d’une fois réalisé que l’apparition de nouveaux concepts philosophiques résulte de la création de liens d’amitié ou au contraire de disputes au sein de la communauté des philosophes. L’étude des générations philosophiques permet de restituer le contexte humain dans lequel se forme la philosophie. En dehors de ce contexte, beaucoup de choses resteront incompréhensibles.
Bien sûr, la réponse à la question « Est-ce que les philosophes travaillent seuls ou ensemble ? » varie selon les générations de philosophes. L’attitude envers la philosophie en tant que travail exclusivement personnel, soumettant l’individu à un mode de vie solitaire dans un espace de pensée autosuffisante, est caractéristique des générations russes qui ont commencé la philosophie dans les années 1950, 1970-80 et 2000. Pour la plupart des philosophes des générations des années 1960, 1990 et 2010, au contraire, la philosophie est une affaire commune, collective. Je pense que lire l’histoire de la philosophie comme une histoire des générations philosophiques contribuera à changer l’approche habituelle, à focaliser l’attention des chercheurs sur les connexions horizontales et verticales au sein de la communauté professionnelle, ce qui permettra de clarifier à la fois les contributions individuelles et les influences qui déterminent la naissance et le développement des idées philosophiques, et peut-être aussi de marquer de nouveaux jalons dans le cheminement historico-philosophique.

Comment définit-on une génération philosophique ?
L’expression « génération philosophique » que j’ai introduite est nouvelle et n’est pas encore légitime (on ne la trouve ni dans les encyclopédies philosophiques ni dans les dictionnaires d’études culturelles et d’anthropologie). Les concepts les plus proches de la « génération philosophique » sont ceux de « génération intellectuelle » et de « génération culturelle », bien qu’ils servent tous à refléter une réalité différente. Il est important de souligner qu’en philosophie, la durée des intervalles de temps dans lesquels prévaut tel ou tel paradigme générationnel varie sensiblement. Il n’y a pas d’automatisme, de schémas ou de durée approximative classant les générations en multiples de quinze ou vingt ans.
La spécificité d’une génération philosophique se définit selon moi par la contribution existentielle à la philosophie qu’apportent les personnes proches les unes des autres lors de leur apprentissage et de leur intégration au sein d’institutions philosophiques officielles et non officielles. La compréhension mutuelle de ceux qui appartiennent à la même génération philosophique, malgré toute leur diversité stylistique et idéologique, repose sur le partage d’une bibliographie, c’est-à-dire de fondements intellectuels établis pendant la jeunesse par la littérature, les films, les blogs, les spectacles, les expositions, la poésie, la musique, le journalisme, le folklore, l’expérience sociale et les voyages. La génération philosophique ne fait pas seulement référence à l’âge de ceux qui « font de la philosophie », mais à une communauté professionnelle caractérisée par un « mode philosophique de vie » qui lui est propre, et qui n’existait pas auparavant. Je veux parler de l’émergence de nouvelles questions et d’une nouvelle attitude envers la philosophie elle-même, de nouvelles idées et de significations, de nouvelles façons de discuter de problèmes ou de phénomènes anciens, d’un nouveau rôle social et culturel de la philosophie, d’une nouvelle compréhension du monde et de l’homme dans son ensemble.

Quelles sont les diverses générations philosophiques qui cohabitent aujourd’hui en Russie ? Comment les caractérisez-vous ?
À mon avis, on peut distinguer six générations philosophiques dans l’espace philosophique russe. La génération des années 1950 a commencé ses études après la Seconde guerre mondiale mais a étudié la philosophie selon le paradigme d’avant-guerre. Cette génération est venue à la philosophie en des temps sombres, lorsque la communauté philosophique soviétique était en ruines après les purges de Staline. Cette génération était livrée au marxisme dogmatique et au léninisme, mais elle a conservé un vif intérêt critique pour la philosophie et a pu se réaliser professionnellement dans ses années de maturité.
La génération des années 1960 est celle dont les années universitaires ont coïncidé avec les réformes de Khrouchtchev. C’est une génération romantique ouverte sur le monde, caractérisée par le corporatisme et la solidarité. Les philosophes des années 1960 se sentaient en confiance dans leur propre cercle, ils étaient unis par leur « langue d’oiseaux », leurs mythes (par exemple, le mythe de l’Arbat[1]). La culture occidentale était à bien des égards leur culture. Leur philosophie se définit par la possibilité de communiquer, ils se sentaient comme un maillon de la tradition culturelle mondiale. Ils avaient quelque chose à dire au monde dans un dialogue égalitaire, il était donc nécessaire pour eux de lever le rideau de fer. Cette génération se sentait gênée et opprimée par l’isolationnisme. C’est une génération universaliste, œcuménique, qui croyait sincèrement au progrès, d’où la popularité de la philosophie hégélienne dans les années 1960. Cette génération a réformé le marxisme, relancé l’étude de la philosophie moderne, la phénoménologie et l’existentialisme. S’y associe l’essor de l’étude des philosophies orientales, le développement de la recherche logique et de la méthodologie des sciences. C’est la première génération philosophique de l’après-guerre à obtenir une reconnaissance professionnelle internationale. Son centre intellectuel est la revue Voprosy filosofii (Questions de philosophie), fondée en 1947. Cette génération se positionne elle-même et est perçue par tous comme la génération philosophique par excellence.
La génération des années 1970 est une longue génération qui commence son parcours philosophique à la fin des années 1960 et s’étoffe avant le début de la perestroïka de Gorbatchev. C’est une génération d’individus solitaires, autonomes et autosuffisants. Chacun a cultivé sa propre direction, sans se sentir impliqué dans sa propre génération. Ils n’aiment pas qu’on leur applique des normes générationnelles ou qu’on les compare à la génération des années 1960. Ils ne se font pas d’illusions, sont pragmatiques et s’opposent à la génération du « dégel », qui ne les acceptait pas dans leur cercle. Entrés dans la profession dans l’atmosphère étouffante du brejnévisme, la génération des années 1970 a, en règle générale, cherché un soutien spirituel dans l’absolu, au-delà de l’histoire et du temps. Leur avancement professionnel fut difficile et lent. N’ayant pas la possibilité de se réaliser, leur carrière professionnelle et parfois même leur vie se sont arrêtées tôt. Si la génération des années 1960 gravitait autour de projets de grande envergure, celle des années 1970-1980 appréciait la profondeur de l’immersion dans un sujet précis. Ils se sont réunis en cercles, mais n’ont pas créé leur propre journal générationnel.
La génération des années 1990 est celle qui a étudié la philosophie à l’aube de la perestroïka — de la seconde moitié des années 1980 au début des années 1990. J’appartiens à cette génération. L’entrée dans la philosophie de ma génération a eu lieu pendant une courte période de l’histoire, la « perestroïka », dans une atmosphère de liberté et de discussion ouverte. De nouveaux livres sont apparus, les archives ont été ouvertes. La tradition de l’ère de « L’Âge d’argent » [formule qui désigne la prolifération artistique et intellectuelle en Russie à la fin du XIXe – début du XXe siècle] a été ravivée, des débats ouverts entre des personnes de différentes générations, de différentes professions et croyances, convergeant vers la poursuite d’un dialogue animé et d’une compréhension mutuelle. Au cours de ces années, une nouvelle génération d’idéalistes a émergé, vivant sincèrement une vie livresque, qui a eu la chance d’entrer dans la profession au début de la période la plus brillante de la « glasnost », quand il semblait que l’histoire en Russie prenait un nouveau tournant, définissant un rôle spécial pour la génération des années 1990. Ayant reçu l’impulsion de la liberté, ma génération l’a portée tout au long de sa vie. Le centre de gravité de ma génération philosophique était la revue Logos (fondée en 1991).
La génération des années 2000 est constituée de ceux qui ont maintenant un peu plus de quarante ans, qui sont entrés dans la profession dans la seconde moitié des années 1990. Elle poursuit le modèle des années 1970 et 1980, éclaté en individus solitaires et en petits groupes de personnes. Ils ont vécu l’effondrement des illusions quant à la possibilité pour la Russie de reproduire rapidement et facilement le modèle européen et intégrer le mode de vie occidental. De plus, après l’engouement massif pour la vie intellectuelle à la fin des années 1980, il était très difficile de survivre économiquement en tant que philosophe dans les années 1990, marquées par les difficultés de la transition russe vers une économie de marché. Cette génération a accepté la logique des événements, a obéi au cours objectif des choses. De nombreux représentants de cette génération se sont cloitrés dans la philosophie, consacrant leur vie à la multiplication des connaissances, oubliant la sagesse, c’est-à-dire la compréhension existentielle de ces connaissances. D’autres, au contraire, ont abandonné le savoir vain, devenu une barrière mortelle entre eux et leur vie. Une ligne de partage entre les partisans de la tradition analytique et ceux de la philosophie continentale traverse cette génération. Cette génération est fondamentalement étrangère à l’idée d’une revue comme centre corporatif générationnel. Elle est un ensemble composé d’unités dissemblables qui se distinguent par leurs orientations de valeurs.
La génération des années 2010 est celle des « petits-enfants de la perestroïka », âgés de plus ou moins trente ans. Elle a hérité de ses professeurs de la génération des années 1990 l’intérêt pour l’identité de la culture et de la vie, de la tradition et de la liberté, de l’histoire européenne et du caractère concret de la Russie. Un signe distinctif de cette génération est son ouverture à l’interaction. Il s’agit d’une génération brillante et soudée qui se sent à l’aise dans l’espace philosophique russe et au-delà. Une génération qui a reçu une éducation brillante, libre, professionnelle, travaillant pour le plaisir et orientée vers le succès. Malheureusement, cette génération prometteuse a été mise à mal par la guerre. Beaucoup de membres de cette génération ont quitté la Russie après le 24 février 2022. Ceux qui sont restés vivent aujourd’hui une crise. Le temps nous dira qui attend cette génération, comment et où ils pourront se réaliser professionnellement. Je crois en leur réussite dans les études et dans la vie. L’esprit de cette génération, qui gravite vers diverses formes de travail en commun et considère la philosophie comme une affaire collective, peut se retrouver dans la revue Finikovyy kompot (Jus de Figue), fondée en 2012.
En bref, ces six générations peuvent être désignées comme suit : post-Staline, dégel, stagnation, glasnost, réformes du marché et relocalisation… Ou encore : la génération de la philosophie marxiste-léniniste ; la génération de Hegel et du jeune Marx ; la génération du marxisme réformé, de Kant et de Derrida ; la génération de Nietzsche, de Foucault, de Berdyaev et de Solovyov ; la génération de Heidegger, de Wittgenstein et d’Ivan Ilyin ; la génération de Deleuze, d’Arendt, de Dennett et de Chalmers… Ou encore : une génération qui parlait des dogmes, une génération qui parlait sa « langue d’oiseaux », une génération silencieuse, une génération qui traduisait en russe, une génération d’interprètes, une génération qui parle les langues du monde… Les variations sont nombreuses.

Vous commencez à étudier la philosophie à l’Université de Moscou à partir de 1987, en pleine perestroïka. Quelle était l’ambiance intellectuelle, à cette époque, à Moscou ?
Ma génération philosophique rassemble des personnes qui sont venues à la philosophie au milieu des années 1980 et dans les années 1990. Notre entrée dans la profession s’est faite à une époque d’ouverture des opportunités et de sentiments vibrants, c’était des années d’espoir de transformation. Les frontières et les stéréotypes se sont brisés. Les valeurs nationales traditionnelles se sont ravivées dans un esprit d’universalisme. Le sentiment d’ouverture sur le monde a donné naissance à un sentiment de vie dans l’Histoire. C’était une époque où l’on ressentait réellement le lien entre les temps, où l’on reconnaissait le monde dans sa diversité et son hétérogénéité. La culture et la vie quotidienne étaient inséparables et pleines de sens. Dans l’atmosphère spirituelle de cette période, on ressentait la naissance d’un nouveau sens global, la participation personnelle de chacun d’entre nous à la culture mondiale. En 1989, le département d’histoire et de théorie de la culture mondiale a été créé à la faculté de philosophie de l’Université d’État de Moscou. Je ne pense pas qu’il n’y ait jamais eu, et il est peu probable qu’il n’y ait jamais un autre département universitaire qui rassemble autant de génies. Sergey Averintsev, Vladimir Bibikhin, Mikhail Gasparov, Aron Gurevich, Vyacheslav Ivanov, Georgy Knabe, Elezar Meletinsky y faisaient des conférences publiques qui étaient extrêmement populaires. Même les immenses auditoriums du premier bâtiment humanitaire de l’Université d’État de Moscou ne pouvaient pas accueillir tous ceux qui souhaitaient y assister.
À la fin des années 1980, les conversions religieuses des jeunes sont également devenues fréquentes. Les conférences du père Alexandre Men, du père Artemy Vladimirsky et du diacre Andrei Kuraev étaient à peine moins populaires que les discours de scientifiques célèbres. Toutefois, il serait faux de dire que seule l’Église orthodoxe russe a prospéré. Le début des années 1990 a été une époque d’autodétermination religieuse et confessionnelle : le nombre de paroisses catholiques et protestantes a considérablement augmenté, et un second souffle s’est ouvert parmi les communautés musulmanes et juives de Russie.
D’autre part, cette époque était également marquée par une politisation de la société russe qui a atteint des proportions sans précédent, même pour un pays aussi idéologique que la Russie soviétique. À partir du premier Congrès des députés du peuple, presque tous les événements politiques ont rassemblé un nombre considérable de personnes devant les téléviseurs. La session d’examens de l’été 1989 était menacée, car les professeurs et les étudiants étaient devant leur écran de télévision, regardant les débats gouvernementaux qui se déroulaient dans le pays. Des milliers de manifestations démocratiques sont devenues partie intégrante de la vie métropolitaine à la fin de 1989 et au début des années 1990.
Cette période a également été remarquable car imprégnée d’art. De minuscules studios de théâtre ont vu le jour, se lançant avec audace dans des expériences et des innovations ; des ateliers de photographes, d’artistes et de sculpteurs se sont transformés en clubs. L’Université, et en fait tout Moscou, vivait la vie d’un grand spectacle festif. Le hall d’entrée de l’Université d’État de Moscou était alors à mi-chemin entre un laboratoire créatif, une salle de concert et une salle d’exposition.

Quelle références communes, figures d’inspiration et lectures ont formé le socle commun de votre génération de philosophes ? Quels étaient les grands débats qui vous animaient ?
Je pense que je ne me tromperais pas si je citais, parmi les livres que tout étudiant de la génération philosophique des années 1990 a lu dans sa jeunesse, deux monographies de Piama Gaidenko, La tragédie de l’esthétisme. Une expérience de caractérisation de la vision du monde de Kierkegaard et La philosophie de Fichte et la modernité, l’ouvrage d’Erich Solovyov, L’hérétique invaincu (Martin Luther et son temps), et la trilogie de Valery Podoroga La métaphysique du paysage. Stratégies communicatives dans la culture philosophique des XIXe et XXe siècles. Je suis sûre qu’aujourd’hui, parmi les philosophes de ma génération, personne n’a oublié les chansons de Boris Grebenshchikov, Yuri Shevchuk et Viktor Tsoi. Nous discutions de la musique d’Edison Denisov, de Sofia Gubaidullina et d’Alfred Schnittke, nous chantions Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix. Nos films cultes, avec Stalker d’Andrei Tarkovsky, Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni et Assa de Sergei Solovyov, étaient Pink Floyd : The Wall d’Alan Parker et Le Coursier de Karen Shakhnazarov. Nous connaissions par cœur les films de Bertolucci, Visconti, Pasolini, Fellini, Buñuel et Bergman. Nous parlions en citant Borges, Hesse, Mann, Proust, Salinger, nous connaissions par cœur non seulement Brodsky, Mandelstam, Pasternak, Gumilyov, Akhmatova, Tsvetaeva, mais aussi Mallarmé. Nous débâtions d’Umberto Eco, Kafka, Joyce, Dürrenmatt, Nossack, Pavic, Kundera, Cortazar, Amado et Marquez.
Notre génération s’est réalisée au maximum dans le travail historique et philosophique. Elle a produit une quantité impressionnante d’analyses et de traductions des derniers travaux occidentaux et orientaux, et des classiques de la philosophie en russe. Plusieurs représentants de notre génération ont fondé des maisons d’édition qui ont façonné les goûts philosophiques et le style de pensée des intellectuels russophones.

Quel était votre rapport aux générations précédentes ? De quelles générations vous sentiez-vous les héritiers ?
Le poète Andrei Voznesensky a qualifié les années 1990 d’écho des années 1960. Cette formule est également vraie pour les générations philosophiques. Ma génération a appris la philosophie de la génération du dégel de Khrouchtchev, qui a initié le deuxième dégel – celui de Gorbatchev. La génération des années 1990 a hérité des professeurs des années 1960 la sociabilité, la foi dans la fraternité, la solidarité, l’ouverture au monde, la conviction que la science en général, et la philosophie en particulier, est une affaire collective. C’est la génération des années 1960 qui nous a transmis le bâton de l’engagement personnel dans la tradition culturelle et l’idéal d’une communauté scientifique libre et ouverte, dont les principaux critères de succès sont le professionnalisme et la capacité de créer de nouvelles significations. Ils nous ont transmis l’aspiration à l’avenir, le désir de dépasser les limites de ce qui avait été fixé à l’origine. Ils nous ont ouvert les portes de la communauté scientifique en nous prenant immédiatement au sérieux. Ils nous ont vus comme leurs successeurs intellectuels. Comme la génération des années 1960, notre génération philosophique s’est formée autour d’une revue philosophique qui est devenue le porte-parole de notre paradigme philosophique – Logos, qui, après dix ans d’existence, est devenue un véritable concurrent de la revue de la génération des années 1960, Problèmes de philosophie. Notre génération ne se considérait ni soviétique, ni non-soviétique. Nous étions la première génération philosophique post-soviétique.

Comment expliquer que l’héritage de la pensée libérale de la pérestroïka (Youri Afanassiev, Leonid Batkine, Youri Levada, Youri Bourtine…) ait été rapidement oublié et négligé en Russie post-soviétique ?
Oui, à partir de l’automne 1986, nous lisions tous les revues Novy Mir, Znamya, Ogonyok, Moskovskie Novosti avec des articles de Youri Afanassiev, Leonid Batkine, Youri Levada, Youri Bourtine, Boris Grushin, Otto Latsis, Nikolai Shmelev… Mais au cours des années de perestroïka, la trajectoire du développement de la société russe a changé. D’une part, le boom révolutionnaire intellectuel a été remplacé par une lutte pour l’amélioration de la vie privée. D’autre part, la recherche académique a pris le dessus sur le journalisme socio-politique. Les sciences sociales, en s’isolant de l’agitation quotidienne dans les bibliothèques et en se cantonnant aux discussions au sein de leurs communautés professionnelles, ont manqué le coche, n’ont pas remarqué la restauration des anciennes valeurs anti-occidentales cultivées dans les années soviétiques. Les leaders libéraux étaient des véritables maîtres de pensée, leur autorité était absolue, et leur renommée avoisinait celle des classiques de la littérature mondiale et des héros des guerres mondiales. Pourquoi leurs noms ont-ils disparu ? Je pense que c’est un processus naturel : ils ont rempli leur devoir civil avec honneur et sont restés dans la mémoire reconnaissante de très nombreux Russes. C’est grâce à ces personnes que la Russie a vécu dans la dignité pendant plus de deux décennies. Pourquoi leurs noms ne sont-ils pas entendus aujourd’hui ? À cause d’un retour de balancier. L’arrivée au pouvoir des conservateurs s’est appuyée sur de nombreux facteurs : les vieux stéréotypes sociaux, la peur de la nouveauté, le manque de connaissance personnelle du monde extérieur à la Russie, la méconnaissance des langues étrangères par la plupart des Russes et, par conséquent, le manque de sources d’information alternatives, l’absence d’une remise en question sans ambiguïté du passé stalinien au niveau de l’État… À cela s’ajoutent des peurs et des antinomies persistantes, qui opèrent au niveau archétypal : admiration pour tout pouvoir et toute force, et, en même temps, manque de confiance dans les institutions de l’État ; persistance du collectivisme soviétique mais manque de solidarité ; suspicions contre ceux qui osent élever la voix et, en même temps, refus de prendre des responsabilités… Se débarrasser du passé demande de la patience et beaucoup de temps.

D’autres penseurs, notamment ceux issus de l’émigration comme Nikolaï Berdiaev et Ivan Iline, sont devenus au contraire très populaires…
Effectivement, au lieu d’une idéologie unique, reposant sur la citation nécessaire des textes de Marx ou de Lénine à chaque occasion, appropriée comme inappropriée, le pluralisme idéologique est arrivé – chaque groupe politique a choisi un philosophe approprié, dont le nom a commencé à être utilisé comme une étiquette dénotant ses préférences idéologiques. Avant l’effondrement de l’URSS, au début des réformes démocratiques de Gorbatchev, Vladimir Solovyov (1853-1900) était la référence philosophique principale. Son universalisme inhérent, ses appels à la tolérance et l’affirmation de l’unité de la culture et de la civilisation occidentale se sont avérés être les mieux accueillis au moment de l’entrée du pays dans une communauté mondiale unique. Nikolay Berdyaev (1874-1948) peut être considéré comme le deuxième auteur le plus populaire à cette époque. Ses célèbres ouvrages : Les sources et le sens du communisme russe, L’idée russe : Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et au début du XXe siècle et Le sens de la création, avec leur recherche caractéristique de la vérité religieuse du communisme, ont atténué le choc de l’effondrement des valeurs socialistes et ont permis au pays de sortir de la crise idéologique. En 1990, lorsque la souveraineté de la Russie a été déclarée, la figure de Vasily Rozanov (1856-1919) est passée au premier plan. Les thèmes de sa pensée – conservatisme et nationalisme modérés, admiration pour le mode de vie traditionnel, l’accent mis sur les problèmes quotidiens de l’individu, les questions de famille et de genre, la glorification du confort domestique – lui ont valu une immense popularité. L’autodétermination ultérieure de la Russie en tant qu’État souverain et les difficultés qui y ont été associées ont ensuite mené à l’émergence de deux camps antagonistes dans l’espace idéologique du pays : le camp libéral-anti-impérial, qui prisait les idées de Georgiy Fedotov (1886-1951), et l’union des forces impériales anti-occidentales, qui lui était vivement opposée, dont l’effigie était Ivan Ilyin (1883-1954).

Vous soutenez votre thèse de doctorat en 1996 sur « La philosophie de Friedrich Nietzsche en Russie (fin du XIXe – début du XXe siècle) ». Pourquoi avez-vous choisi ce sujet ? Quelle est la réception de Nietzsche chez les générations philosophiques post-soviétiques ?
Mon intérêt pour Nietzsche est né de mon intérêt pour la philosophie religieuse russe du début du XXe siècle. Pendant mes années à l’université, j’étais, comme beaucoup de mes camarades de classe, fascinée par la lecture, dans des bibliothèques et archives spécialisées, de textes de philosophes russes auparavant interdits, dans lesquels Nietzsche occupait une des places centrales. J’étais intéressée par le fait que non seulement les symbolistes et les philosophes idéalistes, mais aussi les marxistes russes percevaient Nietzsche comme un prophète spirituel qui a donné au monde l’idée d’une justification religieuse du sens de la créativité, un modernisateur de la vie, un réformateur du christianisme. En outre, j’ai remarqué que l’attitude positive ou négative de l’élite intellectuelle russe à l’égard de l’héritage de Nietzsche depuis la fin du XIXe siècle sert d’indicateur de la trajectoire pro- ou anti-occidentale de la Russie. Le nom de Nietzsche revient invariablement sur le devant de la scène lorsqu’une des éternelles questions russes – la question de l’identité culturelle et nationale – devient d’actualité. Selon que la quête de l’identité russe est perçue comme un moyen de se rapprocher de l’Occident, un gage d’occidentalisation de la Russie, ou, au contraire, comme le fondement d’un isolationnisme par russification et « nationalisation » de la Russie-non-Europe, le nom de Nietzsche acquiert des connotations positives ou négatives. Il était important pour moi de comprendre la logique de la formation de la philosophie russe du XXe siècle à travers l’histoire du Nietzschéisme russe.
Si nous parlons d’aujourd’hui, alors Nietzsche est toujours au centre de l’attention de deux générations philosophiques – ma génération des années 1990 et la génération des années 1970-1980. Les néoconservateurs chrétiens, qui prônent la transformation de la Russie en une « civilisation chrétienne orientale » anti-nietzschéenne, reprochent à Nietzsche d’avoir créé ces valeurs post-classiques du monde moderne, celles de l’Europe occidentale, qui contredisent l’image de l’Europe classique, cet idéal éternel et inaccessible de l’Europe, qu’ils rêvent d’incarner en Russie, mais qui, en fait, n’existe que dans le passé ou le futur mythique. Au contraire, les idéologues de la « troisième voie » de Douguine citent abondamment les aphorismes de Nietzsche sortis de leur contexte. Ils considèrent que leur tâche consiste à former en Russie le « pôle conservateur-révolutionnaire de l’ordre impérial eurasien » – c’est-à-dire une nouvelle voie pour le développement de la Russie en tant que non-Europe. Il reste beaucoup de travail à faire pour repenser l’héritage de Nietzsche, tant au niveau universitaire que populaire, pour débarrasser son nom de ses associations avec le conservatisme russe d’extrême droite, l’ultranationalisme et l’eurasisme.

Votre génération a-t-elle souhaité maintenir une spécificité de la « philosophie russe », par rapport à la philosophie occidentale ? Comment ?
Traditionnellement, les principales caractéristiques qui distinguent la philosophie russe de la philosophie européenne sont considérées comme étant le publicisme (implication dans les réalités politiques et sociales de l’époque), le rôle central de la littérature, le messianisme, la prédication (orientation morale), le désir de conciliarité – c’est le concept de « symphonie » de Nikolai Trubetskoi ou encore de « toute-humanité » d’Andrey Smirno – qui, selon les auteurs de ces termes, prévoit la coexistence de l’altérité, par opposition à l’ « humanité universelle » européenne, qui unifie l’hétérogène. Cependant, à mon avis, toutes les générations actuelles de philosophes russes se considèrent comme faisant partie intégrante de la communauté philosophique mondiale. Bien sûr, il y a des exceptions individuelles. En mai, puis en novembre-décembre de cette année, dans le contexte de la guerre, plusieurs dizaines de partisans de Douguine, ainsi que la Société philosophique de Donetsk, l’Espace culturel « Soleil du Nord » et la Maison d’édition « Philosophie russe », ont créé un Conseil philosophique qui s’est donné pour tâche de développer une nouvelle philosophie – la « philosophie militaire russe » – et de travailler à l’ontologisation de l’« idée russe ». Ces tentatives bruyantes, mais intellectuellement insoutenables, semblent toutefois marginales.

Au début des années 2000, le rejet de la culture occidentale et du libéralisme gagne une partie des élites intellectuelles libérales. En témoigne, par exemple, la volte-face de la maison d’édition Ad Marginem, connue dans les années 1990 pour publier les traductions russes de Foucault, Deleuze et Derrida, et qui se tourne alors vers des auteurs ultra-nationalistes russes comme Édouard Limonov et Alexandre Prokhanov. Comment expliquez-vous ce tournant ?
C’est une question très intéressante, peut-être la plus difficile pour moi aujourd’hui… Il m’est difficile d’y répondre, j’ai besoin de temps pour donner une réponse qui me satisfasse. Dans les années 1990, la maison d’édition Ad Marginem était un des centres intellectuels de la culture européenne les plus réputés à Moscou. Pour expliquer leur évolution, je peux supposer que ces intellectuels cultivaient malgré tout une proportion acceptable et confortable de conformisme, de pluralisme et d’académisme. Si l’on part de l’optique nietzschéenne « humain, trop humain », on peut expliquer ce tournant dans leur parcours intellectuel d’une part par un désir de surpasser leurs proches plus reconnus dans la société, qui n’ont pas suffisamment apprécié leurs réalisations, leur talent, leurs connaissances. D’autre part, des intérêts matériels ont évidemment pesé : une soif irrésistible de reconnaissance publique, un désir de trouver leur propre clan et de le défendre… Étant des personnes intelligentes, ces intellectuels ont bien compris le vecteur d’évolution de l’actualité et ont essayé d’en tirer le maximum de bénéfices pour eux-mêmes. Il est plus facile de gravir rapidement l’ascenseur social en étant au service intellectuel de ceux qui ont le pouvoir et l’argent, et il est plus facile de se faire remarquer sur fond de gens moins doués et moins savants.
Vous parlez de la maison d’édition Ad Marginem, qui a choisi une voie antilibérale, pour ainsi dire « avant l’heure »… Mais aujourd’hui, un scandale a également éclaté autour des revues Logos et Voprosy filosofy (Questions de philosophie), qui, après avoir proclamé comme credo le professionnalisme et fourni des publications de niveau international, ont publié des textes d’Oleg Matveychev [homme politique, député à la Douma, ancien conseiller de l’administration présidentielle]. Ce personnage, bien qu’il ne soit pas du tout à la même échelle qu’Édouard Limonov et Alexandre Prokhanov, n’est pas moins odieux et ambitieux… Qu’est-ce que cela signifie : une révision de valeurs et de principes ? Le choix d’un talisman qui puisse garantir la préservation de la communauté et des échanges philosophiques en Russie, dans des conditions militaires et d’isolement de la Russie par rapport au monde ? Ou est-ce le paiement d’une « redevance d’État » qui garantit la protection de la communauté philosophique par l’administration du président Poutine contre le groupe Douguine-Malofeev ? Je pense que ces trois facteurs sont évidents… Mais, à mon avis, seuls ceux qui sont encore en Russie à l’heure actuelle peuvent condamner des collègues pour collaborationnisme. Il est clair que leur méga-tâche, au-dessus de l’échelle de « l’humain », est de survivre par leurs propres moyens et de préserver la philosophie en Russie. Bien sûr, la pureté des méthodes fait également partie de cette tâche. Cependant, je considère que mon rôle n’est pas de moraliser ou de blâmer les autres, mais de prendre la responsabilité d’unir et de préserver la communauté philosophique russe.
Enfin, pour comprendre la cause profonde des transformations de la vision du monde et en retracer les conséquences, il faut faire le même travail énorme que celui que vous avez fait en étudiant l’évolution idéologique des membres du Club d’Izborsk[2]. Ceux qui ont quitté la philosophie académique pour l’idéologie de droite, qui jouent le jeu de l’idéologie de droite sont des gens talentueux, professionnels, qui étaient pour la plupart très appréciés et chaleureusement accueillis par l’Occident d’avant-guerre. Je pense qu’aujourd’hui ce doit être très dur et inquiétant pour eux, ils traversent une crise. Il sera intéressant pour moi d’observer la suite de leur trajectoire de vie.

Vous habitez en France depuis février 2022. Comment envisagez-vous votre rôle de philosophe exilée ? Souhaitez-vous poursuivre votre tentative de rassembler les voix de philosophes russes ?
La guerre a tout changé. La catastrophe humanitaire qui se déroule sous nos yeux peut transformer la communauté philosophique russe en ruines. J’ai peur pour l’avenir de mes collègues, des gens dignes, professionnels et sages, ceux qui sont actuellement en Russie et ceux qui sont dispersés dans le monde entier. Vous avez peut-être entendu dire qu’à la veille de la guerre, en décembre 2021, notre communauté philosophique, ayant fait preuve de dignité, de solidarité et de courage, a su se défendre contre l’attaque du groupe d’ultra-droite Douguine-Malofeev. Ce groupe a tenté de remplacer la direction académique de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie par des idéologues réunis autour du holding médiatique Tsargrad (Alexandre Douguine, Konstantin Malofeev, Alexandre Borodaï, et d’autres). Déjà à l’époque, Tsargrad a déclaré publiquement que « dans les conditions de la phase aiguë actuelle de confrontation des civilisations, la position adoptée par les philosophes russes par rapport au monde occidental inamical n’est pas moins importante que la position des généraux par rapport à l’Occident, et l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie devrait stratégiquement être assimilé au quartier général des forces armées de la Fédération de Russie ». En décembre, cet assaut des forces de droite a été repoussé, la communauté philosophique s’est rassemblée et a gagné. Les médias libres et les discours des collègues de l’Académie des sciences, de l’Université d’État de Moscou et d’autres organisations scientifiques nous ont beaucoup aidés. En conséquence, un statu quo a été établi et la décision sur le sort de l’Institut reportée à fin 2022. Depuis lors, rien n’a changé, la menace d’un nouveau pogrom plane sur l’Institut, mais désormais dans une situation militaire, où peu de personnes peuvent venir à la rescousse.
La guerre a mis fin à la recherche intellectuelle libre et au discours philosophique critique en Russie. Dans le milieu scientifique, orienté par les autorités vers l’isolement du reste du monde, on cultive la dénonciation et une stricte autocensure. Un désaccord ouvert avec la version officielle des événements menace les scientifiques de licenciement et d’emprisonnement. En observant ce qui se passe, en parlant avec des collègues en Russie et dans d’autres pays, en gardant le contact avec ceux qui ont émigré ces derniers mois, je suis arrivée à la conclusion qu’il est maintenant très important pour nous, en tant que communauté, de ne pas disparaître, de préserver notre unité, notre communication professionnelle, d’affirmer notre position civique. Nous devons faire tout ce qui est possible et impossible pour préserver la philosophie et les philosophes en Russie, pour préserver l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie, les revues philosophiques, les étudiants des facultés de philosophie, pour préserver le lien entre les philosophes russes des deux côtés de la frontière sans se diviser en amis et ennemis.
J’ai décidé de créer une association philosophique en France, dont le but est de soutenir les chercheurs russes en sciences humaines, principalement les philosophes qui ont quitté et continuent de quitter le territoire de la Russie. Notre association doit prendre en charge l’avenir de la communauté philosophique russe et créer un nouvel espace intellectuel dans lequel les chercheurs russophones pourront poursuivre leurs travaux sans entrave. Cette association sera axée sur le partenariat avec des collègues étrangers et vise à promouvoir l’intégration des scientifiques russes dans des projets scientifiques internationaux. La tâche principale de l’association sera de soutenir les voix de la philosophie moderne russe dans le dialogue international à travers l’organisation de discussions, de séminaires, de tables rondes, d’ateliers philosophiques, dans la publication de monographies et d’ouvrages collectifs. Nous nous engagerons dans une analyse philosophique des événements en cours et de leur conceptualisation, nous analyserons l’expérience personnelle de l’auto-identification dans une situation d’émigration, nous écrirons de nouveaux manuels et livres, avec lesquels les étudiants apprendront la philosophie, et les gens réapprendront comment vivre en paix les uns avec les autres après la fin de la guerre. Pour l’heure, nous ne sommes qu’une douzaine de personnes situées en France, en Allemagne, en Israël, en Grèce, en Arménie, en Géorgie, au Kazakhstan et en Ouzbékistan. En termes de générations, notre association se compose principalement de représentants des années 2000 et 2010, mais il y a aussi des philosophes de ma génération et de la génération des années 1970 et 1980. Grâce aux moyens de communication modernes, nous sommes ensemble, nous sentons l’épaule de l’autre, nous sommes unis dans notre évaluation de la guerre. J’espère que nous travaillerons en collaboration avec les philosophes qui se trouvent actuellement en Russie et qui partagent nos vues et nos projets. Nous avons l’habitude de travailler ensemble, de nous soutenir mutuellement dans les situations difficiles, nous connaissons nos recherches et nos publications respectives. Perdre cette fraternité qui s’est développée au fil des décennies serait inexcusable, que ce soit d’un point de vue humain ou professionnel. Notre communauté est ouverte à la coopération avec des collègues étrangers, nous serons heureux de les voir rejoindre notre association, travailler ensemble et coopérer entre institutions. Nous espérons qu’avec le temps, nos collègues des institutions philosophiques russes partageant les mêmes idées se joindront à nous. Il est encore difficile de dire ce que nous pouvons faire dans les nouvelles conditions de notre vie. Le temps nous dira ce que nous pouvons apporter à la communauté philosophique internationale. L’essentiel, je le sais avec certitude, c’est que nous devons rester ensemble, traverser la guerre ensemble, nous soutenir et nous aider mutuellement, ne pas perdre la confiance et l’intérêt que nous avons les uns pour les autres, le désir de se comprendre les uns les autres, le don de se pardonner mutuellement. Notre mission est de préserver la communauté philosophique russe des deux côtés de la frontière russe. Il est important de maintenir le contact avec les personnes partageant les mêmes idées qui n’ont pas quitté la Russie mais qui sont dans un esprit de résistance intérieure, celles qui sont parties et ont décidé de ne jamais revenir, et celles qui sont parties, mais espèrent revenir et reviendront. Aujourd’hui, je voudrais dire un grand merci aux philosophes et aux éditeurs français pour leur soutien, leur hospitalité, leur compréhension et leur intérêt pour le travail de mes collègues et pour mon travail, dans nos efforts pour préserver notre communauté. C’est très important, il ne faut pas l’oublier, c’est la meilleure façon de vivre aujourd’hui.
L’ouvrage collectif Générations philosophiques, qui a été publié en janvier 2022, est devenu une sorte de conclusion, a tiré un trait sur l’étape qui s’est terminée le 24 février 2022 dans l’histoire de la philosophie russe et, en même temps, est devenu la clé de l’avenir de la communauté philosophique russe. La création de ce livre serait désormais impossible. Je suis sûre que le livre Générations philosophiques sera utile aux futurs philosophes de Russie, à la fois pour nous comprendre et pour qu’ils se comprennent eux-mêmes. En février 2022, une nouvelle étape a commencé dans l’histoire de la philosophie russe.

Yulia Sineokaya (dir.), Filosofskie pokoleniya, LRC Publishing House Moscow, 2022, 1 232 p.


[1] L’Arbat est une rue en plein centre de Moscou, où habitaient écrivains, poètes, philosophes, artistes et musiciens critiques du pouvoir qui organisaient chez eux des lectures d’œuvres nouvelles, des concerts et des discussions. La vie intellectuelle de l’Arbat a été chantée par le barde le plus célèbre des années 1960, Bulat Okudzhava.

[2] Le Club d’Izborsk, créé en 2012, est un rassemblement d’idéologues conservateurs. Le club prône la restauration de l’empire russe en alliant les valeurs traditionnelles de l’Empire tsariste et la puissance technologique de l’Union soviétique.

Juliette Faure

Politiste, Doctorante à Sciences Po, rattachée au Centre de recherches internationales

Mots-clés

Nationalisme

Notes

[1] L’Arbat est une rue en plein centre de Moscou, où habitaient écrivains, poètes, philosophes, artistes et musiciens critiques du pouvoir qui organisaient chez eux des lectures d’œuvres nouvelles, des concerts et des discussions. La vie intellectuelle de l’Arbat a été chantée par le barde le plus célèbre des années 1960, Bulat Okudzhava.

[2] Le Club d’Izborsk, créé en 2012, est un rassemblement d’idéologues conservateurs. Le club prône la restauration de l’empire russe en alliant les valeurs traditionnelles de l’Empire tsariste et la puissance technologique de l’Union soviétique.