Spectacle vivant

Vimala Pons : « J’ai envie d’être Buster Keaton 3.0 »

Critique

Auteure, artiste de cirque, performeur qui se refuse metteuse en scène, Vimala Pons se produit pour la première fois en solo, dans une galerie de sept portraits finalement et véritablement autobiographique : Le Périmètre de Denver. Ce titre en forme de concept inventé, qui emprunte à la fois à la physique quantique et à la philosophie, désigne un état de confusion caractérisé par une altération du rapport à l’identité et à la réalité.

Avec son premier spectacle solo Le Périmètre de Denver, l’actrice Vimala Pons met en scène un cluedo mélancolique et drôle dans lequel elle incarne six personnages solitaires dans une hallucinante performance transformiste. Ces avatars se sont tous croisés dans un centre de thalasso et sont tous suspects dans une sombre histoire d’assassinat.

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Dans des confessions crues et désabusées, ils racontent au public ce qui s’est peut-être passé, mais chacun avoue un penchant coupable pour le mensonge et une obsession maladive pour le temps qui passe. Chacun essaie de porter dignement sa fonction autant que la performeuse équilibriste s’évertue à maintenir sur sa tête des objets ridiculement surdimensionnés qu’elle finit par tous faire exploser. Aucun des monologues ne ressemble vraiment à une déposition de police d’une enquête plus métaphysique que criminelle. Mais Vimala Pons ne ressemble pas vraiment non plus à Angela Merkel, le personnage de chancelière avec laquelle elle ouvre le bal. R.P

Le Périmètre de Denver traite du mensonge. Son titre lui-même est d’ailleurs une mystification.
Le Périmètre de Denver est une notion que j’ai totalement inventée. J’ai écrit à son sujet toute une fausse conférence sur cette zone particulière du mensonge. J’ai envisagé un temps d’en faire un mensonge au-delà du spectacle, de présenter, même en interview, ce phénomène comme quelque comme chose qui aurait réellement été théorisé par un professeur en psychologie dans un colloque à Denver. Mais écrire un spectacle, écrire un film, c’est toujours gérer du temps et cette partie que je donnais à voix nue entre les incarnations des personnages prenait trop de place sur le reste et j’ai fini par la couper. Ce qui m’a posé un autre problème car ce moment de conférence me permettait de récupérer physiquement. Le temps de croyance, le temps de pacte fictionnel, c’est ce qu’on dose sans cesse.

Comment avez-vous écrit les monologues successifs des six personnages que vous incarnez à tour de rôle, qui se côtoient dans un centre de thalassothérapie où l’un d’eux, Stéphane Dosis, un troll internet, a été assassiné ?
Je n’ai pas commencé l’élaboration du spectacle par l’écriture, mais par la construction des objets que j’allais porter sur ma tête. Intuitivement, je voulais qu’ils créent des sortes de déséquilibres différents. Sans raison réelle, mais par obsession, par désir, par graphisme. Je porte par exemple sur ma tête un groupe de rochers qui est une matière naturelle ou encore un mur en briques qui est de la pierre taillée par l’Homme, ou des choses que l’on a l’habitude de soulever comme une table, une collection de cartons de livraisons ou encore une voiture, qui habituellement nous transporte. Ce sont ces objets qui m’ont amenée au sujet, à ces monologues successifs dans lesquels six personnages se livrent au travers de confessions. J’avais une intuition : parler du mensonge, endosser plusieurs identités et que cela crée une forme de vertige. J’ai d’abord écrit à l’oral, en m’enregistrant, tout en composant un bed musical comme on dit en radio, sur lequel j’improvisais en m’enregistrant. Je réécrivais à partir de cette captation, puis je réenregistrais dans un jeu de vases communicants par lequel je transformais la matière de l’oral à l’écrit et inversement. Dans cet aller-retour, je soumets l’espace au texte. J’ai besoin de travailler au plateau et d’être conduite par ma propre voix enregistrée. M’entraîner à avoir un rocher sur la tête m’a donné l’idée des vêtements que je porterai, mais sans que je sache de quoi le monologue parlerait. Je commence d’ailleurs la pièce en disant que l’on ne ressent jamais d’empathie pour les choses physiques et encore moins pour l’équilibre. Dire cela, c’est une façon de manipuler mon auditoire, d’amener son attention sur cette idée précise. Je me suis filmée en train de faire le strip-tease en équilibre, et c’est en visionnant cette vidéo que le texte m’est venu par improvisations. C’est une œuvre de post-synchronisation perpétuelle.
Je me vois comme auteur, performeur. J’invente des dispositifs à jouer qu’on ne peut pas exactement qualifier de scénographies. Je viens sur scène raconter une histoire et construire/ déconstruire un portrait. Mais pour moi, il s’agit d’un geste d’auteur pas de metteur en scène.

Et le meurtre de Stéphane Dosis dans tout ça ?
Le cadre d’une enquête policière n’est intervenu qu’après toute cette écriture. Il convenait bien pour parler du mensonge. J’ai revu toutes les saisons de Columbo en étudiant leurs structures narratives. Après avoir vu le spectacle, ma psy m’a fait remarquer que cela ressemblait à des confessions que l’on peut faire en psychanalyse. Ces gens se dévoilent.
Mais en fait, la véritable histoire du spectacle à laquelle j’ai volontairement omis de m’intéresser, c’est l’histoire de cette fille qui performe au Centre Pompidou ou au 104, et qui devant vous, va construire et déconstruire des souvenirs de personnages qu’elle aurait vus dans un centre de thalassothérapie. Il y a quelque chose de véritablement autobiographique. Enfant, j’allais beaucoup en thalasso avec ma mère. Comme j’étais fille unique, je passais beaucoup de temps avec des adultes que j’observais tout en lisant les romans d’Agatha Christie.
J’ai écrit l’intrigue criminelle de façon extrêmement méticuleuse, mais cette matière était trop foisonnante et m’a fait réaliser que ce qui m’intéressait c’était l’humain, comment il marche, comment il ment, comment il se débrouille avec son déséquilibre … Le plus important, ce ne sont pas tellement les histoires, ni l’intrigue policière ni les digressions plus intimes des personnages. Le plus important, c’est que le corps ne ment pas, c’est qu’on va tous mourir. C’est pour cela que j’ai intégré le texte du vidéaste Alex da Corte qui dit « regarder l’humain, c’est toujours le rôle d’une vie. »

Grande, votre précédent spectacle créé avec Tsirihaka Harrivel parlait du couple. Pourquoi avez vous voulu être seule sur scène dans ce spectacle ?
Nous avons fait un spectacle sur le couple, mais sans le savoir. Je sais bien que je commençais par être en robe de mariée, mais c’était pour faire un strip-tease dans lequel j’enlèverais tous les vêtements qui avaient aliéné la femme. Il s’est trouvé en ouverture du spectacle pour des raisons pratiques. Nous nous sommes rendus compte très tard que nous parlions systématiquement de relations de couple. Ça paraît stupide dit comme ça, mais c’est aussi le principe des écritures physiques qui permettent de laisser libre cours à ses obsessions irrationnelles, puis de faire un pas de recul et de réécrire en les regardant. Et puis, j’ai le sentiment d’écrire toujours à deux : j’écris pour mon rocher, après l’avoir scruté. Le Périmètre de Denver est mon cinquième spectacle. J’ai écrit en quatuor à plusieurs reprises avec la Compagnie Ivan Mosjoukine, à l’école de cirque, puis Notes on the circus, notre premier spectacle professionnel. En duo ou en collectif avec d’autres gens, je sentais que mon geste était arrêté, même s’il était prolongé par d’autres. Avec Le Périmètre de Denver, je voulais amener mon geste personnel jusqu’au bout. Pour cela, j’avais besoin d’être seule. Même si Tsirihaka est conseiller artistique et que j’interviens tout à la fin de La Dimension d’après qui est sa pièce en solo.

Que vous apporte la solitude sur scène en termes de performance ?
Sur scène, je ne me sens pas du tout seule. Enfin, je l’ai ressenti une seule fois. Comme une sorte de trac. Quand le public s’installe dans la salle, je suis déjà sur scène, immobile, dans le costume d’Angela Merkel. Cette fois-là, j’ai pris pleinement conscience de ce que j’étais en train de faire et j’ai plus tard fait tomber le rocher de ma tête. C’est l’unique fois où c’est arrivé. Pour arriver à performer, je plonge toujours dans un état de réalité modifiée. Quand je joue, je fais corps avec toutes les couches de costume que je vais enlever ensuite pendant le long strip-tease. Je ne crois pas réellement que je suis Angela Merkel. Je ne suis pas ce genre d’actrice. Mais je sens que je suis une énergie vivante entre ma peau et la peau de ce personnage, une sorte de chi à incarner.Pendant toute la pièce, je ne me sens pas seule parce que j’ai des écouteurs qui me connectent à ma productrice Adeline Ferrante, à mon ingénieure du son Anaëlle Marsollier, à mon régisseur général Benjamin Bertrand qui me dit un mantra différent chaque soir avant mon entrée en scène. Ce sont des blagues, mais qui m’aident réellement à jouer. Tous les trois me parlent constamment, me racontent des choses. Pour que je sente leur présence, mais aussi pour me diriger, comme une marionnette, lorsque je perds l’accent de mon personnage par exemple, ou ma voix de tête. Ils me préviennent si des objets se trouvent sur mon passage, ils m’indiquent d’aller à droite ou à gauche. Mais surtout, ils m’encouragent comme un boxeur. Quand je passe la porte derrière laquelle je me transforme en chaque nouveau personnage, c’est comme un stand de formule 1. Ce sont des rendez-vous avec mes habilleuses Marie La Rocca et Anne Tesson qui me redonnent de l’énergie, m’enjoignent à être plus précise, qui me rappellent à quoi penser.

Ce sont eux les metteurs en scène alors…
Oui, c’est vrai. Ce n’est pas pour rien qu’ils viennent saluer sur scène à la fin de la représentation. Il ne s’agit pas d’une formalité : on est vraiment ensemble pendant toute la pièce.

La salle rit énormément pendant tout le spectacle. Pourtant, les personnages font tous état d’une solitude tragique, augmentée par leur propension commune au mensonge. Et la situation est grave : le meurtre de l’un d’eux, Stéphane Dosis, a tout de même été commis …
Auquel personne ne croit ! Je me suis même sentie obligée de le rajouter dans le texte : « Plus personne ne croit à cette histoire ». J’ai entendu toute l’équipe éclater de rire dans les écouteurs quand j’ai improvisé cela. Le cirque, le spectacle, les concerts : les artistes de spectacle vivant fonctionnent au système de récompense. C’est ce qui nous donne de l’énergie, mais cela nous rend moins grand parfois. Ce principe de « susucre » n’existe pas au cinéma. Le réalisateur n’est pas toujours dans la valorisation et le plateau de cinéma absorbe l’énergie des acteurs sans jamais lui en rendre.

Est-ce que le rire vient du mélange des tons entre le dramatique et le grotesque ?
Je pense qu’il naît de la collision entre la rigidité de la fonction des personnages et la proximité de l’intime. Quand Angela Merkel dit : « J’ai grandi dans une petite ville de province, je me faisais chier », l’honnêteté crée un écart de langage. J’ai écrit tous les personnages comme des figures qui se définissent par leur fonction, l’assureur, l’agent de sécurité etc., dans ce centre de thalasso d’une Europe de pouvoir vieillissante. En tout cas, tous les personnages sont plus vieux que moi, car il était plus simple de travailler avec des postiches de visages vieux. Cela m’intéressait de montrer une énergie jeune dans un corps âgé. Je me suis inspirée de Michel Piccoli que j’ai eu la chance de côtoyer sur le tournage du film d’Alain Resnais Vous n’avez encore rien vu et qui m’avait confié : « C’est vachement avantageux d’être vieux parce qu’on peut choisir ce qu’on veut entendre. » C’était sa façon de se prémunir contre ce qui l’emmerdait dans la société que de faire semblant d’être sourd. C’est un travail fou de vieillir, de se préparer à ça. Je suis en train de vieillir, je vois la maturité arriver et j’ai eu envie d’en faire une matière de travail. C’est incroyable de porter des prothèses en silicones toute la journée puis de voir sa jeunesse réapparaître en les enlevant le soir. C’est comme avec un spectacle de marionnettiste : on ne regarde ni la marionnette, ni celui qui la manipule, mais les fils entre les deux. En voyant une captation du Périmètre de Denver, je me suis dit que le plus intéressant se trouvait dans tout ce que je ne crois pas, ce que je n’ai pas voulu faire. Quand j’enlève les masques, on me voit remettre les personnages à zéro. Ce que je cherchais sans réellement le savoir, c’est le vertige de l’écart entre un agent d’assurance et moi.

La pièce produit en effet chez le spectateur un jeu fascinant entre savoir et croyance. On sait que c’est vous sur scène, et pourtant, on ne parvient pas à vous reconnaître sous ces couches de vêtements et ces postiches. Vous abandonnez d’ailleurs chaque personnage en déposant son costume sur le plateau comme une mue.
C’est vrai que le spectacle aurait été très différent si j’avais décidé de ne jamais apparaître. Je ne cherche pas l’illusion de l’incarnation. Dans le pacte de fiction avec le spectateur, j’assume que ce n’est pas bien fait, que je ne crois pas que la salle pense que je suis réellement Angela Merkel.

Est-ce qu’être une actrice, c’est travailler sur sa propre disparition ?
J’ai commencé mon parcours au cinéma en construisant sciemment pendant plusieurs films un personnage un peu lunaire, qui flirte ave l’idiotie, qui a pas mal d’enfance en lui. Je l’ai découvert dans le film de Baya Kasmi, Je suis à vous tout de suite. J’y reconnaissais une partie de moi et cet emploi venait remplir un rôle qui était alors vide. Le cinéma français aime que l’on rejoue le même rôle, à la coupe de cheveux près. Mais il faut casser cette chose-là. Dans Comment je suis devenu super-héros, je suis allée vers d’autres codes pour explorer d’autres  terrains de jeu.
Dans La Loi de la jungle, Antonin Peretjatko m’a poussé à ajouter une dimension plus terrienne à mon personnage parce qu’il savait que cela faisait aussi partie de ma personnalité. Bertrand Mandico, lui m’a tout de suite demandé d’être méchante, violente. Il réutilise rarement quelqu’un deux fois de la même façon. À chaque fois que nous travaillons ensemble, il cherche comment il pourrait me transformer à nouveau. Dans Vincent doit mourir, qui sera présenté à la Semaine de la critique pendant le festival de Cannes, mon personnage est proche de mes premiers rôles. Nous en avons joué avec le réalisateur Stéphane Castang et on s’en éloigne assez rapidement. On voit vraiment que j’ai vieilli dans ce rôle par rapport à mes premiers films, et j’aime ça. Dans certains plans, il me filme très belle, dans d’autres, mon personnage est beaucoup plus tapé. Ça le rend plus intéressant que s’il était juste « la fille du film », comme il doit toujours y en avoir une.
J’assume d’avoir plusieurs visages. Je cite dans la pièce Delphine Horvilleur qui dit qu’en hébreu, le mot visage, panem, n’a pas de singulier parce qu’on est sommés d’avoir plusieurs visages. Le principe même de l’idolâtrie, c’est d’avoir un seul visage.

Vous avez réalisé le clip de la chanson Feux follets Flavien Berger…
Oui, j’ai fait ça, mais est ce que je l’ai réalisé ?

Vous ne vous sentez pas non plus metteuse en scène de ce clip ?
Je crois qu’on met très longtemps à devenir qui on est. J’ai fait ce clip, mais est-ce que ça fait de moi une réalisatrice ? Cela m’a permis de faire de la réalisation, en tout cas de m’en approcher. J’ai ramené dans ce premier essai toute ma maison : le rapport à l’accessoire, les sous-titres qui désignent les zones instrumentales longues, ce qui dénonce la convention du play-back dans les clips. Quand j’y pense, c’est étrange que j’aille vers le cinéma, qui permet de tricher, mais que j’y recrée la mise en danger du spectacle vivant en choisissant le plan séquence.

Vous écrivez actuellement une adaptation du Périmètre de Denver pour le cinéma. Dans le dossier artistique du spectacle, vous notiez cette phrase de Fassbinder qui vous obsède : « tout démonter en pièces détachées et assembler de nouveau, ça devrait être beau ». Est-ce dans ce principe de démontage/remontage que réside la transposition à l’écran ?
J’ai envie d’être Buster Keaton 3.0. Ça semble très immodeste de dire cela. Je pense que les moyens qui sont mis à notre service dans le monde du spectacle vivant par l’exception culturelle française sont exceptionnels, uniques au monde. On peut bénéficier de moyens de production sans rendre compte de sa matière. C’est un milieu qui foisonne d’immenses artistes, de poètes fabuleux, qui inventent des écritures totalement nouvelles. Le cirque contemporain, le monde du spectacle vivant a beaucoup à apporter au cinéma mais les deux milieux s’interpénètrent assez mal. Comme Chaplin avait ses studios, j’ai très envie de mettre à profit ce travail de scène pour en faire un objet de cinéma. Mon strip-tease au début de la pièce, c’est quatre mois de travail pour huit minutes utiles. Tout ce que j’ai fait, je l’ai toujours vécu comme un plateau de tournage. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau … un plateau de tournage qu’on voit se construire et se déconstruire entre les prises, qui existe pendant quatre minutes, puis qu’on transforme en autre chose.

Le Périmètre de Denver, un spectacle de Vimala Pons, le 1er et le 2 juin 2023 à la Maison de la danse (Lyon).