Cinéma

Ira Sachs : « Les scènes de sexe apportent de la narration, à leur manière »

Critique

Socialisé au cinéma français à Paris dans les années 80, le réalisateur américain Ira Sachs reçoit un hommage au Champs-Élysées Film Festival au moment où, par ailleurs, sort en salle son huitième long-métrage, Passages, l’histoire d’un infernal trio amoureux, rebattant le modèle du marivaudage sur un mode queer et contemporain – avec à l’affiche Franz Rogowski, Adèle Exarchopoulos et Ben Wishaw.

Après Frankie, tourné au Portugal avec Isabelle Huppert, Ira Sachs a filmé dans Paris un infernal trio amoureux, rebattant le modèle du marivaudage sur un mode queer et contemporain. Deuxième collaboration avec le producteur franco-tunisien Saïd Ben Saïd, Passages pourrait s’entendre en deux mots. Mais ce titre, en français dans le texte, désigne surtout le principe narratif d’un récit qui n’est fait que des instants intermédiaires que les films ne montrent pas d’habitude, comme ce rayon vide dans la bibliothèque conjugale qui raconte la séparation du couple bien mieux qu’une scène de rupture. À l’occasion de sa venue à Paris pour la sortie de son huitième long métrage et de l’hommage qui lui était rendu au Champs-Élysées Film Festival, le cinéaste américain évoque son amour fou des acteurs et sa sensibilité au cinéma français. RP

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Est-ce que le scénario que vous avez écrit pendant le premier confinement se passait à Paris ?
J’ai terminé à la fin de l’année 2020 le scénario de Passages sur lequel j’avais commencé à travailler avec mon co-scénariste Mauricio Zacharias juste avant le confinement. Il s’agissait de l’histoire de trois personnages vivant dans une ville que je connais bien. Parfois nous pensions à New-York, parfois à Paris. J’y ai emménagé dans ma vingtaine, j’y ai vécu. Étudiant en 1986, je ne connaissais personne, je n’avais aucun ami. J’allais au cinéma trois fois par jour. J’y ai vu deux cents films au moins en trois mois. Depuis, j’ai séjourné régulièrement ici. Je m’y sens chez moi. J’ai eu des histoires d’amour, des ruptures, des aventures sexuelles, j’ai pleuré à Paris… c’est ce qui en fait une ville familière pour moi.

Avez-vous écrit en ayant déjà les acteurs en tête ?
En pensant à Franz Rogowski, oui. Je l’avais découvert dans le film de Michael Haneke Happy End où il brûlait littéralement l’image, en particulier dans la scène du karaoké. C’est un animal, purement et simplement : c’est cela qui me le rend très désirable en tant que spectateur autant que comme cinéaste. Je me suis inspiré de lui au moment de l’écriture, mais quand nous avons commencé à tourner, il est devenu le personnage. Quelque chose d’indicible s’est produit, il a transformé le film, complètement.

Tomas, son personnage, semble n’être jamais à la même allure que les autres. Je pense en particulier à la dernière scène dans laquelle il traverse Paris à vélo à toute allure.
C’est Franz qui apporte cela au rôle. C’est un animal, je le répète. Il n’éprouve aucune peur. Il a roulé à 45km/h dans Paris pendant trois ou quatre heures. C’est un véritable athlète. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point cette scène a été physique pour lui. Nous avons tourné pendant plusieurs heures où il pédalait sans interruption.

Comment avez-vous casté les autres acteurs du trio ?
J’avais vu Adèle Exarchopoulos dans Sibyl de Justine Triet mais je ne la connaissais pas auparavant, je n’avais jamais vu La Vie d’Adèle et je ne connaissais pas le reste de son travail. J’ai été fasciné par sa présence à l’écran. Concernant Ben Wishaw, j’avais été frappé par sa personnalité, il y a bien des années, dans I’m Not There de Todd Haynes dans lequel il interprète l’un des nombreux avatars de Bob Dylan. J’ai pensé à eux une fois le scénario terminé. Tous les deux sont capables aussi bien de donner une part de leur personnalité au rôle et de disparaître en dessous. Ce qui me stimule face à un acteur, c’est de trouver en lui une forme de présence particulière au film.

Les trois personnages se parlent en anglais. Que cherchiez-vous à susciter en faisant tourner Adèle Exarchopoulos et Franz Rogowski hors de leur langue maternelle ?
J’ai dirigé des acteurs en vietnamien, en danois, en espagnol, en russe, en français et en portugais… sans parler moi-même la majorité de ces langues. Je me sens très à l’aise avec cela. Je sens une familiarité envers les gens qui s’expriment dans une autre langue que la leur. Mon mari est équatorien, mon scénariste est brésilien, ma monteuse Sophie Reine est française, mon producteur est tunisien… Je ne suis pas familier d’un monde où tout le monde parle la même langue : ça n’est pas mon histoire, ça n’est pas celle de mes enfants non plus qui grandissent dans un environnement multiculturel et bilingue. Ceci dit, j’aurais eu du mal à tourner à Paris exclusivement en français. Cela m’aurait placé dans une position extérieure vis-à-vis de mes acteurs. Mais je me sens parfaitement à l’aise dans ces passages entre le français et l’anglais. C’est l’idée importante que porte le titre : on se situe dans une zone intermédiaire entre deux états.

Tomas est un homme blanc, cinéaste, qui incarne une figure de pouvoir. Le film s’ouvre sur la dernière scène de son tournage où il se montre très autoritaire. Derrière un récit très intime, le thème du pouvoir dominant donne une note très politique au film.
J’ai presque soixante ans, j’ai réalisé pas mal de films et si je regarde en arrière, je remarque que leur thème commun est cette notion du pouvoir des hommes blancs : la façon dont le pouvoir les amène à se comporter. En tant que réalisateur, je suis moi-même un homme de pouvoir et je ressens une forme de tensions entre mes idéaux et mes actions. Pendant la pandémie, j’étais très déprimé et je crois que l’une des raisons était que la situation me donnait le sentiment que mon pouvoir touchait à sa fin. Cela a créé chez moi une sorte de panique et m’a donné l’envie forte de ressentir à nouveau ce que cela fait d’avoir du pouvoir. C’est très humain. Je me suis construit avec cette idée ambivalente d’un rapport inconfortable avec l’autorité. Tout cela constitue mon identité. Mais quand je réalise un film, je ne pense qu’aux spécificités des personnages, jamais à des idées générales comme celle-ci.

L’histoire de Passages est celle d’un couple d’artistes qui vit dans de grands appartements et se voit perturbé par la relation amoureuse qu’entretient l’un d’eux avec une femme. Pourtant, l’aspect bourgeois de l’intrigue est contrebalancé par la folie de leur garde-robe : les différentes fourrures ou peau de lézard que porte Tomas et qui accentuent la part animale du personnage dont vous parliez, la sensualité du peignoir rouge vif de Martin, les robes que porte Agathe qui déplacent son personnage d’institutrice vers un physique de star de cinéma.
La tonalité du film est très réaliste, tandis que son image est très cinématique : j’aime ce contraste et les costumes y participent. La véritable expérience d’un film, c’est le corps, la peau, la forme d’une silhouette, d’un corps de femme au cinéma. Ce sont les obsessions qui ont aimanté ma mise en scène. Les vêtements témoignent d’une forme de richesse, d’aisance financière tout en véhiculant un certain érotisme. Même si l’histoire tourne autour d’un conflit, de douleur, de peine, je voulais que le film soit plaisant à voir, sensuel, joyeux même en un sens. Le plaisir est la chose la plus importante à mes yeux.

Le vôtre ou celui du spectateur ?
Les deux. J’ai pris beaucoup de plaisir à ce tournage, grâce à ma relation avec mes collaborateurs et en particulier avec mes acteurs. Ça a l’air d’être une politesse de dire cela, mais je vous assure que je ne le dis pas de tous mes films ! Franz, Adèle et Ben sont des personnes extraordinaires. Bien que leurs personnages agissent mal, eux ont des personnalités formidables, fascinantes, intéressantes. Je crois que mon plaisir à être sur le plateau se perçoit dans l’image, rejaillit jusque sur le spectateur.

Comment avez-vous amené les acteurs à nourrir leurs personnages de leur propre personnalité ?
Ils sont leurs rôles. Mon processus de travail conduit à cela. Je ne fais pas de répétitions, je n’attends pas des acteurs qu’ils se transforment en jouant. Je construis des personnages avec l’histoire, les dialogues, les costumes, mais au moment où la caméra tourne, je veux laisser à l’acteur l’opportunité d’apparaître comme une personne. Franz a raison, je crois, quand il dit que c’est comme si je cherchais à filmer le transfert de ces trois personnages dans le corps de ces trois acteurs.

Réécrivez-vous les rôles sur le tournage ?
Toujours. J’ai écrit la dernière scène de la traversée de Paris parce que chaque fois que Franz me rejoignait, je le voyais arriver à vélo dans Paris. Dans Love Is Strange je voulais filmer une fille qui fait du skate-board. J’avais casté une actrice dont je pensais qu’elle pourrait apprendre. Mais c’était impossible. Par hasard, j’ai vu une fille dans la rue sur un skate, et c’est elle qui s’est retrouvée dans le film. Je réécris selon ce que je découvre des acteurs, mais aussi selon les décors. En découvrant une magnifique imprimerie dans le 14e arrondissement pendant la préparation du film, j’ai choisi que ce serait le lieu de travail de Martin et c’est ainsi qu’il est devenu artiste.

Dans Passages, l’émotion des scènes passe souvent par la lumière. Je pense en particulier à la scène au café entre Agathe et Martin où un soleil d’hiver entre par la vitre. Comment avez-vous rencontré la cheffe-opératrice québécoise Josée Deshaies avec qui vous travaillez pour la première fois ?
Je suis heureux que cela vous ait touchée. Je pense aussi que la lumière a des sentiments. On ne peut pas la créer de façon arbitraire. Josée Deshaies est la chef opératrice d’Avant que j’oublie de Jacques Nolot qui est un film qui a changé ma vie. Je m’en suis énormément inspiré pour Keep the Lights on en 2012. J’admire beaucoup son travail sur Saint Laurent de Bertrand Bonello également. J’aime aussi sa modestie. Elle ne se met jamais en avant et je crois que cela se sent dans sa façon d’éclairer. Pour moi, l’approche visuelle du film est le film. Cette obsession n’est pas une abstraction. J’ai besoin de m’y préparer très scrupuleusement. J’ai beaucoup pensé à la couleur rouge dans ce film, par exemple. Je crois que ce que nous partageons avec Josée, c’est un intérêt pour le rapport entre l’espace et les corps. J’ai cherché à ce que l’image soit un cube, et non un rectangle plat. Nous avons éclairé l’espace comme un volume.

Le film contient deux scènes de sexe assez crues et très intenses, très peu découpées, l’une entre Agathe et Tomas, l’autre entre Tomas et Martin. Avez-vous travaillé selon une chorégraphie très précise ?
J’étais très impressionné par la façon dont Josée Deshaies a filmé de très belles scènes de sexe dans le film de Jacques Nolot. Elle est très présente et pourtant, elle a une façon de disparaître pour ne pas gêner les acteurs. C’est une qualité rare. Je n’ai pas travaillé avec un coordinateur d’intimité comme cela se fait fréquemment aujourd’hui. Nous avons élaboré les scènes à partir d’une confiance commune. Franz, Ben et Adèle ont été très précis sur ce qu’ils acceptaient de faire si bien que les limites de ces scènes sont les limites énoncées par les acteurs. Il existe toujours un risque quand on écrit ce type de scènes : on ne peut jamais imaginer si les acteurs vont être mal à l’aise avec leurs corps, avec leur partenaire. Ce qui m’intéresse dans ces deux séquences, c’est que grâce à leurs performances, grâce à ce qu’ils donnent tous les trois, les scènes participent totalement à la narration : leur façon de faire l’amour nous raconte des choses très précises sur qui ils sont, quelle est leur relation. Ce sont les scènes improvisées les plus réussies pour moi dans ce film : combien de détails nous livrent les acteurs à travers ces gestes sexuels ! C’est pour cette raison que l’on peut tenir ces scènes dans leur longueur, car elles apportent de la narration, à leur manière.

Certains plans donnent le sentiment que vous avez travaillé comme un peintre : la scène d’amour entre Tomas et Martin est saisissante par la beauté du contraste entre la peau de Ben Whishaw et les draps blancs.
L’équilibre est délicat : je veux que ce soit beau, mais je ne veux pas attirer trop l’attention sur la beauté.

Ce qui est très particulier dans la dramaturgie, c’est qu’elle est faite de ruptures. Vous donnez au spectateur du travail à faire : c’est à lui de remplir les trous du récit.
C’est un équilibre à trouver entre instinct et maîtrise. Je veux désorienter le public, sans lui sembler agressif. Si je veux créer du déséquilibre, c’est parce que toutes les relations humaines sont toujours en risque. Je ne répète pas avec les acteurs. La découverte de leur texte, de leurs interactions au moment de la prise est capturée par la caméra. Je dois beaucoup au roman dans ma sensibilité de construction générale d’un récit. Mon amour de la littérature m’a enseigné ce point d’équilibre qui permet de garder l’attention du public, de donner assez pour créer un climat confortable de confiance, mais aussi de retenir suffisamment pour que vous en attendiez davantage. Même si je trouve cela intéressant dans bien des films qui retiennent presque tout… ça n’est pas ma façon de raconter des histoires. Je reviens à ce que je disais initialement : mon but est que le spectateur prenne du plaisir à voir le film. Ce n’est pas à lui de faire tout le travail.

Chaque scène semble donner un instantané de ce que signifie être en couple, ou ne plus l’être.
L’histoire est spécifiquement construite sur un questionnement simple : qui possède quoi à quel moment ? Que veulent-ils qui ne leur appartient pas, et comment ces choses circulent dans ce trio ? D’un point de vue narratif, c’est ainsi que je comprends cette histoire. La nature autobiographique, personnelle du film réside dans ce que je sais intimement du couple : j’ai déjà rompu, quitté des appartements, rencontré des belles familles, eu des enfants dans des environnements proches de ceux que je filme.

Ce récit qui repose surtout sur des trous à compléter fait penser au cinéma de Maurice Pialat. Comment s’est passée votre collaboration au scénario avec Arlette Langmann qui a été la compagne et scénariste de ce cinéaste que vous admirez ?
C’était merveilleux de travailler avec Arlette Langmann. C’est une grande technicienne : elle répond à ses observations par des propositions extrêmement riches et précises. Elle est dure en affaire… pas d’un point de vue personnel, mais en ce qui concerne l’écriture, elle est d’une rigueur qui ne laisse rien passer. Notre collaboration était particulière parce qu’elle ne parle pas anglais et mon français est approximatif ce qui nous a obligé à travailler avec une tierce personne. Elle est intervenue alors que le scénario était terminé et que le film était en production à Paris. J’avais l’intuition qu’elle comprendrait mieux que personne le personnage d’Agathe. Chaque geste qu’elle invente pour un personnage contient un océan entier. Elle est une femme d’ellipse : elle connaît le pouvoir de ces manques. C’est un mystère pour moi qu’elle soit si peu reconnue. Quand on voit le travail qu’elle a accompli avec Pialat, avec Philippe Garrel, c’est exceptionnel.

Paris n’est pas un simple décor dans Passages : c’est le lieu symbolique de tout un cinéma français que vous connaissez intimement. Avez-vous le sentiment d’être un cinéaste européen né par erreur aux États-Unis ?
Je me sens comme un cinéaste américain élevé par des influences européennes et françaises. Quand je me sens en conflit avec mon propre travail, c’est le cinéma vers lequel je me tourne. J’ai une famille de cinéma français dans la tête avec laquelle je suis en constante discussion. Pour la première scène, je me suis inspiré d’un documentaire sur Pialat qui montre le making of d’une scène de Police que l’on voit dans le documentaire L’Amour existe. Les dialogues viennent directement de là. Avec Josée Deshaies, nous aimions dire que Pialat est « le monstre dans la pièce ». Mon amour du cinéma français m’aide à ne pas résister, à me laisser aller à ce genre de liberté. Je sais que je ne peux pas tuer mes maîtres, que je ne serai jamais meilleur qu’eux, mais je n’ai plus de honte à laisser transparaître mes références dans mes films. Elles ne m’intéressent pas pour avoir l’air cultivé, mais uniquement si elles servent et nourrissent les situations.
Je me suis rendu compte d’une chose étrange, c’est que mes films préférés ont tous été réalisés entre 1979 et 1983, comme Loulou de Pialat, Taxi zum Klo de Frank Ripploh, un merveilleux film allemand très sexy, gay, complètement fou, les films de Ken Loach comme Looks And Smiles. Cette période résonne en moi. Si j’essaie d’en analyser la raison, je crois que c’est parce que cette époque mêlait une forme documentaire proche du photojournalisme à un immense intérêt pour l’image, pour la lumière. La Maman et la putain, ou Mes petites amoureuses de Jean Eustache sont des films qui comprennent les gens et qui comprennent la beauté, le fait que la beauté a de la valeur.

NDA : Remerciements à Alice Monin et au GNCR.


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