Cinéma

David Thion et Marie-Ange Luciani : « On fait un mauvais procès au cinéma d’art et essai »

Critique

Un mois et demi après la Palme d’or reçue par Justine Triet, Marie-Ange Luciani et David Thion nous consacrent un long entretien sur leur travail de producteur, leur collaboration avec la cinéaste, la genèse du film, la polémique qui a fait suite à la cérémonie et, plus largement, comment leurs sociétés respectives, les Films de Pierre et les Films Pelléas, réalisent des films d’auteur dans le contexte actuel.

Anatomie d’une chute est le quatrième long métrage de la réalisatrice Justine Triet qui signe aussi sa deuxième collaboration avec deux producteurs de deux sociétés différentes qui partagent le goût de la fidélité à leurs auteurs et celui d’une ligne exigeante. On doit à David Thion et aux Films Pelléas les films de Danielle Arbid, Axelle Roppert, Serge Bozon ou encore certains films de Mia Hansen-Løve. Avec les Films de Pierre, fondés par Pierre Berger, Marie-Ange Luciani a suivi le travail de Robin Campillo depuis Eastern Boys. En signant un drame policier, Justine Triet remet sur le métier son obsession du couple contemporain, du poids du domestique et de la difficulté pour chacun de maintenir son accomplissement individuel. La mort brutale du mari met sur la place publique des questions intimes et interroge ainsi la frontière entre ce qui se construit à deux et ce que la société fait peser comme rôles implicites dans les liens conjugaux.

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Ce film de procès a aussi donné lieu à un tribunal populaire qui a vivement réagi au discours de la cinéaste au moment de recevoir la Palme d’or. Elle y témoignait d’inquiétudes sur une dérive du pouvoir actuel : glissement autoritaire face aux manifestations contre la réforme des retraites ; tendance récente à remettre en cause l’exception culturelle au profit d’une politique qui favoriserait de plus en plus la rentabilité des œuvres et des structures.

Marie-Ange Luciani et David Thion évoquent leur réaction face à cette polémique, leur joie de voir le film récompensé au Festival de Cannes, leur rôle artistique et financier dans la fabrication du film et leur regard sur les changements qui touchent la production cinématographique suite à la crise du covid et à la place grandissante des plateformes de streaming. RP

Comment avez-vous appris que Anatomie d’une chute avait la Palme d’or ?
Marie-Ange Luciani : Nous avons reçu un texto nous demandant de revenir à Cannes le matin de la cérémonie de clôture à 10h52.
David Thion : Lors des délibérations, le jury du Festival de Cannes se met d’accord en premier sur la Palme d’or, avant de redescendre les différents prix du palmarès. Les lauréats sont prévenus au fur et à mesure.
MAL : Nous avons recoupé les informations pour savoir à quelle heure quelles équipes de films avaient été contactées. Arrivés dans la salle à l’heure de la cérémonie, nous doutions de tout. De toute façon, nous avions oublié tous les éléments glanés dans la journée.
DT : C’est très dur à avoir, une Palme d’or, c’est une chance incroyable et un immense honneur ! La plupart des réalisateurs ou des producteurs très talentueux ne connaissent pas ça dans toute leur carrière ! L’équipe du film qui a regardé la cérémonie à la télé depuis Paris nous a envoyé des vidéos. Voir l’émotion de ces gens qui ont travaillé ensemble, c’était très fort. C’est un bonheur partagé complètement fou.

Sentez-vous un changement depuis cette cérémonie ?
MAL : Le changement est surtout pour la réalisatrice : elle est la troisième femme à obtenir la Palme d’or, elle entre dans l’histoire, elle se place à une hauteur internationale. Pour nous, chaque film est un prototype. Il ne faut pas rêver. J’avais eu le Grand Prix pour 120 battements par minute, ça ne m’a pas empêché de devoir remettre la même énergie dans tous les projets qui ont suivi. Chaque fois que je fais un film, je me dis que c’est le dernier. On ne finance pas un film sur le précédent. Le Pacte et France télévisions ne vont pas nous appeler pour nous proposer carte blanche sur les dix prochains films. Leur confiance est raffermie, c’est certain, mais le travail redémarre toujours à zéro pour chaque film que l’on fabrique. Et si ça n’était pas le cas, on changerait de métier je crois.

David Thion, c’est le deuxième film de Justine Triet que produisent les films Pelléas. Comment vous-êtes vous rencontrés pour Sibyl après le succès de Victoria en 2016 qui était, lui, produit par Ecce films ?
DT : J’ai été contacté par l’agent de Justine qui voulait changer de producteur. Nous nous sommes rencontrés lors d’un déjeuner au cours duquel elle m’a parlé du projet de Sibyl dont le scénario n’était pas encore écrit. Les choses se sont faites dans une relative urgence car Justine souhaitait travailler à nouveau avec Virginie Efira qui avait accepté de tourner dans Benedetta de Paul Verhoeven. Les contraintes de dates de cette production lourde nous obligeaient à faire le film avant ou bien très longtemps après. Une première version de scénario très longue (180 pages) était prête en août 2017 et nous avons commencé à préparer à l’hiver le tournage qui devait se dérouler au printemps suivant. Plusieurs éléments rendaient le film difficile à monter, cher et complexe en matière de calendrier : de nombreux décors, des scènes à Stromboli, des acteurs et actrices très connus. C’est à ce moment-là que nous nous sommes tournés vers les films de Pierre et Marie-Ange Luciani.
MAL : Je savais que Justine cherchait un producteur mais cela nous faisait peur de travailler ensemble parce que nous nous connaissions très bien depuis La Bataille de Solférino. Les films Pelléas se sont tournés vers moi pour compenser un manque d’argent que j’ai comblé, de façon très symbolique, avec du fonds de soutien. Évidemment, une fois que la porte était ouverte, j’ai eu envie de participer pleinement.

Auparavant, les co-productions rassemblaient des producteurs de pays différents pour des tournages qui mettaient en jeu deux nationalités ou plus. Pour quelles raisons les co-productions franco-françaises telles que vous l’évoquez sont-elles de plus en plus fréquentes ?
DT : On en voit de plus en plus en effet. En tant qu’indépendants, nous n’avons pas la surface financière d’un groupe et nous ne sommes pas non plus intégrés dans un groupe, comme Fédération ou Mediawan qui associent dorénavant des producteurs indépendants dans leur structure. Quand les projets sont très lourds, c’est utile d’être à deux sur les montages financiers, mais aussi sur le quotidien. C’est ce que je fais avec Justin Thaurand et les films du Bélier sur Le Temps d’aimer de Katell Quillévéré par exemple, un film de 9 millions d’euros, en costumes. Cette mutualisation des efforts faisait d’ailleurs partie des préconisations du rapport de Dominique Boutonnat en 2019 sur le financement privé de la production et de la distribution.
MAL : Ce système me posait question sur la répartition du travail. En fait, on fait tout à deux. Sur Anatomie d’une chute, nous étions bien au-delà d’une alliance pour se rassurer financièrement. C’était un désir de réalisatrice d’avoir deux producteurs très différents dans leur approche et très complémentaires. Le projet s’y prêtait : c’est l’histoire d’un couple… J’ai appris plein de trucs avec David ! Artistiquement, je pense aussi qu’on est plus courageux à deux. Seuls, on aurait eu peur sur deux ou trois choses. Nous nous sommes convaincus l’un l’autre de l’audace dont ce film avait besoin : sur sa durée notamment…

Justine Triet est justement venue vous voir avec cette demande : « Je veux faire un film long ».
MAL : Son souhait de départ était de faire une série, puis un film long. Sans avoir écrit une seule ligne, elle savait que le film durerait entre 2 heures 30 et 3 heures. Nous avons respecté cela.
DT : En cours de montage, elle revenait parfois sur l’idée initiale : la matière était si foisonnante qu’elle imaginait en faire une série en plus du film. Pour cela, il aurait fallu tout écrire différemment dès le départ, bien sûr.
MAL : … sans compter qu’après 42 longues semaines de montage, la détermination à repartir au travail était moins forte. Mais c’est vrai que les rushes étaient très riches, les acteurs excellents. Des personnages formidables auraient pu être développés, comme celui interprété par Sophie Fillières ou le personnage de Marge joué par Jehnny Beth qui étaient bien plus importants dans le scénario.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées face à ce format, en matière de financement, de coût de tournage et de diffusion ?
MAL : Le scénario faisait 135 pages, Justine a un peu triché sur la police de caractère. D’ordinaire, cela peut faire peur. Justine et son co-scénariste Arthur Harari ont fait un énorme travail d’enquête aux côtés d’un avocat pénaliste qui leur a permis d’être extrêmement précis d’un point de vue technique sur le déroulé d’une mise en examen, d’un procès. Les lecteurs se sont passionnés au point de lire le scénario comme une œuvre littéraire.
DT : C’était un vrai page turner qui suscitait l’enthousiasme des partenaires financiers sollicités et qui déclenchait des débats passionnants chez les lecteurs, notamment sur la culpabilité du personnage de Sandra joué par Sandra Hüller.
MAL : Lorsque l’on a montré la dernière version de 2 heures 30, aucun des partenaires qui avaient pourtant investi des sommes importantes, comme le distributeur ou le vendeur à l’étranger, n’étaient capables de dire quoi couper pour réduire cette durée objective qui pouvait être un frein à l’exploitation. On ne s’ennuie jamais, c’est émouvant… Mathématiquement, un film de cette durée permet de faire 3 à 4 séances par jour, ce qui réduit son potentiel en termes d’entrées. La télévision est également toujours un peu embêtée pour passer des films longs en prime time. Mais comme nous avons été transparents dès le début, ça n’a pas posé tant de problèmes que cela.

Le temps de tournage a-t-il été très important ?
MAL : Justine aurait voulu 50 jours de tournage, nous nous sommes arrêtés sur 45, ce qui est déjà beaucoup. On peut même compter 46, car Arthur Harari a dirigé une équipe B sur quelques scènes. 42 semaines de montage, soit dix mois, c’est un temps hors norme. Robin Campillo est à 40 semaines. Pierre Salvadori fait plus. Le luxe de ces durées est très rare.

Comment avez-vous abordé le fait d’être un couple de producteurs face à une réalisatrice qui a écrit avec son compagnon, Arthur Harari, lui aussi cinéaste ?
MAL : Nous les connaissons bien tous les deux. David a produit le premier long métrage d’Arthur Harari, Diamant noir. Cet échange entre un couple de producteurs et un couple de scénaristes a donné une joute verbale intéressante. On s’est vus beaucoup pendant l’écriture et en plus de leur intimité de couple, le film s’est fait avec toute la documentation très riche accumulée par Justine qui prend des choses partout autour d’elle, mais aussi avec nos propres confidences pendant les sessions de travail. Tout le monde a mis sur la table son expérience. N’importe qui peut s’identifier aux sujets très universels de la dispute centrale : le partage du temps dans le couple, la rivalité. Le film n’est pas sur Arthur Harari et Justine Triet. Ils répétaient souvent que ça n’était pas leur biopic.
DT : Chacun a écrit une version personnelle de la scène de confrontation telle qu’il l’imaginait. Ce que l’on voit dans le film est la version de synthèse née de longues discussions car chacun trouvait que la version de l’autre n’était pas à la hauteur (rires).
MAL : Arthur défendait beaucoup la version du mari, Samuel, en disant que pour qu’on aime ce personnage, il fallait qu’il existe. Il faut qu’il ait une chance d’être compris. Arthur a travaillé cette partition-là. Alors que Justine, travaillait celui de Sandra qui, symboliquement, le tue dans cette scène.

L’intelligence du film est de s’emparer de la question très contemporaine de la violence conjugale. Mais en faisant de la femme la suspecte, on sort de tout film à sujet pour faire face à la complexité de l’architecture du couple.
MAL : L’ambivalence sur le personnage est constante, mais le premier jour de tournage, Justine a dit à l’actrice que son personnage était innocent. Sandra Hüller était très déstabilisée par cette affirmation.
DT : Justine dit que pour elle, Sandra est innocente à 90 %. Les 10 % de trouble, de mystère qui sont restés en elle à l’écriture font que la culpabilité du personnage change selon la personnalité des spectateurs, ce qu’ils ont envie de projeter, les éléments auxquels ils s’accrochent. Chacun a son intime conviction, ce qui a donné des débats passionnés après chaque projection.
MAL : Ce sont souvent les hommes qui croient la femme coupable… Les personnages troubles moralement sont toujours plus intéressants. La tribune, le tribunal, qu’est-ce qu’on juge quand on juge, où est la vérité ? Toutes ces questions sont tellement contemporaines. Sandra est un personnage féministe, autonome, même dans cette dispute. Elle interpelle son mari en lui disant « Emmener des enfants à la crèche, ça t’empêche d’écrire ? Moi, je peux écrire dans n’importe quelles conditions. » Justine est cette femme qui a réalisé quatre longs métrages, qui a fait son deuxième enfant au milieu du troisième. La femme d’aujourd’hui peut faire les deux. La quête d’indépendance de Sandra peut paraître trop moderne à certains, c’est sûr.
DT : Ce qui est fascinant, c’est que la plupart des faits vont contre Sandra à qui Sandra Hüller prête son physique un peu strict et froid en apparence. Malgré ces éléments à charge, elle paraît sincère dans toutes ses explications au cours du procès. Son interprétation très nuancée, très humaine fait que le délibéré des jurés paraît crédible même aux spectateurs qui n’ont pas la même intime conviction.
MAL : Julien Sicart, l’ingénieur du son, était épaté par les nuances qu’elle proposait d’une prise à l’autre. Elle est un stradivarius incroyablement réglé. Avec David et Justine, nous avons vu à Cannes The Zone Of Interest, le film de Jonathan Glazer dans lequel elle joue la femme du Commandant du camp d’Auschwitz. Nous étions subjugués. On dirait qu’elle habite le corps de quelqu’un d’autre. À quoi elle répond que c’est du mimétisme avec le corps de sa grand-mère, Allemande de l’Est des années 30, dont elle a copié la façon étrange de marcher, de manger.

Justine Triet a écrit le rôle de Sandra en pensant à cette comédienne qu’en France nous avons découverte dans Toni Erdmann de Maren Ade en 2016. Elle joue le rôle d’une Allemande qui parle anglais avec son mari français. Cet écart entre les langues souligne que la parole n’est toujours qu’une mauvaise traduction de notre pensée. Tourner à moitié en anglais était-il un handicap ou un avantage ?
DT : Cette langue s’est imposée assez vite. Justine voulait offrir un rôle à la mesure de son talent à Sandra qui jouait déjà dans quelques scènes de Sibyl. Or, pour bénéficier des aides du CNC, le film doit être majoritairement en langue française.
MAL : Justine s’est un peu affranchie de cela. Elle a fait le film comme elle l’entendait et de notre côté, dans les bureaux, ce sont les assistants et les chargés de production qui, avec un chronomètre, ont revu des dizaines de fois le film pour évaluer précisément la part des deux langues. Le sous-titrage n’est pas ce qui plaît le plus aux diffuseurs télé, c’est certain. Mais la langue y est effectivement un enjeu dramaturgique important.
DT : D’autant qu’on commence avec beaucoup d’anglais parlé par des acteurs, comme Swann Arlaud, qui ont un fort accent français. L’idée de départ était que Sandra parlait beaucoup en anglais au début puis, après une ellipse d’un an, on comprend qu’elle a perfectionné son français en vue du procès. En français, le phrasé de Sandra Hüller était moins fluide, son débit ralenti. En anglais, elle exprimait davantage de nuances et Justine était très à l’aise pour la diriger dans cette langue.
MAL : MK2 qui s’occupe des ventes internationales a constaté à quel point, pour le marché étranger, il s’agissait d’un avantage.

Quels étaient votre stratégie et votre calendrier pour les ventes internationales ? Aux États-Unis, c’est par exemple Neon, qui a distribué Triangle Of Sadness l’an dernier, qui va diffuser le film en salles. Avez-vous attendu le palmarès pour faire grimper les enchères ?
MAL : Dès le Festival de Berlin au mois de février et sur la base du scénario et d’un petit extrait, nous avons prévendu à l’Espagne, à l’Italie, à la Belgique en sentant un fort engouement pour le film. MK2 a freiné afin d’attendre la sélection cannoise et le possible palmarès.
DT : Avant la projection officielle du Festival de Cannes, le film a été montré au Marché. Nous avons senti le désir monter très fort chez les acheteurs de tous les pays. Tout cela s’est joué en deux ou trois jours pendant lesquels MK2 a vendu au monde entier avec sur certains territoires des surenchères entre quatre ou cinq distributeurs qui se disputaient le film. Les prix sont parfois montés à des niveaux très très élevés. Dans les contrats de vente sont prévus ce qu’on appelle des bumpers qui s’activent en cas de présence au palmarès et qui sont plus ou moins élevés selon le prix reçu. Pour le vendeur, le palmarès est un enjeu important qui est anticipé dès la signature.
MAL : Ça n’était évidemment pas dans les mêmes proportions, mais Victoria avait déjà bien marché dans plein de pays. Anatomie d’une chute s’ouvre au monde avec le Japon ou la Chine, par exemple. Nous allons accompagner le film dans de nombreux festivals internationaux pour être en lien avec les distributeurs sur place. Il est important de passer notamment par Telluride, Toronto et New-York pour faire campagne pour que le film représente la France aux prochains Oscars.

Le film était-il prêt longtemps avant le Festival ? À quel moment l’avez-vous montré à Thierry Frémaux et son équipe ?
MAL :
Le film a été terminé le 5 mai. Nous avions auparavant montré une copie de travail non mixée et non étalonnée aux sélectionneurs la semaine du 20 mars. La Quinzaine des cinéastes souhaitait vraiment le voir. Nous avons été très honnêtes avec Julien Rejl, son Délégué général sur la stratégie de compétition officielle poursuivie par le vendeur et le distributeur. Le film pouvait être éligible à des prix en scénario, en interprétation ou mise en scène. Même si la dernière semaine avant la conférence de presse au cours de laquelle Thierry Frémaux annonce les films sélectionnés, on se demande toujours si on n’a pas fait une erreur. On connaît le résultat seulement la veille de l’annonce, à minuit. On a pris le risque parce que Nathanaël Karmitz chez MK2 et Jean Labadie au Pacte avaient la même confiance que nous dans le film depuis l’accueil favorable de son scénario au festival de Berlin. Souvent, quand on a la Palme, le réveil est terrible le lendemain matin
DT : Après une nuit d’euphorie, on ouvre Libération et on lit des titres comme « Quelle erreur ! » ou dans Télérama « Ça n’est pas notre Palme » …
MAL : Ça n’a pas été notre cas. En lisant « On se pâme pour la Palme », nous étions rassurés ! Beaucoup de cinéastes qui voient le film disent qu’il fait du bien au cinéma français. Sans doute parce qu’il a une singularité dans le format, dans l’interprétation, dans le déroulé, qui est un peu inattendue. C’est un film d’auteur avec une exigence artistique mais qui va toucher le grand public.
DT : On sent dans les retours de la presse que le film touche très largement, quelle que soit la sensibilité des journalistes. Ça plaît aux Cahiers du cinéma et Positif aussi bien qu’à Gala ou Le Figaro.

On lit beaucoup ces dernières semaines que la fréquentation au cinéma reprend pour atteindre à nouveau le niveau pré-Covid-19. Mais ce chiffre encourageant masque aussi une disparité qui s’est très fortement intensifiée avec la crise, entre d’un côté des films grands publics ou que l’on qualifie « d’art et essai porteurs » et de l’autre des films d’auteur.
MAL : Le paysage s’est polarisé entre deux typologies de cinéma, c’est certain, avec un cinéma d’auteur qui a du mal à marcher, qui a du mal à tenir la salle.

Ne pourrait-on pas dire à l’inverse, que ce sont les salles qui ont du mal à tenir les films ?
DT : On mesure l’accélération d’un phénomène qui était déjà à l’œuvre et qui est assez frappant. Auparavant, si on s’intéresse à la catégorie du cinéma d’auteur, il y avait des succès, des films aux résultats corrects et des échecs en salles. On pouvait évaluer à 30-40 % les films qui connaissaient un résultat honorable. Cette masse de film conséquente s’est énormément réduite. Ces films-là pour beaucoup sont venus alimenter ce qui était considéré comme des ratés. Ce qui fait que le métier de distributeur est devenu beaucoup plus risqué. Pour un succès, on connaît beaucoup d’échecs. Il est devenu bien plus difficile d’équilibrer les résultats. Certains films attirent la lumière, et d’autres, même s’ils sont très bons, ne trouvent pas du tout de public, pour plein de raisons. L’époque anxiogène dans laquelle nous vivons rend certains films plus durs à aller voir.
MAL : Quoi qu’on en dise, l’exigence du spectateur s’est déplacée avec l’arrivée de l’offre des plateformes. Je le dis sans jugement. Le prix du ticket de cinéma étant à peu près équivalent à un mois d’abonnement – même s’il existe des cartes – une famille de quatre personnes qui va au cinéma, c’est un coût important et le choix de où on met son argent est moins évident aujourd’hui. Cela influence les entrées d’un cinéma de recherche qui a du mal à revenir de la crise. On continue quelque chose que Pascale Ferran racontait très bien avec le rapport du Club des 13 intitulé « Le Milieu n’est plus un pont mais une faille ». En 2008, elle avait fait un discours en ce sens aux César devant Alain Resnais qui était le patron de ce cinéma : avec des budgets entre 4 et 7 millions d’euros, il faisait des entrées sans céder sur une exigence artistique. Pascale Ferran disait déjà il y a quinze ans que ce cinéma s’effondrait et que cela allait renverser tout le système : c’est ce que nous vivons en ce moment. Le film de Justine est typiquement un film du milieu qui fonctionne et qui se finance.

Le discours de la cinéaste à la réception de son prix évoquait ces questions et a provoqué une vive polémique, bien au-delà du milieu du cinéma.
MAL : Comme nous l’avons déjà évoqué dans « On aura tout vu », l’émission de Christine Masson et Laurent Delmas sur France Inter, notre étonnement est que la première partie du discours contre la réforme des retraites ait été totalement effacée. Elle énonce pourtant une vérité absolue : 90 % des Français sont opposés à cette réforme. Justine a participé à la contestation en manifestant, ce que j’ai fait aussi, ainsi que David.

Beaucoup de réactions en ont fait état mais en reprochant à une artiste de se mêler de questions politiques qui ne la concernent pas.
MAL : Ça c’est une nouveauté : aujourd’hui, les intellectuels devraient prendre le prix, dire merci et s’en aller ? De tout temps, les intellectuels ont été les premiers à soutenir des révolutions politiques. Au moment de Mai 68, Jean-Luc Godard ou François Truffaut ont pris des positions très fermes et très fortes en faveur du mouvement ouvrier. C’est fou d’entendre de telles choses. Sur la méthodologie, je trouve dommage que la ministre tweete depuis Paris quelques minutes après le discours sans même avoir vu le film. Peut-être s’est-elle sentie attaquée, mais c’est qu’elle a mal compris le discours. Justine ne dit rien d’autre que « Je suis l’enfant de l’exception culturelle et je m’inquiète de son affaiblissement. » Nous avons les preuves qu’une politique est menée qui n’est pas uniquement en faveur de l’exception culturelle. Cela fait plusieurs années que nous allumons des warnings à ce sujet. Cela n’a rien de polémique ! C’est cette inquiétude qu’a pointé Justine dans son discours et je ne vois pas ce que cela a de véhément. Ce discours de désinformation de toute une sphère radicale a commencé à contaminer le gouvernement de façon problématique avec les propos de Roselyne Bachelot pendant le Covid-19. À une tribune des intermittents qui s’inquiétaient de ne pas voir leurs droits au chômage renouvelés en raison de la fermeture des lieux culturels, la ministre avait répondu : « Nous n’en pouvons plus de ces enfants gâtés ». Cette polémique permet au moins de remettre cartes sur table : c’est quoi l’exception culturelle ? Comment on finance nos films ? Comment le CNC s’auto-gère à partir des taxes sur les tickets de cinéma ? Comment l’argent se répartit ? Comment on le rembourse ? Pourquoi les producteurs et réalisateurs ne vivent pas de subventions ? Le système actuel est vertueux et si un film marche, nous remboursons les aides. Quand un film ne fonctionne pas, son échec est compensé par le film d’à côté qui lui a plus de succès. Justine a réalisé La Bataille de Solférino en 20 jours avec un budget de 200 000€ et a fait 29 000 entrées avant que son deuxième long métrage, Victoria, ne s’amortisse avec ses 650 000 entrées et ne rembourse toutes ses aides publiques et privées.

DT : Justine a écrit ce discours sans imaginer l’ampleur que lui donnerait une Palme d’or. Elle imaginait au mieux avoir le Grand Prix, ce qui n’aurait pas du tout eu le même impact. La ministre de la Culture politise la chose. Elle veut sans doute reprendre le principe de réponse impromptue qu’elle a déjà utilisé lors de la Cérémonie des Molières en prenant la parole pour répondre à deux techniciens de la CGT critiquant la réforme des retraites. Sauf que ça n’est pas une technicienne militante qui est en train de prendre la parole, c’est une artiste qui vient de recevoir la Palme d’or. La ministre n’est pas sans ignorer les conséquences que cette réaction va avoir. Justine s’est retrouvée sur le banc des accusés dans les jours qui ont suivi avec des éditos très violents dans Le Point, dans L’Express. La profession, à travers des communiqués de l’ARP (Société civile des auteurs, réalisateurs, producteurs), du SPI (Syndicat des producteurs indépendants), de l’UPC (Union des producteurs de cinéma) de la SRF (Société des réalisateurs de films), de l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) etc. a défendu le discours de Justine. Ces organisations ont souligné que la réalisatrice avait rappelé tout ce qu’elle devait au système français d’exception culturelle tout en pointant du doigt des motifs très légitimes d’inquiétude. Le système de financement actuel a été mis en place à partir de 1946. Il a évolué au cours des différentes périodes en se dotant de nouveautés comme l’apparition des SOFICA, les obligations d’investissements des chaînes de télé, et plus récemment le crédit d’impôt. Les innovations successives se sont faites en réaction à des menaces nouvelles qui apparaissaient ou pour développer le système qui s’est construit progressivement entre l’après-guerre et le début des années 2000. Mais depuis le crédit d’impôt, le système n’a pas connu de vrai changement majeur et le décret SMAD (Service des médias à la demande) de 2021 bénéficie surtout à l’audiovisuel et de manière marginale au cinéma pour l’instant.

Alors que le cinéma a pourtant rencontré un bouleversement conséquent dans sa diffusion avec l’arrivée du numérique et du nouvel acteur très puissant que sont les plateformes.
DT : Le rapport Boutonnat de 2019 véhicule une pensée essentiellement tournée vers l’outil industriel, la rentabilité. Il y est beaucoup question de produits, d’actifs, de comment développer les champions nationaux, comment restructurer le secteur pour le rendre rentable auprès de potentiels investisseurs privés.

Cela rejoint l’idée qui s’insinue assez fortement depuis quelques années que trop de films seraient produits en France.
DT : Oui, selon ce discours, ce serait dans les films d’art et essai qu’il faudrait faire le ménage. Dans la réalité, de nombreux exemples de films dits « de marché » (avec un véritable profil commercial sur le papier) sont très déficitaires lors de leur exploitation en salles car leur point mort se situe à un niveau d’entrée très élevé. Sans parler de toute une sous-catégorie de films produits dans une perspective privilégiant avant tout la diffusion télévisuelle mais qui n’intéressent pas grand-monde en salles, ni à l’étranger. C’est un mauvais procès qui est fait au cinéma d’art et essai ! Lorsque la ministre de la Culture est intervenue dans l’émission « Quotidien » sur TMC elle a mis en avant deux arguments : le secteur a été fortement soutenu par l’État pendant la crise du Covid-19. Mais elle ne précise pas que tous les secteurs d’activité à l’arrêt l’ont été de la même façon. Il ne s’agit pas d’une faveur faite à la culture ou au cinéma. Elle évoque ensuite le grand plan France 2030 : il faut bien se rendre compte qu’il s’agit d’un plan de réindustrialisation du secteur pour construire des plateaux de tournage, des studios de post-production, etc. qui vont avant tout bénéficier aux séries étrangères. Il ne s’agit pas d’investissement dans la création. Et le reste de l’enveloppe va être fléché vers la formation avec le risque de voir fleurir dans les années à venir des tas d’organismes de formation plus ou moins sérieux.
MAL : Dominique Boutonnat a été nommé Président du CNC en 2019 pour mettre en place les préconisations de son rapport. Son discours d’investiture est très clair : il y a annoncé la création de studios sur le modèle anglo-saxon. À quoi servent les studios, à part à faire travailler en grande partie les plateformes ? Les films que je produis ne se font jamais en studio, toujours en décors réels. Il y a clairement une volonté d’audio-visualiser le secteur. L’Angleterre qui a fait ce choix n’a presque plus de création cinématographique mais connaît le plein emploi dans l’audiovisuel. Pourquoi pas, mais la question reste : est-ce la politique culturelle que nous souhaitons ? Pourquoi un secteur contre un autre ? Les deux ne peuvent-ils pas coexister ? Une autre décision politique préoccupante est la suppression de la redevance audiovisuelle qui enlève de l’autonomie à un grand groupe comme France télévisions. Emmanuel Macron a voté ce budget pour quatre ans je crois, mais il n’y aura pas de retour en arrière. Que changera une telle décision dans la ligne éditoriale du service public avec une autre gouvernance ? Si Marine Le Pen était élue, que se passerait-il maintenant que le gouvernement décide seul de l’enveloppe attribuée au service public, qui auparavant s’appuyait en partie sur l’argent prélevé par la redevance ? Ce sont des questions qui concernent directement la liberté d’expression en donnant au gouvernement en place la main sur quel type de cinéma on finance, et lequel on diffuse. Même combat pour le CNC : Bercy est très attentif aux quelques 680 millions d’euros qui en remplissent les caisses mais avec une arrière-pensée qui inquiète.

Le récent rapport du Sénateur Roger Karoutchi préconise en effet que les taxes sur le cinéma soient transférées à Bercy et non plus gérées directement par le CNC.
DT : Cette remise en cause de l’autonomie financière du CNC serait une très mauvaise nouvelle. La gestion reviendrait alors au bon vouloir du politique. Il suffit de regarder ce qui se passe actuellement en Italie pour mesurer le risque que cela implique. L’indépendance permet une gestion très saine. Lorsque le CNC a généré des profits il y a quelques années, le gouvernement a prélevé 5 % sur son budget. C’est un système très vertueux.
MAL : LA chaîne Canal+ investit 220 millions d’euros dans le cinéma et une clause de diversité négociée par les organisations syndicales permet aujourd’hui au cinéma d’auteur d’exister. France télévisions, de son côté, investit 60 millions. L’investissement de Netflix représente lui 35 millions d’euros. La proportion n’est pas du tout la même. Canal+ est la chaîne qui permet aujourd’hui au cinéma d’auteur d’exister. Je sais que je divise en disant cela.

Une conséquence de l’émergence des plateformes dont on parle moins est la pénurie de techniciens qu’engendre la production massive de séries. Ressentez-vous cette forme de concurrence ?
MAL : On commence à la sentir sur certains postes en effet. Nous avons connu une pénurie d’administrateurs de production que nous avions totalement prédite. Le tournage d’une série à gros budget en réquisitionne 30 ou 40 pendant six mois. J’ai tourné L’Ile rouge juste après le Covid-19, au moment où la production de série a repris d’un coup. Pour l’administration de production, j’ai appelé 50 personnes qui n’étaient pas disponibles. Le film était lourd avec un tournage à l’étranger : j’ai fini par me tourner vers une retraitée qui ne travaillait plus depuis sept ans. Les décors coûtent plus cher aussi, en particulier à Paris, où la concurrence fait grimper les prix. Je consomme de la série, je ne suis pas hostile à ce format. Je me réjouis à l’idée que cela crée de l’emploi, de la formation, de l’intérêt d’une génération pour l’audiovisuel. Les deux peuvent exister, mais pour cela, il faut une politique culturelle qui le permette en prenant des décisions fortes. Nous nous devons d’être très vigilant sur notre possibilité de continuer à créer les films que nous produisons : Justine Triet est la preuve que cela vaut le coup.

DT : Nous sommes également confrontés à de l’inflation. Nous faisons face à une stagnation voire une régression du financement total disponible pour le cinéma alors que les films coûtent de plus en plus cher à fabriquer. À quoi s’ajoute depuis quelques années le retour des films à très très gros budget comme Astérix et l’Empire du milieu de Guillaume Canet qui a coûté 65 millions d’euros, le diptyque Les Trois mousquetaires de Martin Bourboulon ou le projet de Gilles Lellouche, L’Amour ouf qui ont tous des budgets avoisinant les 30 millions. Ces films-là se financent sur l’enveloppe totale allouée au cinéma dont ils consomment une part non négligeable. Mécaniquement, cela laisse une part moindre pour tous les autres. Des accords de diversité en fonction de niveaux de budgets sont certes respectés. Mais il existe aussi des films dits de marché voire des films de genre qui se fabriquent pour pas trop cher et qui grignotent ainsi sur l’enveloppe de la diversité. Même du côté de France télévisions, on sent un besoin de préacheter des films qui vont avoir une forte audience, donc le groupe se bat davantage pour aller sur des films qui auparavant auraient été préachetés par TF1 ou M6. On sent également que les formes de narration que l’on voit dans les séries influent sur la façon dont les films sont perçus. Une impatience nouvelle apparaît. Quand on monte des projets, on nous renvoie un peu plus qu’avant à une conception de la dramaturgie privilégiant un enchaînement des péripéties, une certaine idée du rythme, etc. Nos interlocuteurs sont certes très ouverts d’esprit et comprennent les projets que nous portons, mais c’est un infléchissement général que nous ressentons. L’inquiétude est légitime. Ça n’est pas celle de quelques personnes : les distributeurs, les techniciens, les réalisateurs, les exploitants la partagent…

MAL : Une partie du cinéma est financée par le service public selon une méthode d’emprunt / remboursement, mais la crise du Covid-19 a mis en exergue plus généralement la crise profonde du service public, les hôpitaux en première ligne. La politique d’Emmanuel Macron est une politique d’entreprenariat qui va dans le sens de la privatisation des choses. Ce n’est pas de la paranoïa de notre part. Dans l’appel aux États généraux du cinéma lancé il y a quelques mois, on trouvait, parmi les quelques 1 500 professionnels qui ont signé, des gens d’horizons extrêmement différents. Mais nous partagions la même inquiétude face à ce glissement. J’ai toujours été favorable au dialogue pour changer les choses, mais la réforme des retraites nous montre bien que ce gouvernement est plutôt dans une attitude de rupture. Nous avons l’un des plus grands parcs de salles au monde avec la Corée. Nous avons un lourd impact à l’étranger. Ce serait dommage de ne pas écouter nos inquiétudes.

DT : Ce cinéma d’auteur est celui qui rayonne le plus à l’international, qui voyage, qui représente la France. Il ne faut jamais négliger le capital symbolique de ces œuvres et pour certaines d’entre elles leur capacité à s’inscrire dans un temps long comme les films de Jean Eustache, actuellement distribués à nouveau en salles avec un certain succès.

Anatomie d’une chute, film de Justine Triet, sortira au cinéma le 23 août 2023.


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