Musique

Marina Rosenfeld : « On conçoit une œuvre comme une série de négociations »

Philosophe et écrivain

L’art sonore de Marina Rosenfeld, qui n’érige pas de barrière stricte entre la musique et sa dimension matérielle, lui a permis de développer différentes pratiques au fil du temps. Depuis 1993, elle a ainsi multiplié les performances, les installations ou les partitions aux États-Unis. Le Festival Musica accueille à Strasbourg deux de ses œuvres les plus récentes, My Body et A lesser privacy, interprétées par l’ensemble Contrechamps.

Compositrice, turntablist, artiste sonore et visuelle, sculptrice de dubplates, photographe, Marina Rosenfeld est tout cela et bien d’autres choses encore. Basée à New York où elle enseigne – au Brooklyn College – elle est encore peu connue en France malgré une exposition chez Radicants à Paris au printemps dernier. Après un premier concert en 2020, le Festival Musica de Strasbourg fera entendre le 21 septembre prochain deux de ses œuvres les plus récentes, My Body et A lesser privacy, interprétées par l’ensemble Contrechamps. Elle est également l’invitée de la Biennale Son de Sion, dans le Valais suisse, où elle présentera le 26 octobre une version inédite de Deathstar, œuvre aux multiples ramifications. BG

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Vous êtes indéniablement une artiste sonore même si le son n’est pas toujours votre matériau premier ou principal. Nous avons fêté cette année les trente ans de The Sheer Frost Orchestra, une performance musicale pour 17 femmes amateures que vous avez créée alors que vous étiez encore étudiante au California Institute of the Arts et qui a été depuis souvent reprise. Dans cette œuvre, les sons importent en effet moins que le long travail préparatoire qui permet à ces femmes de former l’orchestre singulier qu’on entend performer (chacune doit jouer d’une guitare électrique posée sur le sol avec un flacon de vernis à ongles). Moins le son donc que les conditions sociales et matérielles de sa production et de sa diffusion : les corps qui l’émettent, les lieux dans lesquels il résonne, les dispositifs de sa captation et de sa projection, etc. La question ne serait pas : Qu’est-ce qu’un son ? mais À quoi vous servent-ils ? Que vous permettent-ils de révéler ?
Tout d’abord, je ferais une distinction entre The Sheer Frost Orchestra et les œuvres ultérieures. Il s’agit vraiment d’une « œuvre précoce » dans la mesure où elle s’attaque à un problème immédiat : quelle nouvelle formation puis-je mettre en place pour libérer la musique de toutes ces hiérarchies dont j’ai hérité, notamment celle qui concerne la place des femmes au sein des orchestres classiques ? Une autre façon de le dire serait : à quoi ressemblera la musique qui résultera d’une mise en scène radicale et consciente ? Au fur et à mesure que mon travail a évolué au fil des décennies, je n’ai pas tout à fait conservé cette attitude – « tout ce qui doit arriver arrive » – en ce qui concerne le son. Je me soucie beaucoup des sons et du résultat des structures et des opérations que je mets en place, même si je suis toujours heureuse de faire des découvertes imprévues et de permettre aux interventions des musiciens, des architectures, de la médiation technologique, etc. d’être surprenantes ou même, dans le cas, par exemple, du pianiste Marino Formenti, qui entreprendra une performance de 48 heures de Deathstar en octobre, d’être révélatrices.

Deathstar (2017-2023) est un bon exemple de ce va-et-vient que vous composez entre art sonore et musique, espace et son, dispositif de captation-diffusion et instruments (en l’occurrence piano et ensemble). Moins une œuvre qu’un processus. Pouvez-vous revenir sur ce travail au long cours ?
Deathstar est née initialement comme une réponse à l’architecture et à l’histoire du Portikus, un musée d’art contemporain situé à Francfort et dont l’espace est très singulier. Lors d’une visite du site en 2016, je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de distorsion à l’intérieur et une résonance vraiment indisciplinée, qui semblait différente selon les fréquences. C’était comme une invitation à poser la question au lieu lui-même. J’ai entrepris de récupérer toutes les informations que je pouvais – qui n’étaient pas nombreuses – sur un appareil avec lequel j’avais joué des années auparavant, surnommé « Deathstar » (« l’Étoile de la mort »). Un dispositif inventé au sein des légendaires (dans mon domaine) laboratoires Bell mais sur lequel les recherches avaient été abandonnés. Il s’agit d’un agencement en forme de sphère de plusieurs microphones de manière à reproduire non seulement les sons mais leur présence dans l’espace. L’idée, qui était vraiment à la mode dans les années 1990, ma période de formation, était la « hi-fi », des appareils audios ayant la plus haute fidélité possible. Dans ce cas, il s’agissait de capturer des espaces tridimensionnels, mais d’une manière très formelle, euclidienne et hyper normalisée, contre laquelle je me suis toujours rebellé. J’ai pensé qu’il serait intéressant de mettre cet appareil ou un fac-similé de cet appareil au service d’une autre forme d’écoute, décentrée, instable, plus en rapport avec mon éthique, si l’on peut dire, en tant qu’artiste essayant à bien des égards de défaire les relations formelles fixes entre la technologie et la musique, entre le regard et l’écoute, entre les fixations mathématiques ou « scientistiques » (si c’est un mot) dans le monde du son et des effets mesurables et reproductibles…
Mais, la même année (2017), j’avais aussi cette invitation d’un grand festival de musique allemand (les Donaueschinger Musiktage) en tant que compositrice… donc il y avait cette autre possibilité étonnante, qui était de relier ces deux installations-performances. Les sons que j’ai fait circuler à Portikus et que j’ai réécoutés encore et encore alors qu’ils se déformaient et se transformaient à travers ma sculpture microphonique Deathstar… ces sons sont finalement devenus un ensemble de partitions, une sorte de notation excentrique qui tentait de re-musicaliser, si vous voulez, les distorsions produites par le site et ses visiteurs. Deathstar Orchestration – une tentative de notation de ces événements sonores, cette fois pour un petit orchestre – a été jouée par l’Ensemble MusikFabrik plus tard dans l’année, avec le fantastique pianiste Marino Formenti, qui s’était également produit à la fin de l’exposition Portikus. Ces partitions ont servi de base à plusieurs autres variations ou expériences, dont celle qui sera présentée à la Biennale Son de Sion cet automne et qui consistera en une performance de 48 heures pour piano Disklavier.

J’aimerais revenir sur le moment, ou la période, où, de musicienne et potentiellement compositrice, vous avez décidé de devenir artiste sonore. Si vos premières œuvres empruntent à la musique et à ses codes, elles en détournent radicalement les enjeux et les formes. Qu’est-ce qui a motivé cette bifurcation ?
Je me suis sentie aliénée à mes débuts, surtout en tant que jeune femme dans la musique, et j’ai trouvé des moyens de manifester cela dans certains de mes choix. Mon saint patron Groucho Marx est celui qui a dit : « Je ne voudrais jamais faire partie d’un club qui accepterai de m’avoir pour membre… » Je pense que j’ai résisté de la même manière au fait d’être ou de ne pas être compositrice. Il en va de même pour « artiste sonore », une expression qui, à bien des égards, cherche un concept, pour citer Benjamin Piekut. Un journaliste du New York Times est venu assister à l’un de mes premiers concerts à New York, une performance de The Sheer Frost Orchestra à la Greene Naftali Gallery en 1997. Je me souviens avoir été très mortifiée qu’il imprime ma réponse à sa question « Mais est-ce de la musique ? » Je crois que j’ai répondu quelque chose comme « Appelons cela de l’art, puisque cela ne veut rien dire ».  Je sais que je voulais dire que le terme « musique » n’était pas encore assez élastique ou étendu pour inclure ce que je voulais en faire, que c’était en quelque sorte le travail que j’allais entreprendre. Peut-être cette nuance est-elle un peu plus lisible aujourd’hui.

Art voulait dire, peut-être, modifier les conditions initiales : faire jouer de la guitare électrique à des femmes amateures, faire chanter Lontano de Ligeti à des adolescents (Teenage Lontano) ou fabriquer un orchestre hybride, composé de militaires et de musiciens expérimentaux (Free Exercice). Une série de déplacements : de genre, de milieu social, de forme de vie. Y avait-il dans ces œuvres, pour vous, quelque chose de politique ?
Oui, chacun de ces projets part d’une expérience de pensée – une sorte de « et si » – et la met en œuvre dans des conditions réelles. Je pense que j’ai réalisé à un moment donné que ce qui était intéressant, c’était de mettre en place des conditions parfois très extrêmes, mais aussi de se demander quel type de résultat en termes de son, de spectacle, d’expérience, allait en résulter. Ces œuvres en particulier sont des moments où j’ai vraiment exercé une forte pression sur les conditions préalables au travail – des conditions qui sont en dehors de la zone esthétique, comme la question de savoir si quelqu’un est un civil ou une personne enrôlée, une musicienne amateure ou professionnelle, etc. – mais aussi en essayant de faire quelque chose de sérieux à travers cet objectif… Et vous savez, je m’intéresse aussi aux résultats, pas seulement aux conditions préalables. Mais c’est l’un des aspects fascinants de la formation musicale, je pense – on conçoit une œuvre, qu’il s’agisse de musique ou de quelque chose de proche de la musique, comme une série de négociations.

Le fait d’être artiste sonore – d’avoir ce rapport non strictement musical au son – vous a permis de multiplier les pratiques au cours des années : performances, installations, partitions mais aussi dessin et sculpture. Une de ces pratiques vous accompagne depuis les années 1990, celle du dubplate, ces disques acétates qu’on pressait avant les vinyles pour tester un morceau et, le cas échéant, l’envoyer aux radios et aux sound-systems. Ces dubplates sont au cœur de My Body, une œuvre récente (2019) qui sera jouée par l’ensemble Contrechamps le 21 septembre 2023 dans le cadre du Festival Musica. Pourriez-vous revenir sur cette pratique ancienne ? En quoi ces dubplates sont-ils, d’une certaine manière, reliés à « votre corps » ?
En fait, je ne dirais pas que j’ai une relation strictement non musicale avec le son, je n’arrive pas à concevoir comment on peut ériger une barrière aussi stricte. Cela dit, il y a tellement de choses intéressantes à propos des dubplates en dehors de leur rôle de contenant pour la musique enregistrée, l’une d’entre elles étant leur instabilité, une autre étant leur tactilité, leur douceur, et le type d’immédiateté qu’ils offrent, qui a été une révélation quand je les ai rencontrés pour la première fois dans les années 1990 : vous pouviez passer d’une nouvelle composition ou d’un nouvel arrangement en studio, à la découpe de cet objet singulier en temps réel sur un tour par un gars que vous connaissiez, à la diffusion dans un site quelconque, souvent clandestin. Tout cela pouvait se produire en 24 heures, ce qui est très court dans le monde de la production audio. L’immédiateté et la physicalité de la chose, les transformations subtiles du timbre qui se produisent lorsque les sons se déplacent dans l’espace de ce type d’inscription, le fait de rendre public ce qui est privé… Ce sont toutes des choses qui, pour moi, sont également des expériences du corps. Ainsi, My body, bien que ce titre soit quelque peu ironique, était également destiné à évoquer ces relations. Et aussi l’idée qu’un compositeur pourrait s’offrir – sa façon idiosyncrasique ou personnelle d’entendre et d’être dans le monde, cette vulnérabilité et ce défi, d’une certaine manière – aux musiciens, comme une sorte de définition alternative de ce que la composition musicale pourrait être.

Le concept de relation est omniprésent dans votre travail. Mais il semble qu’il ait pris une autre forme avec vos installations (de Cannons à Partials). Relation entre les différents médias que vous exposez – sons, dessin, sculpture, photographie – et dont le rapport est pour le moins dissonant. Relation aussi avec les visiteurs dont la présence, captée par des microphones, imprègne l’espace. Relation enfin de l’œuvre avec elle-même, à laquelle on pourrait appliquer le terme de feedback. Quel sens donnez-vous à ce mot de « relation » ? Pourrait-on dit que votre travail généralise la technique du feedback (si présente dans l’art sonore, de Max Neuhaus à Alvin Lucier et Maryanne Amacher) ?
Cette idée est intéressante et il faudrait que j’y réfléchisse. Le feedback lui-même est un phénomène aux propriétés générales, n’est-ce pas ? On peut l’extraire d’une situation à l’aide de stratégies cohérentes, mais le résultat sonore réel sera toujours contingent. C’est ce que j’aime dans ces œuvres. En tant que technique ou phénomène auditif, le feedback n’a rien de spécial, c’est une donnée parmi d’autres, mais quand on le déploie dans un espace et avec des outils spécifiques, il peut être très surprenant dans ses effets, même dans le registre psychologique, où l’état d’être légèrement suramplifié, de s’entendre avec un léger retard, peut ressembler à une sorte de surveillance, ou au contact avec une sorte de brutalité inattendue dont les effets, difficilement mesurables, sont inquiétants. Dans Partials (2021), les sculptures installées dans l’espace de la galerie Miguel Abreu à New York supportaient des microphones qui créaient un espace récursif d’échos et de traces, les sons captés étant diffusés après traitement dans des haut-parleurs. Il s’agissait de redoubler le lieu de sa propre présence et de celles qui le traversaient, sans qu’on puisse savoir à l’avance ce qu’on allait précisément entendre.

Les sons importent semble-t-il moins que les dispositifs ou systèmes dans lesquels ils sont pris et qui ne sont pas toujours sonores (je pense par exemple à White Lines, une installation audio-visuelle dans laquelle les vidéos pouvaient jouer le rôle de partitions pour des interprètes-improvisateurs potentiels). Est-ce ainsi que naissent les œuvres ? Quand quelque chose commence à faire système ?
Je pense que dans certaines de mes œuvres, tout est centré sur la production des sons, qui est alors complètement maîtrisée, alors que dans d’autres, les sons sont apportés par des agents ou des forces qui échappent à mon contrôle. Dans ces derniers cas, j’accepte cela comme une sorte de perte nécessaire et je vais de l’avant : par exemple, il m’arrive d’expérimenter sur des systèmes ou des situations évolutifs, en formation, qui m’échappent mais je décide de leur lâcher la bride, de les laisser évoluer, parce que cela en vaut la peine. Deathstar est un bon exemple de cela. Mais The Sheer Frost Orchestra aussi.

Dans une œuvre récente, The tongue of the word, vous vous intéressez à l’artiste américaine Marian Zazeela, dont le travail et le rôle au sein du premier minimalisme ont été grandement sous-évalués. Plusieurs de vos œuvres se confrontent au passé musical, le rejouant, le déjouant ; je pense par exemple à vos Six Inversions (after Arnold Schönberg), qui date de 2013. Comment décririez-vous votre rapport au passé ? Il s’agit autant de rejouer et donc d’hériter que rendre audible ce qui a été effacé.
J’aime ces formulations, « rejouer » et « rendre audible ». Je dirais que chaque fois que j’ai abordé une figure historique dans une œuvre – il y a aussi György Ligeti que je fais chanter à des adolescents équipés d’écouteurs dans Teenage Lontano – je l’ai fait pour une raison légèrement différente ou parce qu’il y avait une incitation de la part d’une institution. Mais à chaque fois, cela m’a permis de faire avancer ma propre réflexion d’une manière ou d’une autre, ce qui a eu des conséquences par la suite. Travailler sur Marian Zazeela – sur sa pratique du dessin qui n’a pas cessé pendant trente ans mais aussi sur ses textes, dont j’ai extrait le titre de l’œuvre (The tongue of the word) – m’a obligé à réfléchir à la constellation de pratiques et de mystifications des débuts du minimalisme, qui exerce une attraction culturelle difficile à expliquer, même si aucune de ces pratiques n’a jamais été aussi convaincante sur le plan personnel. C’est donc l’occasion de rejouer, oui, ce qui est déjà une sorte de recherche, et peut-être dirais-je, de découvrir les aspects ou les parties qui me chuchotent ou même me troublent et de les rendre un peu plus audibles.

Le 14 septembre dernier, l’ensemble Contrechamps a rejoué une œuvre qu’il avait créé en 2002, A lesser privacy, pour cinq instruments et haut-parleurs. Pourriez-vous en dire un mot ? Comment avez-vous travaillé avec les musiciens sur cette œuvre ?
Cette fois-ci, Contrechamps l’a joué avec une autre œuvre, My body (2019). My body est vraiment une œuvre très joyeuse, je pense. Je joue une série de mes propres dubplates et à chaque section de la pièce, les musiciens de l’ensemble les reprennent en usant de différentes stratégies qui viennent du turntablism, ou de mon approche personnelle du turntablism. Il y a donc beaucoup de contacts, de retours en arrière, de socialité. Une longue section pour deux pianistes (assis à un même piano) leur demande de chorégraphier chaque mouvement de manière à ce que leurs bras soient entrelacés différemment à chaque fois. L’œuvre contient une sorte d’érotisme implicite, sur lequel le titre fait un jeu de mots…
La combiner avec A lesser privacy sera une expérience nouvelle et intéressante. Les deux œuvres partagent une même palette de sons, donc de ce point de vue, il est naturel de les combiner. Mais j’ai écrit A lesser privacy l’année dernière, dans les mois qui ont suivi l’annulation par la Cour suprême des États-Unis du droit fédéral à l’autonomie en matière de procréation pour les femmes. Cela a été un choc, car j’ai vécu toute ma vie avec ce droit humain fondamental. J’ai enregistré ce choc dans l’œuvre, dans le flux des signaux et de la reproduction sonore : tout se déroule à l’intérieur d’une matrice désorientante et récursive de signaux et de retards, à l’aide de multiples micros et haut-parleurs tous dirigés vers l’intérieur de l’ensemble. Le travail joyeux de faire de la musique est rendu plus difficile, plus instable et plus contingent. L’ensemble est en comme dédoublé, confronté à son propre écho changeant. Une nouvelle variation sur le feedback


Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

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